Francisco Franco Bahamonte et Vicente Gil

« Un service à ma Patrie, qui remplit ma vie, sans autre aspiration. »

VICENTE GIL GARCIA1

« Si vous me demandez quelle est la personne qui a le plus aimé Franco, je répondrai Vicente Gil. »

FRANCISCO F. MARTÍNEZ-BORDIÚ, petit-fils de Franco2.

C’est dans la montagne de la Sierra de Gredos, dans la province d’Ávila, en Castille-León, à 170 kilomètres de Madrid, que le général Francisco Franco Bahamonte, grand amateur de chasse, aime tirer le bouquetin ibérique, dit de Gredos. Dans ce cirque de l’époque glaciaire aux nombreux pics, le plus haut, l’Almanzor, culmine à près de 2 600 mètres. Une chaîne montagneuse parmi les plus belles du monde, dans laquelle on trouve la plus grande des quatre sous-espèces de bouquetin espagnol que Franco affectionne. Un animal mythique aux poils gris foncés surnommé « Macho Montes ».

Le dimanche matin, une Buick noire décapotable transportant six hommes armés, suivie d’une limousine et d’une autre berline avec six autres cerbères, s’arrêtent à flanc de montagne.

Une fois les gardes en position, la porte de la limousine s’ouvre sur un Franco souriant et pimpant, chapeau en feutre sur la tête, revêtu d’une veste en peau de mouton sans manches portée sur un costume beige en tweed et une chemise claire. Après avoir enfilé ses gants de peau, il prend le fusil à double canon que lui tend son aide. Il est fin prêt à tuer. L’homme qui le suit comme son ombre n’aime pas la chasse, mais l’accompagne patiemment. C’est Vicente Gil, « Vicentòn » comme Franco l’appelle affectueusement, son médecin personnel. Franco remonte les contreforts de la Sierra, jumelles en main, appareil photo Leica à l’épaule, à la recherche des cornes en forme de lyre caractéristiques de l’animal. Lorsque entre deux rochers elles pointent enfin, il tire avec un plaisir non dissimulé. Il aime faire preuve de sa supériorité sur la faune. Le général est un amateur invétéré de la chasse, une passion proche de la manie, qui selon le psychiatre Gonzalez Duro serait un substitut à sa vie sexuelle réduite et peu satisfaisante, même si l’on ne trouve guère d’informations à ce sujet3.

 

Le bouquetin n’est pas le seul gibier qu’il apprécie : il y a également les cailles, canards, faisans et pigeons, qu’il tire dans le domaine du Pardo ou de la Casa del Labrador près d’Aranjuez, à l’ouest de la capitale espagnole. Même lorsque le général n’a qu’une demi-heure devant lui, il tire.

Ses expéditions durent généralement entre trois et quatre jours. Dans les années 1950, la dévotion de Franco pour la chasse est à son apogée et au mois de novembre 1955, il y consacre 17 jours, contre seulement 13 pour les affaires d’État. Lors de ces battues, il n’accepte pas d’être importuné par des propos relatifs aux problèmes économiques4.

« Rappelez-vous, ne tirez pas avant le signal qui indique que nous sommes tous en place, bonne chance », dit-il à ses compagnons dont la plupart sont des flatteurs ou des hommes d’affaires intéressés.

Franco tue parfois jusqu’à 40 canards en une journée. Son record personnel serait de 5 000 cailles en quelques jours. Il se considère comme l’un des meilleurs chasseurs du pays et aime se faire photographier en se tenant bien droit, fusil en main, avec à ses pieds, au premier plan, le gibier mort. Des photos qui complètent le mythe de celui dont le portrait orne tous les murs des édifices publics et qui contribuent à la gloire de son Excellence. Le « Caudillo » (chef de guerre), comme on le surnomme depuis les années vingt, aime l’odeur de la poudre et utilise jusqu’à 6 000 cartouches en quelques jours5.

 

Pour tromper l’ennui, son médecin se trouve des occupations. Même s’il est un piètre joueur de poker basque, le mus, il fait des parties endiablées avec les chauffeurs de son patient. Autre activité : la lecture de la presse quotidienne, mais lorsqu’il feuillette le journal, Franco se tourne vers lui et le houspille : « Vicente, tu vas faire fuir mon gibier, tu ne peux pas lire à un autre moment ? » Alors pour passer le temps, il fume, mais ses quintes de toux gênent encore davantage le « Caudillo ». À la chasse le silence est de mise. « Arrête-toi, tu vas me gâcher la journée », lui dit Franco. Alors comme un gamin Gil tousse de plus belle, « kof, kof, kof… ». « Y a rien à faire avec toi, tu as décidé de gâcher la journée et tu vas y arriver avec cette vilaine toux de fumeur », fulmine le Caudillo, mi-contrarié, mi-amusé6. Reste la sieste : Vicente s’endort. Là au moins il pense qu’il ne gênera pas l’homme auquel il consacre sa vie.

Mais impossible de dormir, Franco fou de joie le réveille en sursaut par un « Regarde-moi ce bouquetin ! ». « Je ne t’emmènerai plus jamais à la chasse ! », dit le général à son médecin hagard, qui ne partage pas son enthousiasme. Sans succès, Franco a souvent tenté de lui faire partager sa passion. Malgré les menaces, les deux hommes savent qu’ils seront de nouveau réunis lors de la prochaine partie de chasse. Ils le sont toujours.

 

D’une manière générale, le « Caudillo » n’est pas avare de distractions. Il joue au golf, participe à des parties de pêche en mer ou en rivière et visionne d’interminables westerns dans la salle de cinéma privée du palais du Pardo ou il dispose de plus de 2 000 films. Il aime également peindre des scènes de chasse en s’inspirant des nombreuses toiles que l’on trouve en Espagne, datant des XVIe et XVIIe siècles, ou des portraits, notamment de sa fille, María del Carmen, surnommée Nenuca. Une passion encouragée par son praticien pour se relaxer et faire face au stress de la gouvernance. « Toute ma vie est travail et méditation », dit Franco en 1946, soulignant sa conception très personnelle de ses activités quotidiennes.

 

Franco et son médecin personnel, à l’image de Philippe Pétain et Bernard Ménétrel, se connaissent depuis toujours et sont intimes. L’amitié entre les familles Gil et Franco remonte à l’époque où, jeunes, le père de Gil et le Caudillo étaient ensemble à l’académie militaire. Les cours étaient alors dispensés par l’oncle du premier, José, géant inoubliable, aux pieds immenses. « Quand ton oncle Pepe nous appelait, nous les élèves, on restait tous muets, et on ne regardait que ses pieds7 », lui raconte avec affection Franco lorsqu’il se remémore sa jeunesse.

La première fois que Gil voit Franco, qui devient la grande « passion » de sa vie, il fait du tricycle dans le couloir de la maison familiale de Posada de Llanera, dans les Asturies. Lors des fréquentes visites du général, le petit garçon est intrigué par cet ami de ses parents qui porte l’uniforme et une étoile brillante au revers de sa veste.

 

Le général Franco, né Francisco Franco, voit le jour en 1892 dans la ville maritime de Ferrol en Galice, un ghetto militaire. Issu d’une famille bourgeoise, il est le troisième de cinq enfants. Sa mère est dévouée et bigote, son père est un intendant général de la marine, comme ses aïeuls. C’est un buveur invétéré et un grand amateur de femmes. Le Ferrol a ses bordels et le père de Franco y finit ses soirées. Alors que son fils Francisco n’a que quinze ans, il est affecté à Madrid, et veut s’y rendre seul pour y rejoindre sa maîtresse.

Le jeune homme, qui souhaite comme son géniteur entrer dans la marine, est envoyé à l’académie militaire d’infanterie de Tolède. Petit, plus jeune que les autres, son intégration y est difficile. Il est scandalisé par les bizutages à répétition. Mais il gagne le respect de ses pairs, lorsqu’il ne dénonce pas ses persécuteurs et s’accuse d’une bagarre au cours de laquelle, pour se venger, il jette un chandelier à la tête de l’un d’eux8. Après trois ans dans cette institution, dont il sort parmi les derniers du classement, puis deux ans de garnison, il part pour le Maroc, sous protectorat espagnol.

L’abandon paternel le marque à jamais. Son influence sur la personnalité de Franco est mise en lumière dans la courte nouvelle, « Raza », qu’il publie sous un pseudonyme et qui est portée à l’écran en 1941. Le Caudillo, par le biais de l’écriture, se réinvente un père idéal9.

Le sien n’a pour lui que mépris : « Un niais, un imbécile. » Il le juge puritain et ennuyeux et ne comprend pas comment il a pu devenir chef de l’État. « Laissez-moi rire10 ! », se gausse-t-il. Cet anticonservateur, anticlérical, ne se reconnaît en rien dans ce rejeton. Ses critiques sont celles que l’on retrouve chez les adversaires de Franco, qui le qualifient de secondaire, limité et médiocre. Le Caudillo ne reverra guère son père et s’identifiera toujours à sa mère qui, après le départ de son mari, portera jusqu’à sa mort les habits du veuvage. Il en hérite son austérité, son sang-froid, son manque de sensualité et son respect pour la famille et la religion. Faute d’écrits sur cette période de sa vie, on n’en connaît que peu de choses. Seule la sœur de Franco, Pilar, l’évoque dans un livre publié en 1980, Nosotros, Los Franco (Nous, les Franco).

 

Au Maroc, Francisco se révèle. Ambitieux, il fait preuve de bravoure dans une armée mal dirigée et désorganisée. Il est promu capitaine en 1915, à l’âge de vingt-deux ans. Alors que l’armée est décimée, Franco a la réputation d’être un homme chanceux. Il a la « baraka », comme disent les soldats algériens et marocains sous ses ordres, et il s’en convainc lui-même. C’est la naissance du mythe. Sa santé de fer lui est d’une grande aide pour faire face malgré des conditions de vie difficiles. Durant ses années de service, il gravit rapidement les échelons. Après avoir été grièvement blessé par une balle dans le bas-ventre qui aurait pu être mortelle, il est nommé commandant et prend la tête de la première Légion espagnole, en garnison à Oviedo. C’est dans cette ville que Franco rencontre Carmen Polo, une fille de la bourgeoisie locale qui deviendra sa femme, avant de retourner au Maroc et de prendre la direction de la Légion pour mater la rébellion marocaine et le résistant du Rif, Abdelkrim al-Khattabi. Sa carrière fulgurante connaît son apogée en 1926, lorsque, à l’âge de trente-quatre ans, il devient le plus jeune général d’Europe.

 

Directeur de l’académie militaire de Saragosse entre 1928 et 1931, il y impose une discipline stricte et parvient à améliorer la qualité de l’éducation. Lorsque la monarchie cède à la république, cette institution suspectée de créer un dangereux élitisme est supprimée. Franco, en disponibilité, est affecté en 1932 à La Corogne puis en 1933 aux Baléares et ne participe pas au coup d’État militaire raté de Sanjurjo. Désigné gouverneur militaire des Îles Canaries depuis 1934, Franco hésite, en 1936, à prendre part au basculement de l’Espagne républicaine dans le désordre et la violence.

Il ne s’associe que tardivement au mouvement des conjurés, c’est l’assassinat en juillet, par des policiers, du monarchiste José Calvo Sotelo qui l’en convainc. Il faut accepter le paradoxe : Franco n’a pris aucune part à l’organisation du soulèvement dont est née, à son profit, l’une des plus longues dictatures du XXe siècle11. Le 17 juillet, après l’échec des généraux, le Caudillo prend la tête des 30 000 hommes de l’armée d’Afrique et devient le chef du camp nationaliste.

Après une guerre qui fera 300 000 morts et 440 000 réfugiés, Franco dirige le gouvernement et met en place un régime dictatorial, conservateur, catholique et fortement anticommuniste. Son pouvoir repose sur trois piliers : l’armée, l’Église et le parti fasciste de la phalange.

Acension largement due à une suite d’événements malheureux pour ses rivaux potentiels. Accidents, assassinats et exécutions lui ouvrent la voie du pouvoir.

Avec son médecin personnel, le lien est quasi filial. « Vicentón » est le seul à l’appeler « mon général », alors que tous s’adressent à lui en le nommant « son Excellence ».

 

Gil a vingt ans de moins que Franco. Fils d’un médecin de campagne dans les Asturies, le général suscite chez lui une vocation. Il entre au même âge à l’académie militaire générale de Saragosse, alors dirigée par Franco. Tout officier doit y faire ses classes. Vicente y restera deux ans. Les Franco sont sa deuxième famille et, le dimanche, il déjeune chez eux, rue Joaquin Costa. Le Caudillo a une grande affection pour le garçon et glisse parfois quelques pièces dans sa poche pour qu’il s’achète des bonbons. Mais à l’académie Franco garde ses distances et s’abstient de faire de Gil son protégé. Ce dernier est un étudiant violent, impulsif et très politisé.

Franco se comporte davantage comme un oncle bienveillant, mais ferme. Son rôle dans l’éducation de Gil n’est pas sans rappeler celui de Pétain dans l’éducation de Ménétrel. Dans son ouvrage Cuarenta años junto a Franco (40 ans auprès de Franco), Gil est fier de souligner l’attitude du Caudillo à son égard et de rappeler que c’est lui qui a pris la première photo de Nenuca, sa fille unique12.

Gil poursuit ses études de médecine à l’université de Valladolid. Reçu premier à sa licence, il rejoint la Phalange, l’organisation politique fasciste qui prend part à la guerre civile aux côtés des nationalistes.

En 1937, son chemin croise à nouveau celui du général Franco. Au hasard des dédales du petit village de San Martin de la Vega, près du front de Madrid où il dirige une division, Gil tombe sur celui qu’il admire sans réserve depuis son enfance.

 

Ravi de cette rencontre, dans les jours qui suivent Franco l’invite, par courrier, à le rejoindre au quartier général de Salamanque. Depuis le début de la guerre civile, Franco s’est installé au palais épiscopal.

Dès la fin de l’été, Gil s’y présente. Lorsque les gardes voient le jeune homme s’approcher d’un pas sûr, ils s’apprêtent à faire feu. Mais le beau-père du général en poste le reconnaît et le fait entrer. Il est désolé de ne pas l’avoir identifié plus tôt et, après une accolade, il conduit le jeune homme auprès du général. Il ne le quittera plus.

Désormais, c’est au quotidien qu’il va être à ses côtés, ayant la responsabilité de la santé de celui qu’il considère comme un être hors du commun. « C’était un homme simple, qui ne s’est jamais cru supérieur aux autres, alors qu’il l’était à bien des égards13 », dit-il. Commence alors le règne de Gil comme médecin personnel, à l’image de celui de son patient (36 ans), le plus long de tous : trente-huit ans.

 

Gil n’a aucun recul à l’égard de son général et la différence d’âge n’aide pas. La relation est davantage celle d’un père et d’un fils, que celle d’un médecin avec son patient.

Lors de la bataille de l’Ebre14 en 1938, alors que l’aviation se rapproche à moins d’un kilomètre du poste de munitions dans lequel Franco et Gil, alors âgé de 20 ans, partagent une tortilla, ce dernier, affolé, l’interroge :

« Mon général, les Martin Bombers (nom donné aux différents bombardiers du Front populaire) !

— Tu te trompes, ce sont les nôtres.

— Mais non mon géneral, ce sont les Martin Bombers !

— Bon, et alors ? Tu as peur ?

— Non mon géneral, je n’ai pas peur.

— Eh bien moi non plus15. »

 

La défaite finale de la République, le 1er avril 1939, débouche sur l’établissement de la dictature franquiste. La guerre civile terminée, Franco, désormais installé au palais du Pardo, résidence des rois d’Espagne, souhaite la présence quotidienne de Gil pour veiller sur sa santé. Ce dernier, comme le médecin de Mao, renonce à son rêve de devenir chirurgien, pour se consacrer au « Caudillo ».

Il a vingt-cinq ans lorsqu’il s’installe lui-même au palais. Désormais, jour et nuit, il veille sur la santé de son héros.

Pourquoi Franco a-t-il souhaité un médecin à ses côtés alors qu’il n’a que quarante-cinq ans et une santé de fer ? Les raisons sont probablement affectives, son médecin est à l’écoute et sa présence lui est agréable. Franco n’a pas de fils, Gil joue ce rôle. Et il est aussi fougueux qu’il est impassible.

Durant ses trente premières années de pouvoir, Franco ne souffre que de trois maladies : deux grippes et une intoxication alimentaire.

Le contexte de cette dernière souligne l’intensité des relations entre Franco et Gil. À la suite d’un déjeuner chez le gouverneur de Bilbao, Franco, qui a mangé des fruits de mer, a mal au ventre et fait appeler Gil. « Je sens mon foie », lui dit-il. Pour le rassurer, le médecin, qui ne constate que des gaz, fait appeler le docteur Jiménez Diaz. Ce dernier établit le diagnostic suivant : « Un calcul rénal, comme la sœur et la mère, Général. » Franco est dubitatif, il regarde fixement Gil. « Que se passe-t-il ? », demande le médecin.

« Ma mère est morte d’une infection pulmonaire et n’a jamais eu de calcul », lui répond Franco. « Heureusement que votre mère et votre sœur n’ont pas fait de fausses couches, puisque le diagnostic est héréditaire, votre maladie aurait fait parler16 », répond Gil à un Franco hilare.

Le général, qui est toujours d’une austérité glaciale, baisse la garde dans ces moments de complicité. Les deux hommes ont d’excellentes relations. Ils aiment plaisanter ensemble et Gil s’amuse à mentionner dans son ouvrage leurs joyeux échanges, décrivant son patient sous un jour plus favorable.

Le médecin estime lui être fidèle comme un chien. Il dit à Franco :

« À mesure que je connais les hommes, j’aime de plus en plus mon chien. Ça vous arrive à vous aussi d’ailleurs, parce que dans le fond, je suis votre chien fidèle.

— En effet, répond Franco.

— Je suis votre chien fidèle, mais je mords, mon général ! rétorque Gil.

— Allez file, espèce de loco (fou) », dit Franco amusé qui rit de bon cœur17.

 

La grande force de Franco : il ne boit pas et ne fume pas et a la capacité de se relaxer et de dormir facilement et profondément, ce qui contribue à sa sérénité. Les deux hommes partagent un quotidien fait de nombreux divertissements. Leurs parties de pêche au cachalot sont joyeuses. « Mon général, nous sommes comme le personnage du Vieil Homme et la mer », dit Gil ému. « À la différence que nous on a attrapé le poisson, le vieux n’a pas eu cette chance18 », lui répond Franco.

Pendant une autre virée de pêche fluviale à Santillana del Mar, Vicente décide de cuisiner une paella et des truites. Mais les truites ne cuisent pas, il n’y a pas d’épices et son mets est un désastre. « Vicente, ne te mêle plus de cuisine ! Chacun son métier. Tu sais ce qu’on dit sur les cordonniers et leurs chaussures19… », l’interpelle Franco.

Gil aime souligner des épisodes connus de lui seul. Il décrit leurs « escapades » incognitos au cours desquelles ils sont allés voir le film Militares y paisanos, à San Sebastian, ou jouer à la quiniela, sorte de loto mâtiné de paris sportifs sur le championnat de foot. Franco adore parier en signant d’un faux nom : « Francisco Cofran ». Et lorsque le 26 mai 1967, Franco gagne un prix, c’est encore Gil qui se charge de récupérer les gains20.

Mais surtout Gil le rassure. Franco est un homme seul et lorsque même sa fille Nenuca ne vient pas lui rendre visite, son médecin tente de lui expliquer avec psychologie : « On est comme ça, nous les enfants, on comprend tout ce qu’ont fait nos parents pour nous une fois qu’ils ne sont plus là21. »

 

Sauf lorsqu’il est à la chasse ou à la pêche, Franco se lève toujours à huit heures et commence sa journée par un massage et une séance de physiothérapie. Puis il petit-déjeune avec sa femme, sa fille et son médecin22. Même dans les années 70, chaque matin, Gil souhaite le bonjour à Franco en claquant ses talons et en faisant un salut phalangiste, poing droit levé. Son général, il le salue d’une voix si forte qu’elle porte à l’autre bout du Pardo.

Puis, en « grand travailleur », le Caudillo décide des activités sportives de la journée : tennis, promenade à cheval ou golf. Son excellente santé serait entretenue par ses fréquentes journées en plein air grâce aux parties de chasse et aux expéditions de pêche à bord de son yacht El Azor23. Son médecin confirme : « Sa santé n’aurait pas pu être meilleure24. »

Mais Gil est un médecin anxieux et strict. Il surveille constamment son patient, toujours préoccupé par sa fatigue, son régime ou son âge. Pour mieux connaître les effets de la vieillesse, il interroge des septuagénaires de son entourage. Il veut être en mesure de parer à tout moment aux conséquences de la sénescence.

 

Si Franco doit en grande partie son pouvoir à Hitler et Mussolini, grâce à leur aide en termes d’hommes et d’équipement militaire durant la guerre civile, l’Espagne ne rentrera jamais activement en guerre aux côtés de l’Allemagne nazie.

Franco ne rejoint pas les puissances de l’Axe Rome-Berlin et lors de la célèbre entrevue d’Hendaye le 23 octobre 1940, un jour avant Montoire, c’est en uniforme militaire que Franco vient à la rencontre du Führer, avec plus d’une demi-heure de retard. Circonspect face au nouveau conflit, il pose des conditions préalables à son entrée en guerre : la réalisation de ses demandes territoriales et l’assistance militaire à l’Espagne.

Le Caudillo craint pour l’économie de son pays, qui est exsangue. Les requêtes de Franco irritent au plus haut point Hitler, qui pensait ce pays acquis à la cause. Ceux qui n’ont pas soutenu les insurgés peuvent être jugés pour « rébellion » devant des tribunaux militaires. On parle de 20 000 exécutions et 150 000 victimes du franquisme25.

Enfin, Franco n’est pas convaincu par l’idéologie nazie et critique l’invasion de la Pologne, ce pays qui comme l’Espagne est catholique. S’il accepte d’ouvrir ses ports à l’armée allemande et de fournir des travailleurs, des matières premières et quelques troupes militaires, il souligne avant tout que son pays est « non belligérant », une position entre neutralité et participation. L’Axe adhère, sans cesser d’aider ouvertement les insurgés de la guerre civile. Devenue un affrontement entre fascisme et communisme, l’Union soviétique arme les républicains.

 

Après la victoire des Alliés en 1945, tout porte à croire que le régime franquiste est appelé à disparaître : il n’en est rien. Malgré des sanctions politiques et économiques, la prudence et les réticences de Franco permettent à ce régime, condamné par la communauté internationale, de se maintenir au pouvoir. Le Caudillo est au sommet de sa forme et manœuvre habilement en vue d’un rapprochement avec les puissances anticommunistes européennes et américaines. En 1959, il accueille chaleureusement à Madrid le président des États-Unis, Dwight D. Eisenhower, et les deux hommes défilent ensemble.

Le tourisme et la modernisation du pays soutiennent son régime et la guerre froide est une aubaine, permettant à Franco de jouir d’un prestige inespéré.

Mais le sexagénaire, au sommet de sa gloire, se désintéresse de plus en plus des affaires d’État au profit de ses loisirs, avec Gil pour compagnon et interlocuteur privilégié. Il a toute confiance en lui et Gil tente de protéger son mentor contre les dangers de la politique et les trafics d’influence. Des problématiques qui ne cesseront de croître au gré de la vieillesse et des maladies de Franco.

Ce que son thérapeute redoute le plus, ce sont les profiteurs. De ses années auprès de Franco, Gil a appris que l’homme qu’il adule sans réserve est l’objet de nombreuses convoitises. Tous profitent des parties de chasse et de pêche pour se rapprocher du Caudillo et faire main basse sur les finances de l’État ou obtenir des faveurs. Franco est dispendieux mais son entourage représente un gouffre financier.

Gil est concerné par l’influence de certains ministres et personnalités qui poussent son patient à se dépenser. Certains, par leurs manœuvres et mensonges, le mettent en danger, pense-t-il. Il reproche à l’amiral Pedro Nieto Antuñez, ministre de la Marine, ami de longue date de Franco, de lui mentir pour l’inciter à sortir en mer en pleine nuit en lui faisant valoir la présence de bancs de thons. Personne n’ose le contredire, se lamente le médecin. Anxieux, il a peur que ces sorties soient l’objet d’une attaque de missiles ou d’hommes-grenouilles26. Gil se croit investi de la mission de protéger son mentor vieillissant. Et, surtout, il se croit le seul à même de le faire, face aux corrompus de son entourage.

« Hier, Vicente Gil, le médecin du Caudillo, un homme qui dit des choses très justes et qui est d’une loyauté parfaite envers le Caudillo, m’a dit qu’ils l’exploitaient (Franco) avec ces chasses sur cette colline où il n’y a que de l’origan et où les courtisans en profitent tout simplement pour faire leurs affaires. Il dit que Son Excellence se dépense beaucoup trop dans ces chasses et dort très peu. Hier encore, Vicente me disait qu’il a tiré 6 000 cartouches, c’est terrible pour un homme de soixante-deux ans. Le jour où on s’y attendra le moins, son aorte va éclater. Ils le font monter et descendre, il se couche tard, se lève tôt. Tout le monde lui dit qu’il est très fort, comme ça ils le flattent et ils l’exploitent27 », note en 1954 Francisco Franco Salgado-Araujo, le cousin et collaborateur du général.

 

Franco, convaincu que Dieu le protège, ne respecte pas toujours les mesures de sécurité mises en place par le colonel Eduardo Blanco Rodriguez, chargé de sa sécurité. Dieu, a-t-il décidé, sera toujours à ses côtés, ce qui lui donne parfaite conscience à chaque fois – et c’est souvent ! – qu’il signe un ordre d’exécution capitale28. « Le Caudillo par la grâce de Dieu », proclament les pièces de monnaie mises en circulation.

Mais même « Dieu » a des soucis terrestres et le poids du petit Franco aux grandes oreilles en est un pour Gil. Il doit régulièrement le mettre au régime. Le Caudillo dépasse parfois 90 kg pour 1 mètre 63. « Grincheux », lui rétorque Franco qui, tel un gamin, continue en cachette de manger les friandises offertes par des courtisans. Ce qui rend son médecin furieux29. Mais la fille de Franco n’a pas le même avis. Elle ne comprend pas ces régimes imposés et estime que son père n’a que peu d’intérêt pour la nourriture, préférant le poisson à la viande30. Une chose est sûre : durant ses dernières années de règne, Franco n’a plus rien de l’homme replet des décennies précédentes.

 

Pendant toutes ces années, Gil se consacre exclusivement à son illustre patient. Il est en adoration devant Franco. Jusqu’à son mariage avec l’actrice Maria Jesus Valdes Diaz, Gil habite au palais du Pardo, aux côtés du Caudillo. Mais lorsqu’il se marie, la femme de ce dernier, Doña Carmen (très conservatrice, elle n’approuve pas cette union), refuse de recevoir Maria au palais, la considérant plus ou moins comme une prostituée.

Elle en aurait informé Gil en des termes proches de ceux-ci :

« Vicenton, je sais que tu es loyal au Caudillo.

— Je suis son chien fidèle, madame.

— Arrête, ne sois pas bête. Ta… femme, c’est mieux qu’elle ne vienne pas ici31. »

Gil est contraint de déménager à quelques centaines de mètres du palais. Jamais, au long de son engagement professionnel, la femme et les enfants de Gil ne seront invités au palais.

 

Un accident de chasse vient troubler la sérénité de la vie de Franco. Le 24 décembre 1961, alors qu’il se rend dans la réserve du Pardo, le canon de son fusil lui explose dans la main gauche. Il souffre d’une fracture ouverte du second métacarpien et de l’index. Gil est fou de rage, s’en prend à « Pepe Sanchis », José Maria Sanchis, ce « grand couillon », oncle du marquis de Villaverde, le gendre de Franco, à qui il reproche d’avoir emmené Franco sans prévenir personne32. Une fois de plus, Gil pense être le seul à pouvoir le protéger.

Cet accident change l’attitude de Franco face à la mort. Il s’inquiète de sa succession, qu’il souhaite royale. Franco estime que seul un souverain pourra lui succéder. La presse ne relate cet accident que trois mois plus tard, en mars de l’année suivante, lorsque Franco apparaît en pleine forme, la main bandée. Son médecin rappelle la santé de fer de son patient qui, malgré ses soixante-neuf ans, n’en paraît tout au plus que cinquante-cinq, lorsqu’il communique en secret avec les services de renseignements américains qui s’enquièrent de l’état de santé du dictateur33. Gil se charge de faire la propagande de l’état physique de Franco et croit pouvoir le tenir à l’écart des luttes de pouvoir. Mais il n’en est rien et il va l’apprendre à son détriment.

 

Ce fidèle médecin au caractère impulsif a la réputation de dire à Franco tout ce qu’il pense. Il est considéré comme un conseiller influent, gardien de l’esprit franquiste. Longtemps Franco l’a invité à donner son avis sur la politique. Et chaque jour, le médecin aime commenter le journal et râler contre ces ministres corrompus. « Ne sois pas si brutal, Vicente », lui rappelle Franco dont le régime est considéré comme un des plus faisandés34. La corruption est un sujet récurrent à bord de l’Azor, le yacht du général. « Je ne juge pas à l’apparence, mon général, mais parfois elle coïncide pourtant exactement avec la personne. Par exemple, prenez Pepe Sanchis (qui permit à Franco de faire des placements juteux), c’est une canaille, je le dis et je le répète. Vous êtes entouré de malotrus, mon général », lui dit Gil. Ce que lui reproche le médecin, c’est d’avoir apporté des marrons glacés et du foie gras sur le bateau pour s’attirer les bonnes grâces du Caudillo35. Mais cette proximité de Gil en agace plus d’un et la famille de Franco n’est pas en reste. Tous profitent du pouvoir pour leurs affaires, et il est exclu que ce médecin interfère et se mette en travers de leurs aspirations.

 

À la fin des années 60, Franco est atteint de la maladie de Parkinson. Dans le plus grand secret, il aurait été soigné par Gil qui lui administre un traitement novateur, le L-Dopa, le précurseur de la dopamine. Il calme les symptômes mais provoque de la somnolence. Parfois le Caudillo s’endort en Conseil des ministres. Lorsqu’on interroge son médecin personnel, il répond avec assurance : « Il a l’air de dormir, mais il ferme les yeux pour mieux se concentrer, en vérité il n’en perd pas un mot36. »

Le déclin de l’état de santé de Franco coïnciderait avec une ligne plus démocratique de sa politique. La modernisation récente de l’Espagne l’a rendue acceptable pour les pays d’Europe. Et à la fin de cette décennie, l’heure est à la passation de pouvoirs au prince Juan Carlos, au détriment de son père Don Juan, jugé trop démocrate. Pour l’historien Paul Preston, l’orgueil de Franco exige que seule une personne de sang royal lui succède. Dès l’année suivante, si Franco règne, il ne gouverne plus, devenu dépendant de ses ministres. Le Conseil décide sur consultation. Comme souvent, l’altération de la santé du Caudillo correspond à son changement d’attitude à l’égard de son médecin.

 

Désormais, l’atmosphère entre Franco et Gil est parfois houleuse. L’heure n’est plus à la plaisanterie ou aux critiques. Le Caudillo ne supporte plus les immixtions dans les affaires politiques de celui que l’on surnomme « Vince le dur ». Pour ce médecin féru de boxe, les coups ne sont jamais loin. Longtemps protégé par le Caudillo, fort de sa position, Gil se dispute fréquemment avec ses ministres et n’hésite pas à en venir aux mains.

Le 17 décembre 1970, après l’enterrement de plusieurs victimes du terrorisme de l’ETA, alors que la foule acclame le général aux cris de « Franco oui, l’ETA non », Alfredo Sánchez Bella, ministre de l’Information et du Tourisme, s’exclame : « Quel succès nous avons eu ! » Gil sort de ses gonds et lui répond que ce triomphe est celui du peuple espagnol et non des ministres incapables dont il fait partie, qui conduisent l’Espagne à la ruine. Puis Gil l’insulte copieusement. Une confrontation qui n’échappe pas à la presse, ce que Franco déteste.

« Tais-toi, j’en ai marre que tu insultes mes ministres », lui dit le lendemain Franco, exaspéré. Gil est congédié mais, après quelques jours, il est rappelé au palais. Franco, silencieux, lui passe affectueusement la main dans les cheveux37. Mais le Caudillo n’a plus la tête à l’affection ou aux taquineries, malgré les attentions de son médecin qui, au début des années 70, lorsque sa santé commence à décliner, lui confectionne une chaise haute pour qu’il puisse se maintenir debout lors des défilés militaires38.

 

Deux ans plus tard, alors que son patient a près de quatre-vingts ans, les relations se dégradent irrémédiablement. Franco a toujours été taiseux. Il ne parle que lorsqu’on lui pose une question directe à laquelle il répond généralement en deux ou trois mots. Avec son médecin, il finit par adopter le même comportement39.

En mars 1972, la situation entre les deux hommes s’envenime. Le scandale de Reace en est le détonateur, 4 millions de litres d’huile d’olive sont détournés pour un montant de 160 millions de pesetas. Cette affaire implique le frère de Franco, Nicolas. Franco, nerveux, doit à tout prix calmer le jeu.

Face à l’incarcération de phalangistes, Gil lui assure qu’une « main noire » a surgi dans son entourage. « Vicente, au final, vous autres les phalangistes êtes une bande de racailles », lui répond Franco, furieux.

Gil, les larmes aux yeux, tente de rester digne. Il quitte le palais en se mordant les lèvres pour ne pas pleurer40.

Parfois le médecin explose. Alors qu’il est en train de masser le Caudillo, les aides de camp l’invitent à sortir de la chambre pour l’informer que la mort du président du gouvernement Luis Carrero Blanco, en décembre 1973, pourrait être un attentat terroriste. « Les fils de pute, les salopards41 !… », hurle Gil avant d’en avertir immédiatement Franco. Même lorsqu’il lit la presse, le médecin déverse des obscénités sur le gouvernement et dès que Franco le reçoit pour ses consultations quotidiennes, il critique ces corrompus incompétents. Lorsque après le décès de Blanco, le Caudillo lui cherche un successeur et envisage la possibilité de nommer l’amiral Pedro Nieto Antuñez, il s’en ouvre à Gil.

Et le médecin lui rétorque : « C’est une catastrophe pour l’Espagne. C’est un homme d’affaires totalement vérolé. » Le général nommera Arias, alors ministre de l’Intérieur.

 

Mais au fil du temps Franco est lassé par son amuseur préféré. Son comportement imprévisible et têtu irrite « son général ». Gil prend conscience que l’homme auquel il a consacré sa vie ne le soutient plus, pire il l’écarte du pouvoir et de son cercle d’intimes. Il ne l’invite même pas à ses noces d’or en octobre 1973. Alors que tous considèrent que, comme tout bon dictateur, Franco est un homme bien informé, pouvait-il ignorer les malversations et trafics d’influence de son entourage ? Non. Mais il n’apprécie pas que son médecin en fasse état. Le Caudillo préfère s’en servir pour s’assurer de la fidélité des corrompus. Aussi Gil, qui évoque sans cesse l’immoralité de son régime, finit-il par l’insupporter. Certes, il a pu un temps lui servir d’informateur mais à la fin de son règne, l’obsession du médecin devient impossible.

Comme beaucoup de médecins personnels, Gil se considère au-dessus des autres. Il a le sentiment de faire partie du cercle des intimes, et apprend à ses dépens que tel n’est pas le cas. L’influence médicale et psychologique d’un médecin personnel est rarement bien perçue par la famille ou par l’entourage et Gil, au même titre que d’autres dont les parcours sont évoqués dans cet ouvrage, en fait les frais.

 

La principale cause de la rupture a pour origine la famille de « son général », notamment son gendre, Cristóbal Martínez-Bordiú, marquis de Villaverde. Gil, populiste radical, dégoûté par l’Espagne matérialiste des années 60, ne supporte pas les paillettes. Le médecin se plaint sans cesse à Franco. Il estime que son gendre lui est hostile et qu’il fait preuve d’animosité à son égard. Pour certains, ce dernier serait jaloux, pour d’autres c’est le marquis qui le serait.

Gil affronte plusieurs fois, verbalement et physiquement, Villaverde, qu’il considère comme un playboy au teint toujours hâlé, qui n’aime que l’argent et les belles voitures. Ce chirurgien cardiaque a épousé Carmencita (Nenuca), la fille des Franco, en 1950. Il est le seul dans le pays à avoir tenté, en 1968, une greffe du cœur, un échec. Le patient meurt 27 heures après l’opération.

Ennemi juré de Gil, leurs relations sont détestables et la bagarre n’est jamais loin. Tout est sujet à discorde. À Tolède, ils se disputent au sujet des menus. La diététique du général est la chasse gardée du médecin, qui ne supporte pas que l’on s’y mêle, il a réussi, dès les années 50, à le faire maigrir. En début de soirée, lorsque Franco ne le soutient pas, Gil larmoyant lui reproche de ne pas avoir défendu le « médecin du Caudillo ».

Plus tard, des ministres de Franco sont obligés de séparer les deux hommes qui en viennent aux mains. Lors d’une partie de chasse chez des amis, Villaverde attaque de nouveau Gil : « Ce type essaie de ruiner le repas, il a mis de l’eau dans la sauce », dit le premier. « Écoute, Cristobal, tu peux dire ce médecin ou cette personne, mais je ne te permets pas de m’appeler “ce type”. Mais j’ai dit au général que je ne causerai plus de scandale avec toi42 », lui répond Gil, furibond. Depuis quelques années, tous se font l’écho de la querelle des médecins et du rôle de Villaverde, un homme qui considère son mariage comme une conquête du pouvoir et dont la rapacité familiale est sans égal43.

 

Pour la fille de Franco, Carmen, son mari, l’arrogant marquis, ne pense pas que Gil soit un bon médecin. Ironie du sort : ses propres compétences médicales seront mises en cause quelques années plus tard.

Villaverde considère que Gil n’est pas à la hauteur de sa tâche. Il œuvre pour l’écarter de l’entourage du Caudillo et lui trouver un successeur à sa solde. L’animosité entre les deux hommes atteint un point de non-retour en juillet 1975, lorsque Franco a une attaque de thrombophlébite, qui nécessite son hospitalisation. C’est Gil qui en prend l’initiative et les autres médecins y voient le signe de son influence considérable sur le Caudillo. Certains estiment que la décision médicale a été communiquée à Franco sans lui laisser le choix de la contester.

L’un d’entre eux se souvient que Gil lui a expliqué le diagnostic et l’intérêt de l’hospitaliser.

« Ça va être une bombe, lui répond Franco après un moment de silence.

— Mon général, la bombe serait que quelque chose vous arrive, dit le médecin.

— Cela va avoir des implications politiques », déclare le Caudillo après une longue pause.

Pour finir de le convaincre, Gil fait valoir que s’il venait à mourir les conséquences politiques n’auraient plus pour lui guère d’importance et qu’Eisenhower et Staline avaient eux-mêmes été hospitalisés44.

 

Lorsque Cristobal, en voyage aux Philippines, l’apprend, le 8 juillet, il rentre et tente de convaincre sa belle-mère Carmen de remplacer Gil par un spécialiste. Lorsqu’il se rend à l’hôpital pour prendre des photos du général, sous couvert d’annoncer sa rémission à la population, il se heurte une nouvelle fois à Vicente qui se met en travers de son chemin. Quelques jours plus tard, lors d’une conférence de presse en compagnie du directeur de l’hôpital, Villaverde fait valoir que l’état de Franco est sans gravité.

Il affirme disposer dans son service d’une machine cœur-poumon artificiel très moderne. La guerre entre les praticiens se prolonge désormais autour de cet outil. Certains considèrent qu’il n’est qu’un prototype dont le constructeur a abandonné la fabrication. Mais le gendre de Franco l’impose et bientôt il est installé dans la salle attenante à la chambre 609 où se trouve le général et le marquis donne des instructions en cas d’embolie pulmonaire. C’est relié à cette machine que Franco doit, le cas échéant, être transféré au bloc opératoire. Or cela est impossible, la taille de l’ascenseur ne le permet pas. Lorsqu’un des docteurs s’en ouvre à Gil, et lui demande ce qui se passera si l’équipe de Villaverde intervient, celui-ci répond, serein : « Ils n’agiront pas. » Puis il invective le policier en faction devant la porte de la chambre de Franco : « Espadin, quels ordres as-tu si quelqu’un de la chambre d’en face essaie d’entrer dans celle du chef ?… Merde, dis-moi quels ordres tu as ! » Brandissant son arme, le garde lui répond avec son fort accent andalou : « Don Vicente, dans la chambre de Franco nul n’entre, même pas Dieu45. »

 

L’état de Franco s’aggrave et pour la première fois il est incapable d’assister aux commémorations du 18 juillet, date à laquelle, en 1936, l’Espagne a basculé dans la guerre civile. Franco, immobile, a les yeux rivés au plafond. Lorsqu’il s’exprime c’est par monosyllabes.

Une passation des pouvoirs à Juan Carlos devient inévitable. Alors que le Caudillo vomit des caillots de sang, la querelle entre les médecins monte d’un ton lorsque, le 19 juillet, le général doit signer le décret à cet effet. Villaverde tente de barrer le chemin à Carlos Arias Navarro, président du gouvernement, en se mettant dans l’embrasure de la porte. Vicente le repousse brutalement sur le côté et entre avec Arias dans la chambre pour faire signer Franco.

« Quel misérable service rends-tu à Son Excellence ! Tu ne fais que mettre les choses en place pour cet enfant idiot, Juanito ! » hurle Villaverde à Gil qui l’insulte en retour, comme il en a l’habitude. Deux jours plus tard, même combat, les deux hommes se battent. Dans ces moments le médecin est incapable de se contrôler et ce manque de sang-froid lui est reproché par tous. Même le Caudillo ne sourit plus à ses virulentes diatribes.

 

Une situation délétère qui oblige la femme de Franco, Carmen, à intervenir en demandant à Gil de quitter ses fonctions46. Il y a partout des médecins mais elle n’a qu’un seul gendre, pense-t-elle. Vicentón est remplacé par une commission médicale dirigée par Vicente Pozuelo Escudero, directeur du département d’endocrinologie de la sécurité sociale, qui réduit les anticoagulants et s’attaque à la dépression de Franco en lui faisant écouter l’hymne de la légion ou des marches militaires. Aussi atypique que soit cette thérapie, Franco quitte l’hôpital le 30 juillet et reprend la gouvernance le 3 septembre, après en avoir brièvement informé Juan Carlos, au pouvoir depuis le 20 juillet. Dans les jours qui suivent, il reprend la chasse et le golf.

Son médecin est blessé par tant d’ingratitude47. Lui qui, un temps, pouvait donner son avis sur la politique et les nominations, est congédié sans égards, comme un vulgaire subalterne48.

En remerciement de ses quarante ans de services, alors qu’il pleure quotidiennement celui qu’il considère comme un père et qu’il ne dort plus, attendant sans cesse près du téléphone un appel de son idole, il reçoit, de sa femme Carmen, un téléviseur couleur ! Un geste de mépris qui marque le médecin à jamais.

On ne sait rien de ce que Franco pense de l’éviction de son ami et médecin. Toujours indifférent aux destins des autres, en a-t-il fait de même pour son cher Vicentón ? Était-il lassé de ses effusions ou des guerres internes ? A-t-il été convaincu par son gendre qu’il méritait un meilleur médecin ?

 

Tant que Franco est vivant, pense-t-on, il assure la continuation sans risque d’un retour à la guerre civile. Aussi est-ce nécessaire de le maintenir en vie aussi longtemps que possible afin d’opérer une transition en douceur. Une plaisanterie fait état d’une conversation entre le Caudillo et son successeur désigné, le prince Juan Carlos de Bourbon :

« J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle, Votre Excellence.

— Donnez-moi la bonne.

— Franco est mort.

— Bien ! Quelle est la mauvaise ?

— Vous devrez lui dire49 ! »

 

Depuis le 20 décembre 1973, date de l’assassinat par l’ETA, l’organisation indépendantiste basque d’extrême gauche de Luis Carrero Blanco, l’homme qui estime que Franco « n’a qu’un défaut : ne pas être immortel », le régime se maintient à coups de condamnations à mort. Des années marquées par le retour de la crise économique et par la violence. Villaverde, qui a toujours su exploiter la dégradation physique et mentale de son beau-père, tente de s’imposer comme substitut du Caudillo. Le médecin-gendre a écarté Gil et rêve désormais de pouvoir.

 

Dès la mi-octobre 1975, un infarctus altère encore davantage la santé de Franco et le 18, sachant la fin proche, il rédige son testament. Durant les jours suivants, ses organes lâchent les uns après les autres, estomac, poumons, reins. Il fait l’objet d’opérations et de transfusions sanguines.

L’agonie est lente. « Mon Dieu, combien il en coûte de mourir ! », dit-il.

L’état de Franco fait la une des journaux du monde entier. Pas moins de cinq crises cardiaques en une semaine, annonce la presse. Tous ceux qui lui rendent visite à l’hôpital se sentent obliger d’attester de sa « bonne santé » et du fait qu’il parle et s’intéresse aux problèmes de l’État. « L’optimisme de Franco ne faiblit pas. Il lit les journaux et regarde la télévision… L’unique jubilé est celui de la famille qui n’arrive pas à faire taire la capacité de conversation du patient50… », indique un quotidien.

 

Depuis le 30 octobre, pour la seconde fois, Juan Carlos assure le pouvoir. Le Caudillo est, un jour, mort à la suite d’une crise cardiaque, le lendemain il est en rémission, faisant des exercices physiques. Une autre fois, un visiteur le trouve attablé en uniforme, une mise en scène, dit-on, orchestrée par son gendre.

« Le tableau atteint au prodige dans le macabre. Il rappelle les toiles de la folie de Goya, l’enterrement simulé de Charles Quint, les sombres luttes intestines qui eurent jadis pour théâtre l’Escorial de Philippe II. On touche à l’irréalité », dit le correspondant du Figaro à Madrid. Le 29 octobre, l’état de santé de Franco s’aggrave brutalement. Le même journal publie en pleine page son portrait : « Un calculateur impitoyable et prudent51. » La succession est toujours bloquée.

La presse publie un portrait au vitriol du « sémillant Cristobal », marquis de Villaverde, gendre de Franco, « maître du bistouri » contesté par ses confrères. Il est le directeur d’une « clinique ultra-moderne de Marbella où il prodigue son art auprès des vieilles Américaines entichées de son teint éternellement bronzé, de sa chevelure joliment calamistrée et de ses belles façons ». Il manigance en coulisse contre Juan Carlos et falsifie les bulletins de santé de Franco en cherchant à faire croire à une impossible immortalité. Et chaque jour pendant trente-cinq jours, le général va défier tous les pronostics sur sa santé.

 

Dans les premiers jours de novembre, Franco est victime d’une hémorragie gastrique, et subit une première opération. D’autres suivront le 7 et le 14 et, cette fois, plus de « baraka ». Impossible d’envisager, quelques jours plus tard, lorsqu’il est frappé par une hémorragie digestive, une nouvelle intervention, mais il faut à tout prix le maintenir en vie le temps de trouver une solution. La horde de médecins qui s’affaire autour du Caudillo s’y acharne. On ne manque pas d’en faire état tant la situation est ubuesque. Une « lutte de Machiavel en blouse blanche contre l’ange exterminateur, c’était une scène de Buñuel dans un décor de Tinguely52 ». Deux camps s’opposent : les franquistes non convaincus par Juan Carlos et les partisans de ce dernier. Pour les premiers, il est souhaitable de maintenir le général en vie jusqu’au 26 novembre, date à laquelle le Caudillo renouvelle le Conseil du royaume et le président des Cortes, afin de lier les mains de Juan Carlos53.

 

Alors on plonge le moribond dans un coma artificiel à… 33 °C, on le congèle comme un vulgaire morceau de viande. On le vide de son sang. Diverses machines médicales contrôlent en permanence son cœur, sa tension, le nourrissent et lui permettent de respirer. Franco, l’homme replet des jeunes années, ne pèse plus que 40 kg. Il n’est plus que l’ombre de lui-même, forcé à rester en vie. Un dictateur ne peut être que mort ou vivant, il est exclu qu’il puisse se retirer de l’arène du pouvoir. Mais dans le premier cas, nul besoin pour lui de diriger, sa seule existence, même virtuelle, est suffisante. L’agonie de Mao un an plus tard, celle de Staline, plus de vingt ans auparavant, en sont révélatrices.

Franco est un mort vivant, autour de lui on complote et organise la succession. Les calculs politiques vont bon train. Ils s’opposent aux intérêts de ses proches, dont sa fille qui souhaite qu’on le laisse mourir naturellement et que l’on cesse cet acharnement thérapeutique. Elle reproche à son mari, qui est responsable de l’équipe médicale, de ne pas laisser son père mourir dignement. Les médecins sont complices de ce supplice.

Carmencita, comme elle est surnommée, finit par obtenir gain de cause. Le 19 novembre, Franco est débranché, il meurt dans un lit après trente-six ans de pouvoir absolu. Le communiqué du 20 fait état de « maladie de Parkinson, cardiopathie, ulcère digestif aigu et récurrent avec hémorragies abondantes et répétées, péritonite bactérienne, insuffisance rénale aiguë, thrombophlébite, bronchite-pneumonie, choc endotoxique et arrêt cardiaque ». Une longue liste de maladies pour celui que Gil a toujours considéré en parfaite santé.

 

À la mort du Caudillo, peu avant ses quatre-vingt-trois ans, l’on décrète vingt jours de deuil national. « Je veux être aux côtés du chef jusqu’au dernier moment », répète Gil, habillé de la chemise bleue phalangiste, en pleurs. Il se tient près du cercueil de celui qu’il ne peut laisser partir. Pour la fille de Franco, son père sera toujours le « sauveur de l’Espagne ». Elle poursuit : « Il était un militaire et il voulait l’ordre avant tout54. »

 

Malgré son jeune âge, Gil ne lui survit que cinq ans, il a perdu toute raison de vivre sans son général. Ses dernières années, il les consacre comme de nombreux autres médecins d’hommes de pouvoir à la rédaction de ses mémoires. Cuarenta años junto a Franco est publié un an après sa mort. Il y relate avec nostalgie et tendresse ses belles années dans les coulisses du pouvoir franquiste. Un livre d’hommage au Caudillo, qui passe sous silence les affres de son règne et qui dans sa deuxième édition précise en couverture : « vendu à plus de 25 000 exemplaires ! »