Adolf Hitler et Theo Morell

« Mon Führer, si un médecin normal avait eu à vous soigner jusqu’à présent, alors vos activités auraient été interrompues pendant un laps de temps si long que le Reich aurait risqué de s’effondrer. J’ai dû donc vous appliquer de courts traitements qui comportaient des doses élevées de médicaments, atteignant ainsi les limites de ce qui était autorisé, ce qui m’a fait parfois suspecter par certains de mes collègues. Mais j’ai accepté cette responsabilité pour vous, pour l’Allemagne qui, dans cette époque tragique, se serait écroulée1. »

THEODOR MORELL

« Injections, comme d’habitude… »

Alors qu’Adolf Hitler répugne à tout contact physique et à toute exposition de son corps, c’est sans retenue qu’il tend son bras constellé d’abcès à son médecin personnel, le docteur Theodor Morell. La tête tournée sur le côté, les yeux vitreux, le poing mollement serré, le Führer sait que seule cette piqûre pourra le remettre sur pied et lui rendre la puissance à laquelle il aspire. Ses membres sont tuméfiés, sclérosés, presque inertes. Des croûtes recouvrent les points d’injection, jamais cicatrisés. L’homme qui tient la seringue en a l’habitude. Hitler est devenu en quelques années son seul patient et aucune de ses veines ne lui est étrangère. En un instant, il identifie celle qu’il pourra piquer et ajuste un garrot cinq à dix centimètres au-dessus. Il sort de son étui de cuir une seringue dont il tire le piston, insère l’aiguille dans une fiole sans étiquette contenant un opioïde, enfonce le piston dans le flacon renversé et le relève pour en extraire la substance. Le médecin tapote la petite pompe pour s’assurer qu’elle ne contient pas d’air et pique. Parfois, il doit modifier l’orientation de l’aiguille pour trouver l’angle approprié, celui qui lui permettra de l’introduire sans qu’elle se courbe ; la chair résiste, tant l’aiguille y a fait son œuvre. L’état veineux de son patient rend parfois une pause nécessaire. Alors il interrompt l’injection quelques secondes, avant de la reprendre, de vider la seringue et d’essuyer la goutte de sang qui surgit. Une opération qui se répète avec un second flacon de produits actifs, en sous-cutanée.

Quelques instants plus tôt, le visage pâle, les lèvres bleues et les yeux injectés de sang, son patient ruisselait de sueur, alors qu’il grelottait. Depuis un certain temps, son bras et sa jambe gauche tremblent de façon incontrôlable, une patte folle qu’il traîne derrière lui. Il a conscience qu’immédiatement son « magicien » va lui rendre sa force et pallier à son asthénie. Depuis près d’un an, Morell, fébrile, est parfois dans l’incapacité de s’en occuper et doit déléguer la tâche à un autre médecin. Les deux hommes sont dans un piètre état. Outre une maladie commune, sont-ils tous deux dépendants à certaines drogues ? Un maître et son complice dans l’entreprise destructrice du IIIe Reich ?

Lorsque les substances se mélangent au sang d’Hitler et agissent sur son système nerveux central, ses pupilles se rétractent ou se dilatent, selon qu’il s’agit d’opioïdes ou d’amphétamines. Dans le premier cas, elles deviennent si petites, en « tête d’épingle », que le bleu teinté de gris de ses yeux reprend de son éclat. Dans l’autre, ces mêmes pupilles, dilatées, rendent le bleu quasiment invisible. Ce regard, celui du Führer, que certains qualifient de si « particulier » en raison de sa fixité, devient alors encore plus intense et menaçant.

 

Même si certains produits agissent pendant douze heures, le répit est de courte durée. La déliquescence de son « Empire » est proportionnelle à son affection pour celui qui le soigne, Morell. Ce dernier est devenu un intime, un des rares avec lequel Hitler se sent en sécurité, lui qui est si méfiant. À l’exception de son apparition pour la proclamation de l’anniversaire du parti national-socialiste NSDAP (Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei), le 24 février de cette année 1944, le Führer ne se montre plus en public et vit retranché dans son quartier général de Prusse-Orientale, « La Tanière du Loup », ou en Bavière, dans son Berghof de montagne. Son médecin est toujours présent et, même dans les bunkers, l’espace médical jouxte les quartiers privés du Führer. Nous sommes à quelques jours de son cinquante-cinquième anniversaire, Morell est son ombre depuis sept ans, nul ne peut expliquer pourquoi. Il apparaît dans les nombreux films de la compagne d’Hitler, Eva Braun. Celui que l’on surnomme « le Raspoutine d’Hitler » ou « l’agent de Staline » parvient une nouvelle fois à remettre son Führer d’aplomb. Si Hitler aime les injections plus que tout autre traitement, c’est avant tout en raison de la rapidité de leur effet. Ce « malade » sera dépendant jusqu’à son suicide des amphétamines, des barbituriques-sédatifs, de la cocaïne, des dérivés de morphine et d’un certain nombre de potions de sorcière inconnues, en allemand les Hexenmittel.

La prise est quotidienne mais l’augmentation des doses ne sert plus à rien. L’homme est définitivement usé.

 

À côté de ce « traitement », et depuis la mort douteuse de sa nièce Geli Raubal, Adolf Hitler aime suivre un régime végétarien strict qui, pense-t-il, lui calme les nerfs. Ce qu’il veut, c’est que ces derniers soient « aussi froids que l’acier des usines Krupp2 ». Il ne consomme de l’alcool qu’à de rares occasions, ne fume plus et ne boit pas de café. Il est obsédé par les infections, et plus particulièrement par la syphilis. Son hygiène de vie est un faire-valoir pour son parti, qui aime vanter sa vie saine face à la menace des infections supposées propres aux juifs, dépendants des drogues telles que la cocaïne ou la morphine. Des produits stupéfiants désormais sur la sellette après avoir eu leur heure de gloire. Le temps est aux drogues de synthèse. La légende noire du XXe siècle estime que le médecin d’Hitler est un génie, même si le Führer déroge parfois à ses recommandations. Le « Patient A », tel que Morell le nomme dans son journal pour préserver son anonymat, ne se soucie guère de la toxicité de ce qui lui est injecté continuellement. Son médecin, pas davantage.

 

Parmi les tentatives d’explication de l’énigme Hitler, de nombreuses pistes médicales ont été avancées. Beaucoup sont sans fondement ou fantaisistes. Pour certains, sa folie expliquerait son caractère destructeur et sa haine des juifs, pour d’autres la guerre aurait rendu cet homme, a priori normal, monomaniaque et fou, ou encore : ses maladies et addictions expliqueraient la défaite de l’Allemagne et ses échecs en termes de stratégies militaires. Enfin, il n’aurait jamais été malade mais victime d’un empoisonnement progressif savamment orchestré par son médecin personnel. Car, avant d’avoir Morell à ses côtés, le Führer n’a jamais été souffrant. L’idée sous-jacente de ce mythe est de soustraire les membres de sa garde rapprochée à leurs propres responsabilités. Si Hitler lui-même était irresponsable, ils ne peuvent l’être davantage. On a longtemps estimé qu’Hitler était fou et ceux qui l’ont servi à demi fous, à l’exclusion du peuple. Plus généralement, le fait qu’Hitler ait été anormal sur le plan psychique et physique est un fantasme que beaucoup de ses adversaires se sont empressés de cultiver, mettant l’accent, selon les époques, sur telle ou telle maladie ou problème sexuel3. Une analyse fortement contestée : le seul fait qu’Hitler ait été obsédé par sa mission ne le rendait en rien irresponsable de ses actes et aucun élément n’indique le contraire. Hitler était en bonne santé et pleinement responsable4. Il faut attendre les années 1960 et la notion de « banalité du mal » développée par Hannah Arendt pour accepter la triste réalité et écarter l’explication de la maladie mentale. Des analyses médicales effectuées à la demande de Morell, dès 1940, en attestent. Les pathologies dont Hitler souffrait étaient essentiellement liées au stress et aux angoisses, d’où ses insomnies récurrentes et les veillées qu’il imposait à son entourage, durant lesquelles il faisait de longs et insoutenables monologues.

 

Hitler rencontre Morell pour la première fois à l’automne 1936, sur recommandation du photographe Heinrich Hoffmann, l’ami et l’homme de tous les « clichés » du Führer. Morell a soigné Hoffmann pour une blennorragie. À Noël, au Berghof, sur la montagne du Führer, Hitler confie à Morell ses préoccupations intestinales et lui montre ses jambes bandées, rongées par l’eczéma. Alors qu’il ne fait pas partie des grands professeurs de médecine affiliés au IIIe Reich, le docteur Theodor Morell gagne sa confiance. Dès janvier 1937, il devient officiellement son médecin personnel. Lui qui rêve d’ascension sociale est heureux de cette opportunité. Le Führer apprécie cet homme déférent, poli mais ferme. Il se méfie des spécialistes et aime la simplicité et la clarté de ses propos : une lutte des bactéries saines contre les bactéries malignes, lui explique Morell. « Personne encore, nous expliqua Hitler, ne m’avait dit ce que j’avais si clairement et si nettement. On voit où il va pour vous guérir, et c’est si logique que j’ai la plus grande confiance en lui. Je suivrai ses prescriptions à la lettre », rapporte Albert Speer, son architecte, dans son livre Au cœur du IIIe Reich5. Sans compter que ce médecin lui promet de le guérir en moins d’un an. Morell estime qu’Hitler est atteint d’un surmenage nerveux qui entraîne une régression de sa flore intestinale. Après avoir fait analyser ses matières fécales, il le soigne au « Mutaflore », des capsules de bactéries cultivées à partir de souches de première qualité prélevées chez un paysan bulgare6. Pour accélérer la guérison, Morell lui administre également des vitamines et des substances diverses qui, dans un premier temps, ont un résultat probant. Hitler reprend du poids, il peut à nouveau manger normalement sans avoir de crampes d’estomac et son eczéma a disparu. Satisfait, le Führer récompense Morell, comme promis, par une somme qui lui permettra de s’acheter une maison.

Dès la fin 1937, Hitler est de nouveau affaibli, son hypocondrie reprend de plus belle, mais sa relation au docteur Morell, loin d’en pâtir, se renforce. Il est obsédé par son estomac et son pouls, que son médecin prend régulièrement. La peur des maladies est très répandue chez les puissants. La mort précoce de ses parents, dont celle de sa mère décédée d’un cancer, le ronge. En 1935, Hitler croit être atteint de cette maladie lorsqu’il souffre d’un polype de la corde vocale inférieure, dont il est opéré par le professeur Carl Otto von Eicken7. Hitler est persuadé que sa vie sera courte et qu’il a pour mission de restaurer la gloire de l’Allemagne.

 

C’est le docteur Theodor Morell qui doit l’aider dans cette tâche. Il est né le 22 juillet 1886 dans une famille de protestants d’origine française, partis de Die, près de Grenoble, pour s’établir en Allemagne lors des guerres de Religion à la fin du XVIIe siècle. De santé fragile, Morell souffre dès son plus jeune âge de crampes d’estomac chroniques et d’angines de poitrine. Après l’École normale de Friedberg, Morell s’installe comme instituteur, mais il abandonne rapidement cet emploi pour s’inscrire en médecine. À l’université de Giessen, au nord de Francfort-sur-le-Main, il choisit le surnom de « Mephisto », le diable sur terre. Sa thèse en obstétrique et gynécologie obtient une mention très bien. En France, il suit les lectures du prix Nobel de médecine, Ilya Metchnikoff, à l’Institut Pasteur, et devient l’assistant du professeur Paul Bar, fondateur de la clinique d’obstétrique Tarnier, située à Paris, rue d’Assas. À son retour à Munich, il est diplômé le 13 août 1913.

Mais il a des envies de voyage et s’engage comme médecin de bord pour des compagnies maritimes, avant de s’installer en 1914 comme médecin à Dietzenbach. Lors de la Première Guerre mondiale, il s’enrôle comme médecin de bataillon sur le front de l’ouest, et reçoit la Croix de Fer de deuxième classe. À son retour, il rencontre celle qui deviendra sa femme, Johanna Möller, « Hanni », issue d’une riche famille, et l’année suivante il s’installe à Berlin sur décision de son épouse, qui a pour lui de grandes ambitions.

 

Celui que l’on surnomme « le médecin des injections » n’a rien d’un aryen, il est obèse, pèse cent dix kilogrammes pour un mètre soixante-dix, sa santé est mauvaise et sa vue est défaillante. Selon certains, il aurait même des origines juives ! Ces bruits courent car il a le teint mat et continue de soigner une clientèle « non aryenne », ce qui lui vaut critiques et soupçons de la part de l’Association des médecins allemands nationaux-socialistes. En 1933, l’inscription « Juif » sur la plaque de son premier cabinet médical de Berlin, dans la Bayreuther Strasse, convainc cet opportuniste apolitique d’adhérer au parti afin de poursuivre son activité et de développer sa clientèle. En 1935, il déménage dans le quartier chic de Kurfürstendamm. Les murs sont recouverts de photographies dédicacées d’acteurs de cinéma et de personnalités importantes. Morell a la réputation d’effectuer des traitements miraculeux et ses activités sont florissantes. Il est équipé des derniers équipements médicaux qui lui permettent de réaliser diverses analyses sanguines ou d’utiliser des rayons X, de la haute fréquence, ainsi que de la diathermie pour diminuer la douleur ou activer la circulation. Il a une clientèle huppée et on lui aurait proposé dès 1923 de partir pour la cour du chah d’Iran, puis, trois ans plus tard, pour celle de Roumanie. À chaque fois, il aurait refusé, préférant rester en Allemagne. Le docteur rêve d’une carrière foudroyante couronnée d’un succès commercial lié à la vente de diverses substances qu’il souhaite expérimenter, que ce soit celles dénommées « Vitamultin », dont le Führer eut la primeur, ou celles à base d’hormones. Pour ses bons et loyaux services au Führer et à son entourage, Morell est payé 5 000 reichsmarks par mois, un revenu inférieur à celui perçu lorsqu’il était à son compte. Mais grâce à Hitler, il peut acquérir ou spolier des sociétés pharmaceutiques. La première, Hamma Gmbh, dispose de laboratoires à Hambourg et Olomouc, au nord de la Moravie sous protectorat allemand. Elle est spécialisée dans les thérapies hormonales à base d’organes sexuels de jeunes taureaux. Dans les territoires de l’est, grâce à certaines fondations telles que Rockefeller, il existe une industrie de pointe et la main-d’œuvre est à bas coût. Par la suite, cette entreprise fabriquera les fameuses « Vitamultin », sous licence Nordmark, puis, à compter de fin 1943, en nom propre. Dans le laboratoire Heikorn, situé également en Moravie et confisqué en 1943 à une famille juive, Morell fait fabriquer de la poudre antipoux et, à Budapest en Hongrie, il est actionnaire de Chinoin, qui fabrique des sulfamides (précurseurs de la pénicilline), dont l’Ultraseptyl. Enfin, il détient à hauteur de 25 % des actions dans la société Ankermann & Cie. Sa dépendance économique n’a d’égale que la dépendance thérapeutique de son patient.

 

Pour Albert Speer, l’architecte d’Hitler, Morell n’est pas vraiment un charlatan, plutôt un fanatique, possédé par l’amour de sa profession et la passion de l’argent8. Un médecin qui ne fait pas l’unanimité dans l’entourage du Führer, à la fois en raison de son physique peu avenant, de ses manières rustres et de son influence réelle ou supposée. « Sous couvert d’être le médecin personnel d’Hitler, il n’était qu’un profiteur de guerre9 », souligne l’aide de camp du général Heinz Guderian. Chacun y va de son propre diagnostic et critique les prescriptions de Morell, même si aucun ne sait véritablement ce qu’il dispense au Führer. « Ni moi, ni les autres médecins ne savions ce que contenaient ses piqûres. » « Je reste stupéfait de l’influence qu’il exerçait sur Hitler dans le domaine médical10 », indique un des médecins d’Hitler.

Morell est méprisé et l’historien Hugh Trevor-Roper le décrit de la manière suivante : « Un vieil homme aplati aux manières serviles et aux propos décousus avec les habitudes d’hygiène d’un porc. Il était impossible de concevoir comment un homme totalement dépourvu de respect pour lui-même pouvait être choisi comme médecin personnel, même par une personne qui aurait eu un choix limité11. »

« Des poils recouvraient ses oreilles et ses poignets. Sur ses gros doigts, il portait des bagues exotiques qu’il avait acquises durant ses voyages à l’étranger. Il y avait également pris certaines habitudes alimentaires, comme le fait de ne pas peler une orange mais de la croquer à pleines dents jusqu’à ce que le jus en sorte. Il était aussi vaniteux. Si un photographe prenait son appareil, Morell se plaçait immédiatement à côté d’Hitler12 », dit de lui la secrétaire personnelle d’Hitler, Christa Schroeder. Celui qui dans l’entourage du Führer est son rival et ennemi juré, le chirurgien Karl Brandt, au service du Führer depuis 1934, le décrit ainsi : « Morell est originaire de je ne sais quelle localité des environs de Darmstadt ; il a quelque cinquante-six ans, est très gras, chauve, a le visage rond et joufflu, le teint très foncé et des yeux marron, est myope et porte des lunettes ; ses mains et son torse sont très velus ; il mesure environ un mètre soixante-dix. » Eva Braun, la compagne du Führer, dit de lui qu’il était si sale qu’il lui donnait envie de vomir13. Enfin, son odeur corporelle est repoussante. « Je n’emploie pas Morell pour son parfum mais pour surveiller ma santé14 », répondait Hitler lorsqu’on évoquait cet aspect devant lui. Avec le temps il devient si dépendant de cet homme, qu’il est impossible que Morell s’absente, même quelques jours.

 

La liste des maladies que l’on prête au Führer est impressionnante. Une recherche sur Internet laisse apparaître près de centaines de milliers d’occurrences sur ce sujet. Bien souvent, ces maladies ne sont que chimères. Parmi les pathologies mentales, on compte : la dépression, l’hystérie, le masochisme, la paranoïa, le sadisme, la schizophrénie, ou des troubles mentaux héréditaires. Hitler est également qualifié d’homosexuel, de pédophile, de sodomite, ou décrit comme ayant des penchants incestueux. De nombreuses spéculations ont pour base un rapport douteux établi en 1943 par Walter C. Langer pour l’OSS (Office of Strategic Service), le service de renseignements américain, qui affirme qu’il est un être sexuellement dérangé. Selon certains, ses troubles sexuels s’expliqueraient par des anomalies physiques. À la fin des années 1960, on fait grand cas de l’absence de son testicule gauche, sur la base de théories développées à partir du livre de l’historien soviétique Lev Bezymenski, alléguant que les autorités soviétiques ont un temps disposé du cadavre d’Hitler et constaté cette absence15.

Or, son médecin personnel et les rares personnes qui eurent l’occasion de voir ses parties génitales n’en ont jamais fait état, tous le considérant comme parfaitement normal. « Hitler était très peu enclin à laisser les gens voir son corps. Même moi, je ne l’ai jamais vu complètement dévêtu et j’ai donc dû l’ausculter en l’état. Son précédent chauffeur, Emil Maurice, pourrait probablement vous donner des informations à l’égard de la déformation de ses organes sexuels », précise en 1951 l’un de ses médecins, le docteur Hans-Karl von Hasselbach. Il précise ne pas avoir relevé qu’il était homosexuel et avoir constaté qu’il avait une sexualité avec les femmes tout à fait naturelle16. Mais « l’histoire de la couille unique » aura la vie longue17. Elle resurgit en 2015 lorsqu’un chercheur allemand de l’université d’Erlangen-Nuremberg, Peter Fleischmann, dit avoir découvert un rapport médical daté de novembre 1923, rédigé par le médecin de la prison de Landsberg où Hitler était emprisonné après la tentative de putsch à Munich. Ce document démontrerait l’absence d’un testicule, lui attribuant pour origine une anomalie plutôt qu’une blessure de guerre. Enfin, certains auraient même affirmé qu’il aurait été hypnotisé avant de devenir lui-même hypnotiseur.

 

Dans les années 1970, on tente, en vain, d’expliquer la personnalité du Führer grâce à la psychanalyse. Hitler aurait eu une double personnalité : une partie féminine et soumise, une autre autoritaire. Pour d’autres, il était impuissant avec un penchant homosexuel. Enfin, certains tentent même d’expliquer sa personnalité par son « grand-père juif » ou par le fait qu’il aurait été un enfant battu. Le célèbre auteur américain Norman Mailer lui-même, dans Un Château en forêt18, dont il pensait qu’elle serait son œuvre majeure, prend pour narrateur de l’enfance du dictateur un émissaire méphistophélique.

 

Le Führer aurait été atteint de nombreuses pathologies physiques, dont la syphilis (contractée auprès d’une jeune juive à Vienne…). Seules certaines sont avérées ou probables : la jaunisse, les nausées, les maux de tête, les insomnies, les douleurs gastro-intestinales, l’eczéma, l’hypertension, la sclérose coronaire, les angines de poitrine et la maladie de Parkinson. Sur cette dernière, les avis divergent. Certains historiens de renom, tel Ian Kershaw, ont estimé que rien ne permettait de l’établir avec certitude19. La maladie a été suspectée en raison de tremblements qui ne connurent pour seul répit que la période succédant à l’attentat manqué du 20 juillet 1944, orchestré par des conjurés militaires dont Claus von Stauffenberg dans une des salles de la Tanière du Loup, le quartier général du Führer près de Rastenburg en Prusse-Orientale. D’autres experts jugent en revanche vraisemblable qu’Hitler ait effectivement été atteint de Parkinson20. Seule certitude, Morell lui administrait un médicament prescrit pour traiter cette affection, l’Hombourg 680.

 

Durant ses années de traitement par Morell, le Führer eut droit à des injections régulières, voire quotidiennes, de multiples produits chimiques. Il prit entre quatre vingts et quatre-vingt-dix substances différentes par ingestion ou injection, dont des analgésiques, antibactériens, antitussifs, fortifiants, hormones, sédatifs, spasmodiques, stéroïdes, stimulants, ainsi que des médicaments pour lutter contre les maladies cardio-vasculaires, les troubles de la digestion ou la maladie de Parkinson.

Il absorbe notamment du Cardiazol (stimulant utilisé en cas d’insuffisance cardio-vasculaire), de la cocaïne (en solution nasale de 10 % pour traiter les sinus ou en solution ophtalmique contre les inflammations des yeux), de la Coramine (stimulant prescrit pour les œdèmes et les problèmes circulatoires et respiratoires), mais également de l’Eukodal (substitut morphinique utilisé comme antidouleur et dont les effets sont deux fois plus forts que ceux de la morphine, aujourd’hui dénommé Oxycodone), ou encore de l’Eupaverine (un opiacé alcaloïde antispasmodique).

À l’instar de John Fitzgerald Kennedy quelques années plus tard, Hitler prend sur les conseils de Morell, pour renforcer sa libido et lutter contre la fatigue et la dépression, des hormones mâles et des stéroïdes, tels l’Orchikrin (extrait de testostérone d’origine bovine), la Testoviron (stéroïde anabolisant), le Gyconorm (stéroïde à base de glande de bovin et de pancréas de porc), ou le Prostakrinium (hormones à base d’extraits de prostate et de vésicule). Contre les bactéries et microbes, Morell lui recommande de l’Omnadine, un mélange de protéines, ou, contre les infections liées au froid, des sulfamides : l’Ultraseptyl. Enfin, pour lutter contre ses insomnies et accès de colère, il lui prescrit des barbituriques à effet sédatif, tels que le Brom-Nervacit (aujourd’hui à usage vétérinaire), le Luminal (contre les insomnies sévères) ou le Tempidorm (utilisé comme traitement contre la dépression et les troubles bipolaires). La flatulence du Führer est traitée par les pilules antigaz du Dr Köster composées de belladone et de strychnine (mort aux rats), un alcaloïde toxique alors utilisé pour ses propriétés stimulantes. D’après son valet, Hitler en prenait jusqu’à 16 comprimés par jour, dont certains estiment qu’ils contenaient une dose proche de la dose maximum. Le Führer aurait-il été empoisonné progressivement par cette molécule ? Là encore les avis divergent.

 

Il y a surtout les fameuses « Vitamultin – Calcium ou Fortes », en comprimés ou en injections concoctées par Morell, dont on ne connaît pas avec certitude les ingrédients et dont on estime que les « Fortes » contiennent de la Pervitine, méthamphétamine psychostimulante hautement addictive.

La mention de ce médicament apparaît pour la première fois dans le journal de Morell, à la date du 14 mars 1944 : « Patient A. Première prise de Vitamultin Forte. Réaction modérée… Il est éreinté… Le Führer est très satisfait21. »

Le Dr Ernst-Günther Schenck, un SS Standartenführer présent lors des derniers instants d’Hitler dans son bunker, fait examiner ces pilules « Fortes » et assure qu’elles contiennent des méthamphétamines. Les commandes de cette drogue sont effectuées discrètement et sans prescription auprès de la pharmacie Engel-Apotheke de Berlin, qui doit en permanence conserver un stock adapté aux besoins. Les pilules destinées au Führer sont emballées dans un papier doré portant la mention « SF » Sonderanfertigung, ou « SRK » Sonderanfertigung Reichskanzlei, lorsqu’elles sont destinées à la chancellerie.

Pour plus de discrétion, elles sont délivrées par coursier au quartier général du Führer, en Prusse-Orientale, ou à la chancellerie du Reich, à Berlin. À partir de 1944, les Vitamultin Fortes partent directement du laboratoire d’Hamma Gmbh. Le Dr Kurt Mülli, chef chimiste de ce laboratoire, proche de Morell, effectue lui-même ces préparations avec la permission des autorités locales. Le Führer prend également, à compter de 1944, de l’Eukodal (opioïde synthétique) mixé à de la cocaïne, un mélange connu aujourd’hui sous l’appellation de Speedball et particulièrement détonnant. L’opioïde ralentit le rythme cardiaque et la cocaïne l’augmente, au risque de rendre ce cocktail fatal.

 

L’armée, l’entourage du Führer, et même parfois la population civile sont friands des drogues de synthèse, dont à l’époque on ne connaît pas les effets secondaires. La Pervitine, très prisée, est considérée comme la drogue du peuple. Qualifiée aujourd’hui de Cristal-Meth, cette méthamphétamine a été découverte par un chimiste du laboratoire allemand Temmler de Berlin et mise sur le marché à la fin des années 1930. Elle accroît la vigilance, la résistance à la fatigue et donne un sentiment d’invincibilité. En matière de drogues, les laboratoires allemands ont toujours été prolifiques : la morphine a été développée par le laboratoire Merck et l’héroïne par Bayer à Darmstadt, à la fin du XIXe siècle. Son nom vient de « heroisch » en allemand, car le laboratoire pensait alors qu’elle soignait l’addiction à la morphine, sans accoutumance. Bayer est fier d’annoncer : « Heroin ist ein schönes Geschäft », l’héroïne est un beau business.

L’heure n’est plus à ces drogues désormais considérées comme nocives mais aux substances de synthèse, telles la Pervitine, l’Eukodal, ou aux barbituriques. Dans l’armée, la première, dite « pilule magique », est largement distribuée dans l’infanterie, dans la marine et aux pilotes d’avion ou conducteurs de chars. Dans la Wehrmacht, outre l’alcool à outrance, cette drogue permet aux soldats de rester éveillés durant les marches et de réduire leur anxiété sur le front. Une fois son efficacité démontrée après l’invasion éclair de la Pologne, la Wehrmacht décide de commander plus de 35 millions de pilules pour envahir la France en 194022. Elles sont parfois distribuées sous forme de chocolat noir, connue sous des appellations aussi différentes que Panzerschokolade pour les équipes de chars d’assaut, ou Fliegerschokolade pour l’armée de l’air.

Le prix Nobel de littérature 1972, Heinrich Böll, stationné en 1939 en Pologne, puis envoyé sur le front russe, offre un témoignage fiable de cette addiction dans ses lettres où il supplie sa famille de lui en faire parvenir : « C’est dur ici et j’espère que vous comprendrez si je ne peux vous écrire qu’une fois tous les deux ou quatre jours dans un premier temps. Aujourd’hui je vous écris surtout pour vous demander de la Pervitine […]. Je vous embrasse, Hein. » Cette drogue est si populaire que beaucoup de soldats s’en procurent à titre personnel. Un chocolatier berlinois fabrique même des pralines à la Pervitine, les Hildebrandt-Pralinen, qu’il recommande aux femmes au foyer déprimées. Posologie : 3 à 9 par jour avec pour slogan, comme dans la chanson des Rolling Stones, Mother’s little helper : « Un petit coup de pouce pour maman23 ». La distribution est sans contrôle jusqu’à 1940, lorsque le ministre de la Santé du Reich, Leonardo Conti, prend conscience des effets secondaires du produit et tente de soumettre la population civile à une obligation de prescription, sans succès. Cette drogue est aujourd’hui illégale et réglementée depuis 1971 par la convention sur les psychotropes.

À la suite de blessures par balle, Hermann Göring est lui-même dépendant de la morphine depuis les années 1920. Son sevrage n’interviendra que lors de son incarcération, en 1945. Dans sa valise auraient été trouvées 24 000 pilules d’opioïdes, principalement de l’Eukodal24. Les somnifères sont également un vrai fléau social au point que le même Conti, en avril 1940, estime que « la consommation est devenue aujourd’hui tellement importante qu’il va nous falloir réagir25 ».

 

À partir du mois d’août 1941, Adolf Hitler sollicite quotidiennement le docteur Morell, qui se doit d’être à l’entière disposition de son « Patient A ». Le docteur tient, selon les années, un agenda qu’il noircit quatre jours par page, d’une écriture brouillonne et illisible. Il y décrit sommairement ses visites, précisant le pouls et la condition physique et psychologique du Führer, ainsi que le traitement administré. Mais les données sont lacunaires. Parfois, il mentionne « injection habituelle » ou « x », ce qui rend complexe l’analyse au quotidien des substances prescrites. Certains jours, il note simplement : « pas de traitement ».

Hitler est un patient difficile qui refuse quelquefois de se soumettre à certains examens médicaux, tels des scanners, ou aux recommandations d’hygiène de vie élémentaires. Morell lui enjoint de faire des marches quotidiennes et de se reposer davantage mais ses conseils ne sont pas suivis. Nombreuses sont les nuits où il ne dort qu’entre deux et cinq heures, parfois moins, et il ne fait plus que quelques pas pour promener sa chienne « Blondie ».

 

La dégradation physique du Führer coïncide avec le déclin du IIIe Reich. L’année 1941 marque un tournant décisif dans la guerre. Le conflit devient mondial et le génocide des juifs s’amplifie. L’Angleterre de Churchill a décidé de poursuivre le combat, les États-Unis sont entrés en guerre et l’invasion de l’Union soviétique, initiée par l’opération Barbarossa, déclenchée le 22 juin 1941, va rapidement tourner au fiasco pour le Reich. L’Allemagne est désormais engagée sur deux fronts et les nerfs d’Hitler sont à rude épreuve. Depuis le 24 juin, pour être au plus près des opérations, il a rejoint la « Tanière du Loup », un lieu insalubre, humide, froid, dont l’air est vicié et l’eau polluée. Il y restera plus de quatre mois. Morell s’y rend également et relate dans son journal que pour la première fois son patient est alité. Il est atteint d’une forte dysenterie avec des crampes d’estomac, de la fièvre, ainsi que des tremblements et des bourdonnements d’oreilles. Sa tension passe à 170 mm alors que, normalement, elle est en moyenne à 143 mm, et son pouls de 72 pulsations par minute à 9226. Il dort de moins en moins. Il est parfois si sensible qu’il repousse son injection habituelle. « Je ne l’ai jamais vu si hostile à mon égard », précise son médecin le 8 août 1941. Morell peut désormais étudier son patient au quotidien et il estime que les maladies d’Hitler sont psychiques, mais il se contente de lui parler « d’inflammation des nerfs », ou de névrite27. À la fin du mois, sa santé s’améliore mais son médecin le conjure de quitter cet endroit malsain. À l’hiver, alors que la Wehrmacht se trouve dans les faubourgs de Moscou, l’armée Rouge lance une première contre-offensive victorieuse. Après s’être fourvoyé sur les intentions de l’Allemagne, Staline reprend la main. À la fin de l’année, de nombreux hauts gradés du Reich décèdent ou sont relevés de leurs fonctions pour problèmes de santé.

Au cours de l’année 1942, la dégradation se poursuit : « Combien ces trois mois ont miné mes forces nerveuses… parce que tout a échoué, je suis devenu un menteur sans avoir à mentir », indique Hitler en février. Il ajoute : « Tous perdent le contrôle de leurs nerfs et pour terminer je reste le seul qui tienne encore debout28. » À l’automne, il se rend à son quartier général de l’est près de Vinnystsia, en Ukraine, un lieu appelé Werewolf, « Loup-garou ». La chaleur est telle (plus de 40 °C) qu’il attrape une forte grippe. Certains dans son entourage notent un changement notable de sa personnalité que l’on attribue parfois au traitement du docteur Morell.

À la fin de cette année, le 17 décembre, le médecin note dans son carnet : « Le Führer ne vit que pour l’Allemagne… Il sait qu’il n’existe aucune herbe contre la mort. Il souhaite que, si son état de santé devient dangereux, je l’en informe immédiatement… Le Führer a dit avoir totalement confiance en moi et que je devrais toujours le soigner seul, ce qui me convient29. »

 

Morell profite de ce stationnement à l’est pour s’approvisionner dans les équarrissoirs de la ville en abats pour ses stéroïdes, ses stimulants divers et ses potions30. Mais le tournant de la guerre freine ses ambitions. Alors qu’en 1943 Hitler ne peut ignorer que la guerre est perdue, il plonge dans la dépendance. Le nombre d’injections effectuées par Morell inquiète l’entourage du Führer, et notamment Joachim von Ribbentrop, ministre des Affaires étrangères du Reich, qui s’en ouvre à lui. Il lui demande si les injections et les médicaments, autres que le glucose et l’iode, ne sont pas trop nombreux. « Je ne lui donne que ce dont il a besoin31 », répond laconiquement le médecin. Albert Speer se montre dubitatif à son égard mais pour éviter de contrer Hitler qu’il sait sous sa coupe, il ne dit rien et n’en parle pas à son entourage. Il se garde toutefois de suivre le traitement que lui propose le docteur32. Si certains veulent encore croire à la victoire, l’issue est désormais compromise pour l’Allemagne. Le 2 février 1943, après une perte de près de 400 000 hommes, la Wehrmacht capitule à Stalingrad et l’effondrement à l’ouest est certain.

 

Morell sait qu’il fait l’objet de nombreuses attaques sur ses méthodes thérapeutiques, notamment sur la prescription de ses pilules antigaz. Prudent, il demande au Führer de lui rédiger une lettre le dédouanant à ce sujet. En réalité, il n’a fait que poursuivre la prescription que Dr Ernst-Robert Grawitz a établie pour le Führer en 1935.

On inflige à Morell des vexations permanentes, dont il souffre. Lui qui se sent inutile lorsque le poste de commandement militaire est en ébullition, est gêné par sa qualité de civil et se fait faire un uniforme pour les sorties officielles qui ressemble à ceux des officiers de la Wehrmacht ou des Waffen SS : veste en gabardine de laine vert-de-gris, chemise blanche, pantalon avec galon. Il se fait confectionner deux caducées en or qu’il porte de chaque côté du col de sa vareuse. Obsédé par les médailles, il en arbore jusqu’à 28, dont la croix de grand officier de l’ordre royal d’Alexandre de Bulgarie, remise en 1944. Il est la risée de tous.

Les chirurgiens d’Hitler, Karl Brandt et Hans-Karl von Hasselbach, sont des officiers qui appartiennent à l’unité spéciale de la SS. Morell n’a pas la carrière ni l’élégance du premier qui, depuis 1934, a connu une ascension foudroyante, jusqu’à son apogée au poste de Reichskommissar à la Santé, le 25 août 1944. Il n’a pas davantage la formation académique de von Hasselbach, attaché à Brandt, qui deviendra professeur en médecine. Comme dans l’entourage du Führer en général, les rivalités internes n’épargnent pas ses médecins. Chacun a sa propre idée des maladies et des traitements à prescrire. Tous rêvent de la place de Morell, l’intime et le docteur personnel de l’homme qui règne alors sur l’Europe. « C’était si typique de Brandt et de sa bande ! De von Hasselbach aussi, ils étaient tous minces, jeunes et élégants, dans leur resplendissant uniforme noir de la SS. Et puis, il y avait mon mari avec sa tenue grise. C’était la seule chose qu’il avait, il n’avait même pas de rang au parti », indique, dépitée, la veuve de Morell lors d’une interview en 1967.

 

Aux côtés de Morell, plusieurs spécialistes soignent le Führer. Contre les problèmes de sinus dont il souffre après l’attentat de juillet 1944, le docteur Erwin Giesing, l’oto-rhino-laryngologiste chargé de traiter sa gorge et son nez, utilise une solution nasale à base de cocaïne. « Hitler m’indiqua qu’après le traitement à la cocaïne il s’était senti beaucoup plus léger, et pouvait penser de façon beaucoup plus claire », note-t-il. Un autre jour, le Führer se serait évanoui tellement la dose était forte. Après la guerre, Giesing fait état de la dépendance d’Hitler à cette drogue et l’atteste par la fréquence de leurs rendez-vous33. Une thèse contredite par le journal de Morell et par le fait qu’après le départ de ce médecin, Hitler n’en ait plus réclamé.

Le Führer est également soigné par le docteur Carl Otto von Eicken, un spécialiste des cordes vocales qui l’a opéré pour un polype en 1935, et qui l’ausculte pour un enrouement en 1944. Il l’opère de nouveau pour un polype bénin, cette même année.

Morell fait aussi appel au professeur Arthur Weber, expert en maladies cardio-vasculaires, sans préciser l’identité du patient pour lequel il le consulte, lui indiquant qu’il s’agit d’un diplomate très occupé. Celui-ci diagnostique en 1941 une sclérose cardio-vasculaire dont il confirme l’aggravation en 1943 et 1944.

Le Führer est également suivi par l’ophtalmologiste Walter Löblein. Victime du gaz moutarde lors de la Première Guerre mondiale, Hitler a des troubles de la vision, dont une « opacité vitreuse » qui ne cesse d’augmenter au fil des années, outre une vision diminuée à l’œil droit. Enfin, Hitler consulte Alfred Nissle, le professeur de Freiburg à l’origine du « Mutaflor ».

 

Durant ses années passées dans l’entourage d’Hitler, Morell aura l’occasion de soigner de nombreux proches du Führer, le Reichsmarschall Hermann Göring, le ministre de la Propagande Joseph Goebbels, le ministre des Affaires étrangères Joachim von Ribbentrop ou encore Albert Speer. Il s’occupe aussi d’hommes d’État, de diplomates étrangers, ou de personnalités de la haute société allemande, car Hitler le recommande volontiers. Et nul ne lui résiste, même si, à l’instar de Speer, certains se méfient parfois du traitement. Lorsque le président de la République de Tchécoslovaquie Emil Hácha, fraîchement élu après les accords de Munich de 1938 et l’exil du président Edouard Beneš, fait un malaise le 14 mars 1939, c’est Morell qui intervient. Lors de sa visite à la chancellerie du Reich, alors qu’Hitler lui demande de signer l’annexion de son pays et qu’à défaut Göring le menace de lâcher des bombes sur Prague, il défaillit. Grâce aux injections du docteur, il est immédiatement remis sur pied et signe, comme un seul homme. Benito Mussolini, le « Patient D », celui qu’Hitler considère comme « l’homme aux nerfs d’acier », aura également droit aux traitements de Morell, à partir de juillet 1943.

 

Cette même année, l’état de santé d’Hitler et la situation de l’Allemagne s’aggravent. Göring note dans son journal que depuis le début de la guerre le Führer semble avoir vieilli de quinze ans34. « La grande attaque sur le front de l’Asie a commencé, la tension est telle qu’il n’a dormi que deux heures35 », rapporte Morell dans son journal le 6 juillet 1943. Les défaites de Stalingrad et d’Afrique du Nord accélèrent ce déclin.

Le 18 juillet, soit la veille de sa rencontre avec Mussolini, Morell précise dans une « entrée spéciale » dans son journal : « Le Führer m’a fait chercher à 10 h 30 et m’a indiqué qu’il avait des douleurs d’estomac très violentes depuis trois heures du matin et n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Son abdomen est aussi tendu qu’un tableau, rempli de gaz avec des sensations de douleur partout. Il est très pâle et nerveux : il doit participer à une conférence majeure avec le Duce demain en Italie. Diagnostic : constipation spasmodique causée par une surcharge de travail au cours des derniers jours : trois jours presque sans sommeil, des conférences à la chaîne et du travail jusque tard dans la nuit. La nuit dernière, il a mangé du fromage blanc et du pain avec des épinards et des petits pois. Comme il a des conférences importantes et doit prendre des décisions avant son départ à 15 h 30, il ne faut lui donner aucune drogue, seulement une injection en intraveineuse d’Eupaverine, un massage délicat de l’estomac, deux pilules d’Euflat (angélique, papaverine, aloe, extraits biliaires et pancréatiques, café, charbon) et trois cuillerées d’huile d’olive. La nuit dernière il a pris cinq pilules de Leo (laxatifs). Avant de partir pour le terrain d’aviation, je lui ai fait une injection intramusculaire d’une ampoule d’Eukodal. Il avait l’air très mal et plutôt faible. »

Le 19 juillet 1943, Mussolini assiste médusé à la réunion au cours de laquelle le Führer, dans un état d’euphorie intense, le persuade de ne pas abandonner son alliance avec l’Allemagne. Un état attribué à la Pervitine alliée aux Vitamultin Fortes et administrée au Führer juste avant. Morell précise : « Il se sent de nouveau en pleine forme36. »

Mais le médecin fait anonymement effectuer de nouveaux électrocardiogrammes par le professeur Weber qui constate une aggravation de la sclérose coronaire, qu’il a diagnostiquée en 1941, et recommande au patient siestes, jus de fruits et ralentissement du rythme de travail. Durant cette année et les deux suivantes, les injections d’Eukodal et d’Eupaverine s’intensifient. Morell lui fait également des injections d’hormones de taureau afin de pallier à son état dépressif et de le stimuler.

 

Mais rien ne permettra d’endiguer la défaite du Reich. Après le débarquement en Normandie en juin 1944, la tentative d’assassinat du Führer en juillet aggrave son état de santé. Même s’il n’est que légèrement blessé, il a le tympan gauche déchiré, sa peau est jaune et sa voix rauque.

Le docteur Morell indique à cette date, sous le libellé « attentat à la bombe contre le Führer », qu’Hitler, lors de son traditionnel thé du soir, évoque ses moments de gloire et que le lendemain il lui offre, pour ses 58 ans, le 22 juillet, une montre en or. Le 29 de ce mois, il attribue au choc nerveux le fait que les tremblements de sa jambe et de ses mains aient un temps cessé37.

À l’automne 1944, la situation de l’Allemagne tient davantage de la folie de la position qu’elle a adoptée à l’égard du monde que de la prétendue démence d’un homme38. L’offensive des Ardennes, le 16 décembre, confirme l’aveuglement d’Hitler. Il veut à tout prix une victoire. Morell note dans son journal que le Führer est en pleine forme, même s’il n’a pu dormir. Il lui injecte du glucose en intraveineuse, des Vitamultin Fortes et de l’extrait de foie. Mais dès le mois de janvier 1945, alors que la situation de l’armée allemande est désastreuse et ses espoirs anéantis, son état psychique se détériore, son humeur est détestable et ses tremblements incontrôlables. Les injections de Morell, y compris d’hormones et de stéroïdes pour traiter son épisode dépressif, n’y feront rien.

 

La guerre entre les docteurs s’intensifie. Brandt, von Hasselbach et Giesing tentent de se débarrasser une nouvelle fois du médecin personnel d’Hitler en l’accusant d’empoisonner « le chef de l’État, soit délibérément, soit par insouciance ». « Morell avait réussi à transformer cet homme solide et en bonne santé en un malade totalement dépendant des piqûres et des comprimés qu’il ne cessait de lui administrer. Profitant du tempérament névrotique du Führer, il proférait des théories absolument grotesques : l’énorme travail que fournissait Hitler entraînait, à l’en croire, une dépense d’énergie comparable à celle de gens vivant sous les tropiques, énergie qui devait immédiatement être remplacée par toutes sortes d’injections, notamment d’iode, de vitamines, de calcium, d’extraits de cœur et de foie, ainsi que d’hormones39 », écrit Giesing dans une note datée de novembre 1945. Il dit avoir testé lui-même l’Ultraseptyl, régulièrement prescrit par Morell à Hitler, et avoir eu des crampes d’estomac épouvantables.

Ces médecins font surtout référence aux pilules du Dr Köster et estiment que la jaunisse, les tremblements ou les troubles gastro-intestinaux d’Hitler ne peuvent être attribués qu’à la strychnine contenue dans ces pilules. Giesing en a subtilisé quelques-unes sur le plateau de son petit déjeuner et les a faites analyser : pour lui, aucun doute.

En réalité, la teneur en strychnine est trop faible pour conclure à un empoisonnement. L’intensification de la « querelle des docteurs » conduit au renvoi sine die, début octobre, de Brandt, Giesing et von Hasselbach. La dépendance du Führer à son dealer expliquerait ce choix. Hitler ne peut supporter que l’on attaque ouvertement son homme de confiance, Morell. « Je ne peux plus faire confiance à personne. Cela me rend malade. Si je n’avais pas Morell, je ne serais pas en mesure de faire moi-même attention à tout et ce serait un bordel monstre. Et tous ces idiots qui voulaient se débarrasser de Morell ! Ils oublient de se demander ce qu’ils seraient devenus. Si quelque chose m’arrive, l’Allemagne est perdue, je n’ai pas de successeur !40 », dit-il. Hitler tient à rassurer son bon médecin : « Je ne suis pas un ingrat, mon cher docteur. Si nous survivons à la guerre, je vous récompenserai généreusement41. »

 

Depuis le 16 janvier 1945, Hitler a rejoint, avec Morell, son bunker à plus de huit mètres de profondeur dans la nouvelle chancellerie du Reich à Berlin. Alors que les bombes pleuvent sur l’Allemagne, dont 3 900 tonnes sur la seule ville de Dresde, Morell note dans son journal que le Führer est pensif, qu’il ne dort quasiment plus et que ses yeux sont injectés de sang. Le 30 janvier 1945, lors de son discours pour le douzième anniversaire de son arrivée au pouvoir, il appelle les Allemands à continuer le combat, quels que soient les sacrifices de son peuple. Il n’en a cure. Son docteur relève mi-février qu’il refuse tout tranquillisant et ne prend même pas les pilules de Luminal qu’il lui a données42. Hitler a de tels tremblements qu’il lui est impossible de signer un document. Fin mars, l’étau se referme sur le Reich : les Alliés ont franchi le Rhin et les Soviétiques l’Oder. L’assaut sur Berlin est proche. Hitler, contrairement à certains de ses proches dirigeants, se refuse à toute paix transigée. Il est exclu que l’Allemagne négocie en état de faiblesse. Tout plutôt qu’un nouveau traité de Versailles, même si cela doit impliquer la destruction de son pays. Ainsi promulgue-t-il, le 19 mars, le Befehl betreffend Zerstörungsmaßnahmen im Reichsgebiet, dit l’ordre Néron, qui ordonne la destruction de toutes les infrastructures allemandes pour éviter que les Alliés en prennent possession. Son médecin souligne que ce jour-là, malgré les sédatifs, il n’a pas dormi et qu’il est dans un état de crise intense. Son praticien note début avril qu’il n’est pas sorti du bunker depuis plus de dix jours43.

 

Le 21 avril 1945, contre toute attente, Morell porte un mot à son carnet : « congé ». Hitler lui enjoint d’enlever son uniforme, de mettre des habits civils et de retourner dans son cabinet de Berlin. Quelques jours plus tôt, alors qu’il lui propose une injection de caféine, Hitler l’a menacé de le faire fusiller. « Pensez-vous que je suis fou ? Vous voulez me donner de la morphine », aurait-il hurlé. Choqué par l’attitude du Führer à son égard, anéanti, Morell tombe à ses pieds. Le 31 mars 1945, il lui a proposé d’écrire son historique médical, peut-être pour se couvrir si son patient venait à mourir. « Je n’ai jamais été malade, de ce fait il n’y a rien à écrire », lui a répondu Hitler44. « Je le vois encore, le gros Dr Morell, effondré comme un gros sac à patates dans l’antichambre du Führer, venu mendier la permission de quitter le bunker », indique Bernd Freytag von Loringhoven, aide de camp des généraux Guderian et Krebs45.

 

Morell quitte Berlin le 22 avril par l’un des derniers avions de la Condor qui s’envole de la capitale en direction de la Bavière. Il passe près des lignes russes et relève que les villages sont en feu. L’aéronef se pose sur la base américaine Neubickerg, près de Munich46. Le 30 avril, dans l’après-midi, préférant la mort à la capitulation, Hitler se suicide d’une balle dans la tempe droite avec un Walther PPK 7.65mm et celle qui est devenue sa femme, quelques heures plus tôt, s’empoisonne au cyanure. Un suicide prédit douze ans plus tôt par l’un de ses opposants au NSDAP, Gregor Strasser, assassiné en 1934 pendant la Nuit des Longs Couteaux. Les époux Goebbels n’hésitent pas à en faire de même après avoir assassiné leurs six enfants, pour certains grâce à des substances remises par Morell avant son départ. Lorsqu’il arrive à Bad Reichenhall en Bavière, l’état de santé de Morell est tel que le 1er mai il est admis à l’hôpital de la ville.

 

Les anecdotes sur les derniers instants d’Hitler sont révélatrices de son état de santé défaillant. « Lentement, fortement voûté, à petits pas, le Führer s’avance devant moi. Il me tend la main droite et me regarde d’un regard singulièrement pénétrant. Sa poignée de main est molle, sans force. Sa tête vacille légèrement. […] Son bras gauche pend, comme paralysé, et la main est agitée par un tremblement continuel. Ses yeux ont un éclat indescriptible qui donne une impression d’angoisse, quasi inhumaine. Son visage et les poches sous les yeux indiquent la fatigue, l’épuisement. Ses mouvements sont ceux d’un vieillard47 », indique Gerhardt Boldt, l’officier d’ordonnance auprès du général Heinz Guderian.

L’état de son médecin ne vaut guère mieux. « Un animal traqué qui s’est réfugié dans un coin », souligne la journaliste Tania Long, correspondante du New York Times, qui interroge Morell, le 21 mai 1945, au sujet de sa dernière entrevue avec le Führer dans le petit hôpital où il a été admis. Il sait que son Führer est mort mais il ne croit pas qu’il se soit suicidé. Il explique qu’il a peur car la Gestapo, les SS et Himmler sont à sa recherche. Morell est incapable d’expliquer la personnalité du Führer, l’être le plus complexe qu’il ait rencontré48.

 

Comme son patient, Morell est un homme usé. Dès mai 1944, il est parfois obligé de garder le lit. Il tremble tellement qu’il doit demander au Dr Ludwig Stumpfegger, ancien médecin d’Heinrich Himmler et remplaçant de Brandt, de procéder aux injections du Führer et ce, même le jour du dernier anniversaire d’Hitler, le 20 avril 1945.

Le Dr Weber analyse ses électrocardiogrammes et constate qu’il a des problèmes de cœur. Comme Hitler, il souffre d’une sclérose coronaire, une maladie de la paroi des artères. Dans son journal, il note : « Je n’ai plus de souffle lorsque je monte les escaliers49. »

Alors qu’il rêvait de gloire et d’argent, il est ruiné. Ses activités commerciales sont un échec : ni la vente de sa poudre antipoux, ni celle de ses Vitamultin à l’armée (près d’un milliard de comprimés) ne feront de lui un homme riche. Il a contracté des emprunts pour investir, son cabinet est à l’abandon depuis qu’il est engagé auprès du Führer et sa prospérité dépendante du IIIe Reich. Les résultats sont catastrophiques et les dettes réduiront à néant les bénéfices de son entreprise.

 

Arrêté par les Alliés le 17 juillet 1945, Morell, le prisonnier numéro 21 672, est interné successivement dans cinq camps, dont Ludwigsburg puis le camp numéro 29, anciennement Dachau. Les Américains, qui l’interrogent, indiquent que c’est le détenu le plus malsain qu’ils aient eu dans le camp. Dans les rapports de personnalité établis sur la base des interrogatoires des proches du Führer, Morell est qualifié d’homme astucieux et de charlatan50. Brandt, qui a été arrêté au mois de mai, est placé huit jours dans une cellule sur écoute avec Morell. Ce dernier lui aurait alors affirmé : « Hitler n’a jamais été malade. » Pour se soustraire à ses responsabilités, Brandt aime attaquer le médecin personnel d’Hitler. Il maintient la thèse d’un empoisonnement à la strychnine et accuse Morell d’être dépendant de la morphine, comme un grand nombre de médecins de l’époque. Morell s’en défend et réplique qu’il n’a jamais donné de morphine au Führer.

Ces attaques à l’encontre du praticien d’Hitler ne parviendront pas à dédouaner Brandt de ses crimes : plus de 70 000 personnes, handicapés mentaux, euthanasiées. Il est condamné à mort à l’issue du « procès des médecins » de Nuremberg, en 1946-1947, et pendu le 2 juin 1948 à la prison de Landsberg. Le docteur von Hasselbach, le second de Brandt, affirme également que Morell utilise son ascendant sur le Führer pour l’empoisonner à la strychnine en surdosant ses prescriptions et complète ce tableau peu flatteur en l’accusant de diagnostiquer de fausses maladies pour mieux « soigner » ses patients51.

 

En 1945, Morell est la personne idéale à accuser. C’est un homme abattu, dans un piteux état physique et mental, largement discrédité par l’ensemble de l’establishment médical allemand qui se trouve entre les mains des Américains52. En réalité, comme le souligne Ian Kershaw, si les diagnostics et traitements de Morell étaient souvent contestables, rien ne permet de conclure que son médecin personnel faisait intentionnellement du tort au Führer. On ne saurait davantage établir que le comportement d’Hitler fut affecté par un empoisonnement ou des drogues. Pour cet historien de référence, il est clair qu’il ne souffrait d’aucun trouble psychotique majeur et n’était pas cliniquement fou. C’est l’hypocondrie du Führer qui le rend dépendant de Morell, mais il n’existe aucune preuve formelle d’un empoisonnement ou d’une dépendance aux analgésiques à base d’opioïdes (Eukodal, Eupaverine), aux sédatifs (Brom-Nervacit, Optalidon, Luminal), aux stimulants (Pervitine) ou à la cocaïne car Morell change fréquemment de médication.

Certains médecins continuent toutefois à défendre cette théorie. Leonard L. Heston, psychiatre attaché à l’université du Minnesota, conclut ses longues recherches et entretiens avec des survivants de l’entourage du Führer en estimant qu’« Hitler était dépendant à la drogue » que lui aurait procurée Morell. Heston estime que fin 1941 ou début 1942, Hitler recevait une injection intraveineuse effectuée par Morell presque chaque matin avant de se lever de son lit. Il s’agissait d’une routine qui n’était pas liée au fait qu’Hitler souffrait à ce moment-là ou qu’il était particulièrement déprimé53. Il considère que la bataille de Stalingrad et les événements postérieurs ont été influencés par la toxicité des amphétamines fournies par Morell. La politique du déni, de l’absence de « retraite » par l’armée allemande, irrationnelle au regard de la situation stratégique, relève d’un manque de réalisme tout à fait significatif54. Heston pense que le Führer a tous les symptômes physiques et psychiques d’une personne dépendante aux amphétamines et à son pourvoyeur, Morell.

Pour Fritz Redlich, auteur de Hitler, diagnosis of a destructive prophet, il n’existe aucune preuve en ce sens55. Hans-Joachim Neumann et Henrik Eberle, dans leur ouvrage Was Hitler Ill, estiment que toute addiction est improbable en raison de l’irrégularité et du nombre de prises56. Si l’on s’en réfère au journal de son docteur personnel, ces substances ont été adminitrées de façon discontinue et rien ne démontre le contraire, à l’exception de propos de médecins qui sont sujets à caution en raison de leur rivalité avec Morell. En fin de compte, comme le souligne la secrétaire d’Hitler, Christa Schroeder : « Que pouvait faire Morell lorsqu’Hitler lui demandait de faire en sorte qu’il ait la force de travailler ? Il était certainement obligé de se soumettre aux souhaits d’Hitler57. » Morell pouvait-il, sans craindre pour sa vie ou sa position, refuser d’obtempérer aux exigences de son patient ?

Plusieurs points restent en suspens : le Führer prenait-il des médicaments à l’insu de son médecin ? Cela est plausible, notamment pour le Brom-Nervacit. Une seule cuillerée suffit pour endormir un cheval, son médecin lui en donne parfois deux ! Augmentait-il les doses prescrites ? C’est possible et même probable. Une certitude : les analyses divergent sur l’incidence des maladies, des médicaments dans « l’énigme Hitler ». Aucune ne fait pleine lumière sur la vie secrète du Führer et les drogues ne sauraient le soustraire à l’atrocité de ses crimes. Aujourd’hui, pour expliquer la folie meurtrière des djihadistes, on parle du Captagon, « la pilule miracle », lancée dans les années 1960, qui contient de la Fénétylline, un stimulant de synthèse. Mais les drogues ne peuvent à elles seules justifier le crime. À l’inverse, quelques années plus tard, le parcours de John Fitzgerald Kennedy dont la consommation de drogues est proche de celle du Führer démontre que la drogue ne modifie pas le sentiment pacifiste ou belliqueux d’un homme, elle ne fait qu’exacerber ses prédispositions et le rend dépendant d’un médecin-dealer.

 

Après avoir été interrogé sur l’état de santé d’Hitler, Morell ne sera accusé d’aucun crime et relâché le 30 juin 1947. Outre une forte altération de sa mémoire, il ne peut ni écrire, ni parler, et c’est dans un état déplorable qu’il arrive à la clinique de Tegernsee en Haute-Bavière où sa femme lui a réservé une chambre.

Le 26 mai 1948 à 4 h 10 du matin, un peu moins de trois ans après le suicide de son patient, et onze mois après sa libération, Morell meurt58.

Jusqu’à la fin, il ressasse trois sujets : la sclérose coronaire dont Hitler et lui étaient atteints, les accusations d’empoisonnement à la strychnine dont il a fait l’objet, et la pénicilline dont il prétend être l’inventeur en Allemagne59.

 

Alors qu’Hitler ne cesse de répéter : « Je n’ai pas le temps d’être malade60 », il appartient à ce médecin vaniteux, fasciné par son patient, de faire le nécessaire.