Benito Mussolini et Georg Zachariae

« Je ne veux pas insinuer que la grave maladie de Mussolini puisse être plus ou moins invoquée comme excuse pour ses erreurs ; mais les yeux d’un médecin jugent différemment quand il ne peut pas faire de la politique. Sa maladie explique pour le moins quelque chose, c’est que l’on doit supposer qu’il n’était pas toujours en pleine possession de son équilibre physique et de ses forces, et qu’ainsi il n’a pas dû se rendre compte, parfois, de l’importance de décisions passées qu’il était amené à prendre. »

Georg Zachariae, à propos de Mussolini

Enfin, il n’a plus à prendre de décisions ! Elles le minaient, pense Georg Zachariae, son médecin personnel dépêché par les Allemands pour s’assurer de la docilité du Duce. Isolé à Gargnano sur le lac de Garde, soi-disant pour éviter les villes propices aux bombardements, l’ancien « surhomme » de la providence a conscience de n’être plus qu’une marionnette entre les mains d’Adolf Hitler. Zachariae se consacre entièrement à cet être qu’il juge d’exception, enjôlé par ce dictateur en décrépitude. Il sait louer le Duce, dont le besoin de flatterie est sans limite. Hitler ne l’écoute plus, il n’a plus aucune crédibilité, alors va pour le médecin qu’il lui a envoyé.

Il y a six mois jour pour jour, à la veille de son soixantième anniversaire, dans une Italie déstabilisée par les défaites militaires et les attaques violentes des Alliés, le Duce est convoqué par le roi Victor-Emmanuel III. Il se souvient de l’assurance avec laquelle il pensait pouvoir faire face à cette crise du régime et de sa nervosité lorsqu’en habit civil face au roi en grand uniforme, il est congédié. La décision du grand conseil fasciste du 25 juillet 1943 a opté en faveur d’un retour de la monarchie constitutionnelle. C’est la première mort du guide tout-puissant. Tous les comptes rendus sur cette nuit font état d’un Mussolini aux traits tirés, au teint grisâtre, qui souffre et se tient l’estomac, un geste désormais habituel. Entre deux discussions, il se retire dans son bureau pour boire un verre de lait, dont il croit qu’il calme ses spasmes. « Non, aujourd’hui, pas d’injection, j’ai le sang trop agité », a-t-il dit le matin même à l’infirmière chargée de sa piqûre quotidienne. Début juillet, les Américano-Britanniques ont débarqué en Sicile et le mois suivant ont conquis toute l’île. Le 19 juillet à Feltre, alors que le débarquement sur la péninsule se rapproche, Hitler, survolté, sous speed, l’a convaincu de ne pas signer une paix séparée avec les Alliés. Six jours après, le régime fasciste est renversé et le Duce, incarcéré. Pendant plus d’un mois et demi, on le balade de prison en prison, dans un jeu de piste entre le maréchal Badoglio, propulsé à la tête du gouvernement, qui a procédé à son arrestation, et les Allemands.

Le 12 septembre 1943, un commando de parachutistes du Reich mené par le SS Otto Skorzeny le libère à l’aide de planeurs de sa geôle située à 2 000 mètres d’altitude, dans une station de ski du massif Gran Sasso, en Italie centrale. Le souhaitait-il ? « Dépouillé de l’apparat du pouvoir, Mussolini est un homme brisé… Le dictateur d’autrefois n’est plus que le pantin dompté d’Hitler et ses jours étaient comptés1. » Sa captivité a fait de lui un moribond. Il est psychiquement et physiquement atteint, il n’est plus que l’ombre de lui-même. L’homme impulsif au style théâtral, qu’Adolf Hitler admirait pour ses nerfs d’acier, n’est plus qu’un exécutant placé à la tête de la république sociale italienne dite de Salò, dont le territoire est limité à l’Italie du Nord. Rome est revendiquée comme capitale, mais cet État fantoche porte le nom de la localité, sur le lac de Garde, où est installée son administration éphémère. À quelques kilomètres de là, le Duce a pris résidence à la villa Feltrinelli, à Gargnano. Sur ce lac qui le déprime, il est isolé et sait que si on l’a éloigné, c’est pour mieux le contrôler.

 

Lointaine est l’époque où, obsédé par son apparence physique, le Duce se plaisait à dire qu’un homme qui n’a pas un corps en parfait état ne plaît pas aux femmes, et qu’un homme qui ne plaît pas aux femmes ne vaut plus rien2. Avec son crâne rasé, ses traits tirés et son corps décharné, il a perdu toute splendeur. Zachariae ne le rencontre que dans sa chute, elle rend l’homme plus humain et moins vaniteux. Alors qu’à l’apogée de sa gloire, il affirme : « J’aurais souvent aimé me tromper, mais jusqu’à présent cela ne s’est jamais produit, les événements ont toujours été ce que j’avais prévu3 », dans la chute il se justifie.

L’habileté dont a il fait preuve vingt et un ans plus tôt pour construire autour de sa personnalité un véritable culte se reflète dans la société italienne mais aussi dans l’admiration qu’il réussit à gagner auprès de nombreux chefs d’État étrangers, d’intellectuels et de l’opinion publique internationale. C’est alors un modèle d’inspiration pour de futurs dictateurs, parmi lesquels Hitler et Staline, mais pas seulement. Avant la Deuxième Guerre mondiale, Winston Churchill le considère comme son « maître ». En 1926, il le définit comme « le plus grand législateur vivant » et encore, en 1940, comme « un grand homme ». Le pape l’appelle « l’homme de la Providence » et lui confère, en 1932, l’ordre de l’Éperon d’Or. En 1933, beaucoup en Europe le surnomment « le sauveur de la paix » et même Franklin Delano Roosevelt fait à son égard des commentaires flatteurs. Enfin le mahatma Gandhi, que Mussolini accueille en 1931, alors que le pape Pie XI et le roi ont refusé de le faire, affirme : « Le Duce est un homme d’État de premier plan, complètement désintéressé, un super-homme. » La force du Duce : il sait charmer. Mais dans sa déchéance, le seul homme qui se tient à ses côtés est son médecin militaire, Zachariae. Un homme aux yeux enfoncés dans les orbites, de taille légèrement inférieure au Duce, au visage émacié et au nez long, osseux. Adolf Hitler l’a judicieusement recommandé pour le guérir de sa dépression et de son ulcère. Car il est clair pour tous que si le Duce n’a rien vu venir des manigances ayant conduit à sa destitution, c’est en raison de la maladie et de sa fragilité psychologique.

 

Dans sa vie, Mussolini ne se confie qu’à deux interlocuteurs allemands. À Emil Ludwig, grand reporter au cours des années 30 – il est alors à l’apogée de son prestige –, puis, plus de dix ans plus tard, dans une Italie ravagée, à son médecin Zachariae. Ce dernier rapporte les propos du Duce dans un livre de confidences publié en Italie en 1948 : Mussolini si confessa. Son médecin étranger et laïc est son seul ami. Des proches, Mussolini n’en voulait pas et n’en a jamais eu, même dans son plus jeune âge. Il a depuis longtemps renoncé à toute vie sociale et ne sort que rarement de son palais. Ce qu’il aime faire valoir, c’est qu’il n’a besoin de personne, pas même de conseillers, car Mussolini ne débat pas : il a raison. Ce personnage de bouffon rend le Duce presque sympathique face au « diable » Hitler qui ne se remet jamais en question, même lors de la chute du IIIe Reich. Au fil de cet ouvrage, Mussolini évoque sans retenue son passé, ses amours et ses regrets. Zachariae comprend le premier besoin de son patient : parler, parler et parler. Et ce médecin se targue dans un ouvrage publié en 1937, Der neue Weg zur Gesundheit (deux volumes), d’être un spécialiste de médecine interne expérimenté en psychothérapie et en hypnose.

Il estime être devenu un intime. Le seul auquel le Duce puisse se confier sans crainte. Et le médecin a une grande affection pour ce patient écœuré par l’Histoire, trop heureux de s’ouvrir à cet étranger qui ignore tout de ses actes, des incidents de Salò et de l’agonie imminente de la république sociale. Chacun y trouve son compte et entre les deux s’installe une relation quotidienne faite de confidences et de familiarité. Zachariae force la confiance, sans crainte d’un malentendu ou d’une trahison. Une relation qui va au-delà du secret médical et qui est intrinsèquement liée à la personnalité, la position et l’isolement de son patient. Mussolini, qui toute sa vie a fui les relations de peur d’être trahi, a vu en son dernier médecin le seul qui lui serait d’une loyauté absolue. Et lorsque, quelques mois après son arrivée, la présence de Zachariae n’a plus de justification médicale, c’est Mussolini qui demande à Berlin qu’il reste auprès de lui.

 

Zachariae est arrivé début octobre 1943. Muni de sa feuille de route, des documents nécessaires et de quelques médicaments ainsi que des éléments attestant de ses bons résultats dans le traitement des maladies de l’estomac et de l’intestin. Même imposé, il veut convaincre son patient de sa crédibilité. D’expérience, dit-il, ces maladies changent physiquement et psychiquement un homme et détruisent sa résistance. « Devant moi se déroule une tragédie humaine et historique, et je suis appelé à assumer un devoir dont on ne pouvait pas encore mesurer la portée », écrit-il avec vanité.

Toute sa vie, il se souviendra de sa première entrevue avec le Duce. Il l’a fait amener quelques jours après son arrivée, au matin du 10 octobre. C’est un certain M. Horn, physiothérapeute et gestapiste, qui vient le chercher à l’auberge Bella Riva. Zachariae a le sentiment qu’Horn, qui masse chaque jour le Duce, est également chargé de s’assurer que le docteur respecte bien les ordres et les prescriptions de Theodor Morell, le médecin personnel du Führer. Le surveillant doit toujours être surveillé…

Horn emmène Zachariae à la villa Feltrinelli. Située au pied du lac, cette grande propriété aux tons roses possède un très beau parc. Au premier étage, le Duce occupe la grande pièce centrale, une porte donne directement dans sa chambre à coucher et sa salle de bains. Sa femme, Rachele Guidi, est cantonnée dans une chambre au rez-de-chaussée. De toute façon, les époux ne se croisent pas beaucoup. Claretta Petacci, la maîtresse du Duce, vit à quelques kilomètres de là.

Rachele dit que tout dictateur qu’est son mari, il se montre l’homme le plus obéissant entre les mains des médecins. Certes, il peste contre eux et leurs remèdes, mais en leur présence, il accepte tout sans rechigner et remplace même la chemise de nuit qu’il porte habituellement par un beau pyjama4. Quand il reçoit Zachariae, c’est en chemise de nuit et peignoir de mauvaise qualité.

Lorsque le médecin pénètre dans la chambre du Duce et fait un salut militaire, il est sous le choc. « Voyez-vous dans quel état je suis ? », lui dit Mussolini, allongé sur le divan de sa chambre, alors qu’il lui tend une main maigre et froide. Lors de cette première consultation, Zachariae dit en avoir eu « les bras qui tombent ». « Ce visage que j’avais vu des centaines de fois en photo, celui d’un empereur romain, était pâle, jaunâtre, très maigre, les pommettes étaient très saillantes et rendaient ses joues encore plus émaciées qu’elles ne l’étaient déjà. Malgré cela, je fus tout de suite fasciné par son regard et ses grands yeux protubérants, dans lesquels se lisait tout ce qui se passait dans la tête du Duce : une attente immense, un appel à l’aide silencieux, mais aussi une profonde résignation et une grande fatigue. Il me parla très cordialement et me décrit en allemand, qu’il connaissait parfaitement, l’évolution de sa maladie5 », se rappelle le médecin. « Je me suis trouvé face à un homme en ruines, de toute évidence au seuil de la mort », se souvient-il. Zachariae s’interroge : « Comment un homme qui vingt ans plus tôt a annoncé à son peuple une nouvelle ère et qui a suscité une foi aveugle a-t-il pu faire face à ses fonctions d’homme le plus puissant du monde et gouverner dans un tel état, pendant quatre ans, l’Italie, en guerre ? » Replié sur lui-même, le Duce fuit ses responsabilités et se lamente de n’être plus qu’un jouet entre les mains des Allemands : « Ils sont toujours là, comme les taches sur la peau d’un léopard6. »

 

Avec le temps et l’évolution de la situation politique, les rapports d’amitié qui lient Hitler et Mussolini se sont transformés en dépendance. L’élève est devenu le maître. Le temps est révolu où l’on complimentait Hitler en lui disant : « Le Mussolini allemand s’appelle Adolph Hitler. » Le Duce est reconnaissant, Hitler l’a libéré mais il est conscient, déçu et frustré, que ce dernier n’a pour lui aucune considération et ne lui laisse pas de marge de manœuvre. Il est placé sous la surveillance de Rudolf Rahn, ambassadeur allemand, et du général SS Karl Wolff, le responsable de la sécurité des troupes allemandes en Italie.

 

Lorsque Hitler lui enjoint après sa libération de mettre en place la « Repubblica di Salò », Mussolini s’exécute comme un subalterne. Il n’est plus question de politique de puissance inaugurée par l’Italie fasciste du Duce, ni de restaurer le faste de l’Empire romain contrôlant la Méditerranée, ni même d’indépendance à l’égard du Reich. Le 15 septembre 1943, à Rastenburg, dans le quartier général du Führer, le Duce est arrivé sur le tarmac de l’aéroport comme un fantôme « confus et vidé par Dieu sait quelle maladie, nageant dans un manteau trop long et trop large pour lui, avec un chapeau noir enfoncé de travers, et dont les yeux qui furent un temps si vifs ont maintenant une expression de peur et de fatigue mêlées7 ». Hitler est effaré, le personnage césarien qu’il a connu a laissé place à un ectoplasme sans couleur et sans vie. Cet homme qu’il apprécie, qui n’hésite pas à défier Dieu et qu’il a depuis une décennie considéré comme hors du commun, n’est qu’un simple mortel en déroute.

 

Les services secrets allemands basés à Rome ont établi un rapport, au mois d’avril 1943, faisant état d’une détérioration physique et mentale du Duce. On doute de ses capacités à diriger dans de telles conditions. Le Führer pressent depuis longtemps la précarité de son état de santé, mais n’a pas connaissance de sa gravité et aucune confiance dans la médecine italienne. D’ailleurs, aucun des nombreux docteurs consultés par le Duce n’est parvenu à le soigner. Seul un praticien allemand, pense-t-il, en est capable et c’est tout naturellement qu’il se tourne vers son charlatan de confiance, Theodor Morell, pour sélectionner celui qui doit assumer cette tâche. Il est exclu que son propre médecin s’absente pour soigner un autre homme, aussi important soit-il. Mais pour Morell, impossible de renoncer au statut de médecin référent de ce prestigieux personnage. Le Duce est son « patient D », deux lettres de l’alphabet après son cher Hitler, son « patient A ». Dès le 17 septembre 1943, il écrit à des amis pour se vanter de son statut de médecin du dictateur italien : « Mon illustre patient [Hitler] est en bonne santé, et je peux en dire autant d’un second patient de marque que j’ai maintenant dans le Sud. Il semble malheureusement que nous n’irons pas là-bas dans les semaines qui viennent, contrairement à ce que j’avais espéré… Bien que sa santé soit excellente, mon Chef ne me laisse pas partir, de peur qu’il ne m’arrive quelque chose pendant le vol8. »

 

Son choix se porte sur un interne des hôpitaux, Georg Zachariae. Mobilisé le 26 août 1939, ce dernier prête en 1943 ses services au département des officiers de l’hôpital 101 de Berlin-Westend. Descendant d’une illustre famille de juristes anoblis, « Zachariae von Lingenthal », le médecin est un nazi convaincu, entré au NSDAP le 1er août 19309 (son numéro de membre du parti est le 272466) puis dans la SA le 1er mars 1932, avant de devenir le chef local (Ortsgruppeleiter von den Dorf) de la SA à Waldsieversdorf, un patelin de 900 habitants.

Le 23 septembre 1943, Morell lui transmet l’ordre d’Hitler d’assurer par procuration les fonctions de docteur de Mussolini. Zachariae n’est pas un ami, mais il l’estime à la hauteur de la tâche délicate qui lui est confiée. De toute façon, considère Morell, il n’a vocation qu’à être un exécutant chargé d’appliquer à la lettre ses recommandations et traitements médicaux. Pourquoi lui ? Zachariae, qui n’a aucune sympathie pour Morell, s’interroge sur les raisons de ce choix mais accepte cette tâche, trop heureux de ses nouvelles attributions. Toutefois, contrairement au médecin du Führer, il doute de la possibilité de soigner un homme par personne interposée. Et dès son ordre de mission, il s’émancipe, dit-il, de ce mentor encombrant, et demande à consulter les radios du Duce. Il ne veut pas se fonder sur les seules analyses de Morell et souhaite établir son propre diagnostic. Son examen clinique révèle un ulcère duodénal, qui entraîne un blocage partiel des conduits de la bile et un gonflement du foie. Par ailleurs, il constate que le cœur et les poumons sont sains et son électrocardiogramme, normal. Aucune trace de la syphilis juvénile dont on lui a fait part. À compter de ce moment, précise-t-il, il décide de ne s’en remettre qu’à son seul jugement.

 

Son départ de la capitale allemande n’a pas été sans heurts. Son affectation doit rester secrète, on lui a intimé l’ordre de n’en parler à personne. Il est même interdit à Zachariae de mentionner son mode de transport. « Je compris plus tard que c’était Morell qui voulait que ma mission reste secrète », dit-il. Serait-ce pour dissimuler l’état de santé du Duce, en cette période charnière de la guerre ? Morell souhaite-t-il, en cas de guérison de Mussolini, que les mérites et honneurs de sa rémission lui soient attribués ? L’attitude de Morell place Zachariae sur la défensive. Il le connaît : un homme en apparence aimable et courtois, qui est en réalité vaniteux et d’une méfiance presque pathologique à l’égard de tous. En cas d’échec, il sera le seul responsable ; dans le cas contraire, il restera dans l’ombre.

Considérant l’état de santé du Duce, cette mission est périlleuse, pense-t-il. Il ne mange pas, ne va pas à la selle et ne dort plus. Pour éviter les douleurs digestives, il s’alimente peu et se nourrit uniquement de fruits cuits, arrosés d’une quantité importante de lait, et pour parer à sa constipation, il se gave de laxatifs. Tous, que ce soit en Allemagne ou en Italie, pensent qu’il souffre d’un cancer à l’estomac et que sa fin est proche, indique Zachariae.

 

En réalité, certains sont dubitatifs sur les origines organiques des maux du Duce. Joseph Goebbels, le chef de la propagande du Reich, estime que le Duce n’est pas aussi malade qu’on le croit et précise : « Le professeur Morell, qui l’a examiné, n’a constaté aucun symptôme d’affection aiguë ou dangereuse. En particulier, il est faux que le Duce soit atteint d’une maladie vénérienne. Morell n’a découvert chez lui que des troubles circulatoires, du surmenage et un dérèglement des fonctions digestives, c’est-à-dire les affections typiques de l’homme politique révolutionnaire moderne, dont nous souffrons tous quelque peu. Chez le Duce, le mal est à un stade avancé mais Morell est persuadé qu’il peut guérir10. » Nulle trace de cancer, d’ulcère ou de syphilis, mais uniquement des maux liés au stress et à la fatigue. Son propre patient, Hitler, n’est-il pas sujet à des crampes d’estomac aux origines somatiques ?

 

Seules les visites de son médecin-confesseur interrompent la solitude de Mussolini. Dès son arrivée, Zachariae note le manque « d’harmonie dans la famille du Duce et l’absence d’amitié entre lui et ses collaborateurs politiques ». Ses relations avec sa femme et Clara Petacci, sa maîtresse, sont tumultueuses. Depuis que le Duce a délaissé cette dernière lors de son incarcération, rien n’est plus pareil.

Enfin, ce sont des proches qui ont mené la fronde ayant conduit à son arrestation : Giuseppe Bottai, Dino Grandi, et son propre gendre, le comte Galeazzo Ciano. Même son ancien médecin, Aldo Castellani, qui l’a soigné de 1925, lors de sa première crise d’ulcère, jusqu’en 1943, s’est rangé aux côtés du roi Victor-Emmanuel III, lorsque celui-ci l’a destitué.

Le Duce se sent plus étranger à son entourage qu’à l’égard de ce véritable inconnu de médecin, mandaté par les Allemands. Et alors qu’il ne le connaît que depuis peu et qu’il est normalement suspicieux, il s’en remet à lui. Zachariae, pour sa part, est convaincu d’être le seul parmi les praticiens de son entourage à être parvenu à le soigner. Mais était-il vraiment malade ? Pour son médecin, nul doute ; la réalité est plus nuancée.

 

Lors de son premier examen médical, Zachariae constate que les résultats confortent sa première analyse. D’après lui, jusqu’alors Mussolini était « soigné avec le diable ». À chaque fois que son état empire, on lui enjoint de boire toujours plus de lait. Irma, l’infirmière personnelle du Duce, lui confie que ses précédents médecins lui ont prescrit un régime qu’il a suivi docilement : thé, biscottes avec un peu de beurre, et de temps en temps des fruits cuits. Outre deux litres de lait bouilli par jour. Bref, une aberration. Les cuisiniers de Mussolini confirment : impossible de le convaincre de manger de la purée de pommes de terre ou des légumes légers, sans qu’il se plaigne immédiatement de maux de tête. Interpellé par un tel régime, Zachariae informe immédiatement son patient d’une grave erreur de diététique. D’après lui, la constipation ne peut qu’être due à un trop-plein de lait qui engendre de gros nœuds dans l’intestin. Les fortes purges prescrites pas ses médecins n’ont aucun effet. Et c’est sans compter les carences en vitamines de ce régime. Vingt ans plus tôt, son patient a eu un ulcère et depuis 1940, malgré de nombreux traitements, son état n’a fait que s’aggraver. Ses crampes d’estomac se déclarent deux ou trois heures après les repas et, la nuit, elles le minent. Il a le sentiment qu’on lui donne de virulents coups de poing dans le ventre.

 

Le foie est gonflé et dur jusqu’au nombril, dont la surface est lisse. À travers la peau fine du ventre de Mussolini, Zachariae sent les intestins rigides et une zone très sensible à la pression, la partie stomacale. En particulier au-dessus du sternum, vers les côtes du côté droit. Impossible de repérer la vésicule biliaire. Il constate également une pâleur des yeux, due à une anémie secondaire, et une pression sanguine très basse pour un homme de soixante ans : 100/70. Enfin, la chair du Duce est tombante et sèche et son abdomen maigre dans sa partie inférieure, mais dans la supérieure, celle où se trouvent le cœur et les poumons, aucune anomalie. Tous ses réflexes semblent normaux, voire rapides, même les yeux fermés, excluant tout soupçon de maladie post-syphilitique de la moelle épinière. « Quand je lui demandai s’il avait déjà eu une telle infection, dit Zachariae, il me répondit négativement, ajoutant que ce n’était qu’une rumeur qui avait été lancée pour lui nuire11. »

 

Le médecin se félicite de sa provision de médicaments, dont, dit-il, il connaît et apprécie l’efficacité. « La matinée suivante, aux alentours de 10 heures, quand je retournai voir le malade, j’avais décidé après mûre réflexion de ne pas tenir compte des prescriptions de Morell, mais d’agir de mon propre fait », affirme-t-il. Il n’est pas convaincu par le traitement à base d’iode pour protéger le cœur et les vaisseaux contre les ravages d’une syphilis. « Pourquoi surcharger un foie malade et gonflé avec des médicaments inutiles ? », se demande-t-il.

Ce praticien souligne qu’il ne veut en aucun cas que le Duce se transforme comme Hitler en pharmacie ambulante. Que penser de cette affirmation de Zachariae alors que l’on sait que Morell lui-même doutait que le Duce fût atteint par cette infection ? Comme pour son patient Hitler, cette maladie n’est que chimère. Et alors qu’il indique être sorti de son rôle d’exécutant de Morell, il apparaît que des substances identiques ont été prescrites au Führer et au Duce. « J’ai opté pour une cure d’hormones mâles chimiquement pures en injection toutes les deux semaines pendant dix jours, remplacée la semaine d’après par des injections d’hormones femelles, en doses croissantes », dit le praticien. Zachariae ne précise pas le nom des substances qu’il administre mais les seules dont il dispose sont celles de Morell : les produits de seconde génération développés par les laboratoires Hamma, dont il est propriétaire, et qu’il administre à Hitler : l’Orchikrin, un extrait de testicules pour parer à la déficience en hormones sexuelles chez les mâles, et le Prostakrinum, à base de vésicule séminale et de prostate contre la fatigue et les états dépressifs12. Ignore-t-il les effets positifs de ce traitement sur l’humeur de son patient ? Peu probable, mais il exclut de faire état de ses faiblesses psychologiques.

Le médecin y ajoute des stimulants dont la Vitamultin-C. Son patient est dans un tel état d’épuisement qu’il doit lui faire chaque jour des piqûres pour reconstituer ses réserves et lui donner celles nécessaires à son quotidien13 », écrit-il. Quels sont les autres traitements préconisés par Morell ? Le Mutaflor ? Zachariae en fait l’éloge dans une lettre à son collègue : « Comme vous aviez raison de considérer que la flore intestinale joue un rôle majeur dans les processus digestifs quotidiens. J’ai pu l’observer par moi-même dans plusieurs cas que j’ai traités ici. »

Des médicaments que Morell lui remet régulièrement par l’intermédiaire de L’Obergruppenführer SS Wolff, ainsi que le médecin du Führer le note dans son journal le 6 janvier 1944 : « Lui ai remis des médicaments pour l’Italie14. »

Enfin, comme Morell à l’égard d’Hitler, il équilibre le régime alimentaire du Duce, ordonnant que soient servis des légumes, des fruits frais, du poisson. Mais surtout, il lui interdit le lait. Pour éviter un changement trop radical, il en réduit la quantité à un quart de litre par jour puis, après une semaine, le supprime complètement. Les effets positifs de ces changements sont rapides mais Zachariae ne dit rien de la possible origine psychosomatique des maux de son patient.

 

Fasciné par la personnalité de Mussolini, flatté par l’importance qu’il lui accorde, Zachariae est heureux de mener à bien, et en toute « indépendance » à l’égard de Morell, la mission confiée. Lorsque quinze jours après la mise en place de ce nouveau protocole, Mussolini déclare : « Je dois vous dire que je me sens libéré, je n’ai plus de douleurs au ventre et je n’ai plus peur la nuit », il est comme son patient, comblé. Ses crampes douloureuses et insupportables ont disparu et son foie, dont le fort gonflement était inquiétant, diminue petit à petit, retrouvant sa taille normale au bout de quatre semaines. Le médecin est confiant, désormais l’intestin fonctionne sans purge, la sensibilité du foie a diminué et il pense que d’ici deux mois elle aura disparu. Le Duce est impressionné. Enfin, son examen sanguin démontre une augmentation favorable de la matière colorante du sang et des globules rouges.

 

Le régime de Mussolini se compose essentiellement de légumes légers, comme la carotte et la pomme de terre, et il boit du thé sans lait, peu sucré. Zachariae sait que sa tâche est facilitée par le fait que son patient ne boit ni ne fume, mais elle est ardue lorsqu’il s’agit de le convaincre de manger deux ou trois fois par semaine de la viande ou du poisson. Il parvient à le persuader que seuls ces aliments lui permettront de retrouver sa vigueur mais dès qu’il reprend des forces, il redevient, comme Hitler, végétarien. Comme lui, le Duce n’a pas peur des contradictions : des injections à haute dose d’hormones animales, alors qu’il refuse de se nourrir avec des aliments de même origine.

 

« Pour les gens de son entourage qui l’avaient vu avant que je ne commence le traitement et qui le voyaient à présent, le changement le plus notable était sa posture droite, le retour d’une peau normalement tendue, la légère coloration du visage, qui perdait de plus en plus sa pâleur jaunâtre. Le patient reprenait également le moral, il semblait d’abord extrêmement apathique, mais à présent, après quelques semaines, il devenait toujours plus vif, montrant un nouvel intérêt pour les événements politiques, le travail et les affaires de l’État », souligne Zachariae avec vanité. Alors que les hormones n’ont aucun effet sur les douleurs stomacales, le médecin affirme qu’elles diminuent celles du Duce. En réalité, c’est la testostérone qu’il lui injecte qui optimise le mental et les capacités de décision du Duce et son nouveau régime alimentaire qui lui convient. Reste le problème du poids, pense le médecin, qui ne comprend pas pourquoi il continue à maigrir. Lorsqu’il en cherche la cause, il constate qu’il refuse de manger copieusement. Zachariae est convaincu que les raisons sont liées aux difficultés que rencontre peuple italien pour se nourrir suite aux problèmes d’approvisionnement dus à la guerre. Il relève que son patient se met en colère lorsqu’on lui propose de manger quelque chose que le peuple italien ne peut obtenir ! L’admiration qu’il porte au Duce ne cesse de croître, lui, l’homme de la marche sur Rome avec ses chemises noires, se prive en hommage à son peuple ! La crédulité de Zachariae est à son paroxysme.

 

Malade, son patient se lève vers dix heures du matin puis, au gré de l’amélioration de son état de santé, à neuf puis à huit heures, et chaque jour Zachariae lui rend visite. Le médecin reste une heure à discuter de choses et d’autres. Puis, vers vingt heures : « Mussolini me reçoit de nouveau et nous avons souvent, au cours de ces heures tardives, de longues conversations sans fard, d’homme à homme. Ces moments sont ceux durant lesquels le Duce est le plus communicatif et où l’on peut apprécier ses qualités, son intelligence et son extraordinaire mémoire15 », dit-il. Un être en tout point supérieur à Hitler, que ce soit en termes de culture ou d’intelligence. Ce que souhaite Zachariae, c’est que son patient « supporte à nouveau de grands efforts physiques et spirituels16 ». Il est convaincu par l’image que le Duce a toujours souhaité donner : celle d’un homme capable de faire des journées de 18 ou 19 heures (14 le dimanche), mais dont le bureau reste toujours bien dégagé dans la mesure où il conserve dans sa tête la complexe machinerie de l’État.

Un mythe façonné grâce aux journalistes qui rédigent des articles sur son acharnement au travail et insistent sur le fait qu’il ne dort que cinq heures par nuit et est capable, si besoin est, de travailler plusieurs nuits consécutives sans prendre aucun repos. Pure légende avant la république de Salò, alors après…

 

La propre femme du Duce y a contribué. Dans son livre, elle décrit les journées de son mari comme encore plus chargées et le dépeint comme un parfait spartiate. « Il pratique la natation, l’escrime, le ski… Coiffé d’un large chapeau de paille, torse nu, le chef de l’Italie fasciste participe aux moissons et surtout à la propagande. Vêtu d’un simple short, il fait de longues courses sur le sable de la plage de Riccione. Casquette blanche, pantalon blanc, veste bleu marine avec pochette blanche, il se transforme en yachtman à bord de son bateau Aurora… Dans sa résidence d’État de 1920 à 1943, la villa Torlonia, il mène une vie familiale et simple, lever à 6 h 30, petit déjeuner de dix minutes puis gymnastique et équitation avant de quitter vers 8 heures son domicile pour s’acquitter de ses fonctions. À l’exception des jeudis et vendredis, dit-elle, il est toujours le premier au bureau17. » À cette fiction s’ajoute celle de sa sobriété. Il trempe à peine ses lèvres dans son vin et encore, par obligation, dans un pays producteur.

Son médecin aime défendre son patient. Pour lui, Mussolini a une vie studieuse et loin du faste qu’on lui prête habituellement. La vie à la villa Feltrinelli est particulièrement simple. Le personnel de service se compose d’un cuisinier, d’un valet et de trois servantes. La famille du Duce mène une vie recluse, elle ne fréquente pas la société mondaine… Il reçoit 14 000 lires par mois. Son seul « luxe » : une manucure tous les quinze jours et un bon entretien de ses uniformes.

 

Enfin, Zacharie est sous le charme de l’intellect de ce polyglotte qui parle quatre langues et qui chaque matin, avant de quitter sa chambre, lit un chapitre de philosophie, d’histoire de l’Italie ou un poème de Goethe. Il a toujours à portée de main La République de Platon. Tous les jours, avant de se rendre à son bureau, il parcourt un chapitre de ses enseignements sur l’État. Zachariae est convaincu par le propos de son patient : il ne doit pas perdre de vue, dans son activité de gouvernance, les grands principes de la politique. Pour celui-ci, c’est un amoureux des arts et des lettres. L’indépendance et l’objectivité inhérentes à la profession de médecin sont inexistantes et chaque mois, lorsque Zacharie envoie son rapport au quartier général du Führer, tous se réjouissent de l’amélioration de santé du Duce.

 

Deux mois après l’arrivée du docteur allemand, le Duce, dont l’état de santé s’est amélioré, doit s’entretenir avec le Führer. Certes, après de longues journées de travail, il est fatigué, mais il est désormais capable de suivre les affaires de l’État, d’après son médecin. L’alliance est loin (l’axe Rome-Berlin), l’Allemagne, qui l’a remise en place, souhaite s’assurer de sa maîtrise de la situation en Italie et de sa fidélité. Il est sous le contrôle du Reich comme l’entière zone nord-orientale de l’Italie, le sud est rallié aux Alliés. Quatre divisions italiennes ont été constituées en Allemagne pour être formées à l’utilisation d’armes modernes : des unités composées presque uniquement de volontaires, principalement d’anciens combattants et de vieux fascistes. Mussolini tient à aller visiter au moins l’une de ces divisions et à se présenter devant ces nouvelles troupes. Un train a été mis à sa disposition et son fidèle compagnon Zachariae l’accompagne dans ce voyage. Mais, dit-il, il ne le voit que brièvement tant son patient est occupé par les préparatifs de la rencontre avec le maître du Reich. Il ne quitte pratiquement jamais le wagon qui lui sert de bureau. À 9 heures du matin le lendemain du départ, il inspecte la division « San Marco ». Mussolini passe en revue les bataillons et monte sur une estrade pour prononcer un discours bref mais, selon son docteur, ferme. C’est sa première apparition en public depuis sa libération. Zachariae en est convaincu : sa voix forte, sa posture droite, la certitude de la victoire qui émane de lui ne manquent pas de faire forte impression sur les troupes. Il estime que c’est seulement au milieu de ses hommes, qui croient encore au destin de leur patrie, que son illustre patient se sent libre. Et lorsqu’il est acclamé à son départ par une foule de soldats qui le touche et qui l’embrasse, il est certain que c’est du jamais vu dans son pays, l’Allemagne d’Adolf Hitler.

À l’issue de l’entretien du 9 décembre 1943, Mussolini note : « À peine Hitler m’aperçut-il qu’il m’embrassa, mais je me sentis mourir lorsqu’il abandonna les civilités pour faire porter son discours sur la situation italienne. J’étais fatigué, découragé, déprimé, et je craignais même de souffrir d’un cancer. […] Je n’avais envie ni de parler ni de discuter, mais seulement de me reposer. Au lieu de cela, je dus tout de suite écouter le Führer18. » Il constate avec désillusion que, devenu son débiteur, l’effort de guerre italien nécessite l’intervention de Berlin et qu’il ne suscite plus de déférence et respect de sa part. Il est désormais son obligé, dans une Italie incapable de se passer de l’aide de l’armée allemande et menacée par un débarquement allié.

À l’issue du procès de Vérone, qui se tient en janvier 1944, sont condamnés à mort ceux qui ont trahi le Duce, dont Ciano, le mari de sa fille aînée Edda. Une exécution qui inspire à Churchill, interrogé par son beau-fils qu’il déteste sur celui qu’il considère comme le leader le plus courageux de la Seconde Guerre mondiale, la saillie suivante : « Mussolini. Il a eu le courage d’exécuter son gendre. » En réalité, le Duce n’a d’autre choix que de se plier aux exigences du Führer.

 

Six mois après son arrivée au chevet du Duce, Zachariae estime qu’il « a de nouveau recouvré tant de forces qu’il peut reprendre l’activité sportive, à laquelle il a été habitué autrefois et qui a tant participé à son image de surhomme. Du vélo dans un premier temps, puis une heure et demie de tennis par jour lorsqu’il ne pleut pas, sous le regard affectueux de son médecin qui s’émerveille de sa « légèreté juvénile et son enthousiasme sur le court ». Son patient n’a plus de douleurs à l’estomac. Pour Zachariae, il a réussi là où les autres ont échoué. Le Duce en est également convaincu. Et le praticien ajoute avec fausse modestie : « Mon activité de médecin se limite à contrôler son état de santé et au traitement d’éventuels coups de froid19. » Un miracle ? s’interroge le médecin dans son ouvrage. Non, il considère avoir tout simplement soigné un ulcère duodénal, avec du bon sens et les médicaments adaptés. Mussolini a même retrouvé la forme de ses vingt ans, pense le docteur.

Au printemps suivant, le 22 avril 1944, les deux acolytes reprennent le train et arrivent à Salzbourg pour une nouvelle entrevue avec Hitler. La poignée de main des deux dictateurs est longue et cordiale, relève le médecin. Avec son patient, ils sont installés au château de Klessheim. Le lendemain, lorsqu’il rend visite au Duce, il va bien et aborde les conversations avec calme, mais il note une certaine émotion. Zachariae croise Morell qui s’enquiert de la santé de Mussolini et demande à le voir. Et le soir, lorsqu’il rejoint son cher patient, il le trouve éreinté par les longues réunions politiques. Pour se détendre, il lit des poésies de Goethe. Lorsque son médecin constate que ni Göring ni Himmler, qui se trouvent dans les environs, ne viennent saluer le Duce lors de son séjour, il en ressent comme lui une forte humiliation. Comme leur Führer, ils n’ont aucune considération pour l’armée italienne et méprisent la faiblesse de Mussolini. Après un déjeuner avec Hitler, le Duce et son médecin sont reconduits à la gare. Zachariae évoque dans son ouvrage la popularité intacte de son patient lorsqu’à chaque village-gare traversé le train doit ralentir en raison de la foule amassée pour le saluer. Il est conquis par l’émotion qu’il suscite et touché par sa disponibilité à son égard, surtout qu’il le considère comme un travailleur acharné. À aucun moment, il ne prend en compte le fait qu’il est moins sollicité et n’a plus de véritables fonctions.

 

Mi-juillet 1944, Zachariae suit de nouveau le Duce dans sa visite des divisions italiennes, entraînées sur le territoire du Reich et au Führer. Au mois de mars, en remerciement de ses bons et loyaux services, Zachariae a été promu au rang de lieutenant colonel.

Ils se déplacent dans un train suivi de longues colonnes de voitures d’escorte, pour prévenir de potentiels vols aériens ennemis. Cette fois, c’est Zachariae qui est malade, une fièvre rhumatique et de fortes douleurs aux articulations réduisent sa mobilité. Le Duce lui a bien proposé de ne pas venir, mais le médecin estime que quelles que soient les circonstances, son rôle est d’être à ses côtés. Comme lors de chacun de leurs déplacements, il apprécie de voir que son patient est acclamé par des admirateurs, y compris en Allemagne. Lorsque le Duce accepte de descendre du train pour signer des autographes sur des photos tendues par les gens, il est en pleine vénération. Mussolini lui dit être frustré par les inspections qui sont parfois interrompues en raison des sirènes d’alerte d’avions alliés, alors qu’il souhaite visiter tous les locaux. Zachariae est ému par cet homme si concerné par son peuple. Il note que dans ces moments de liesse, le Duce n’est pas fatigué. Ce qui le galvanise, ce sont les manifestations d’affection de la foule. « Il est radieux, les yeux pétillants, il n’a jamais été aussi en forme. Il court dans tous les sens pour visiter et contrôler lui-même tous les camps. Alors que les officiels qui le suivent semblent complètement épuisés au bout de deux heures, lui paraît frais et dispos, de très bonne humeur20 », dit-il. Zachariae raconte qu’ils mettent plus d’une heure à monter dans leur train pour repartir à cause de soldats passionnés qui veulent absolument voir, parler et toucher le Duce. À aucun moment, il ne semble prendre conscience du débarquement des Alliés en Normandie et de la prise de Rome. Et pourtant la fin est proche.

L’arrivée au quartier général du Führer, la Wolfschanze (Tanière du Loup), près de Rastenburg, en Prusse Orientale, est plus austère. Dans cette forêt humide, les Allemands ont construit un quartier général permettant à Hitler d’être au plus près des opérations à l’Est. Un lieu lugubre, dans lequel tous sont en effervescence. L’ordre a été donné de fermer portes et fenêtres du train et de ne pas s’y montrer. Une heure avant l’arrivée du Duce, le 20 juillet, le Führer a été victime vers 12 h 45 d’une tentative d’assassinat orchestrée par Claus von Stauffenberg, opération dite Valkyrie. Hitler, haineux, a donné l’ordre d’exterminer les traîtres et leurs familles jusqu’au dernier. Mussolini l’ignore et à la descente du train, ni lui ni son médecin ne comprennent la situation.

Informés par leurs interlocuteurs respectifs, Morell pour le premier, Hitler pour le second, Zachariae et Mussolini apprennent que le Führer a été blessé à la main droite, brûlé sur certaines parties du corps et il a un tympan déchiré. Cette rencontre, la dernière, est plus brève que d’habitude, on parle même de visite-éclair. Au moment de prendre congé, Hitler serre la main du Duce, pour certains, d’une main tremblante, pour son médecin, avec effusion. Le Führer lui rappelle qu’il est son meilleur et surtout son seul ami. L’alliance est à l’agonie mais Mussolini n’a jamais été aussi en forme depuis le début de la guerre. Lui qui a toujours vécu dans une compétition permanente, et qui a si souvent été en position d’infériorité face au Führer, prend enfin conscience des faiblesses du Reich et de son chef. Il n’est pas le seul à être humilié et trahi : une pensée réconfortante.

 

Au mois de décembre 1944, malgré les problèmes de rationnement d’essence et les Allemands qui lui refusent ce déplacement au motif de l’impossibilité d’assurer sa sécurité, le Duce retourne dans sa ville de consécration : Milan. Comme toujours, il croit à sa bonne étoile et pense que rien ne peut l’empêcher de montrer à son peuple qu’il maintient le cap de la République sociale italienne.

Pendant trois jours, mi-décembre, le Duce teste sa popularité. Depuis 1936, il n’est pas réapparu en public dans cette ville et au théâtre Lirico, devant un parterre choisi, il fait un discours enflammé. Mussolini appelle les Italiens à se battre et à défendre leur honneur. Pendant quelques minutes, il retrouve la magie du verbe et du geste21. La naïveté du médecin est patente : pour lui la venue de son patient n’a pas été officiellement annoncée, il est content et fasciné de constater une nouvelle fois que la foule est en liesse. Lorsque le Duce descend de l’estrade, il serre la main de Zachariae et lui dit : « Je dois vous remercier, car c’est aussi grâce à vous que j’ai pu vivre jusqu’à ce jour. » Pour ce médecin, c’est la consécration. Il pense qu’il est parvenu à ressusciter un homme à moitié mort et de lui rendre la même flamboyance qu’aux plus beaux jours du fascisme. Et lorsque les deux jours suivants, le Duce fait arrêter sa décapotable à divers endroits de la ville pour tester son renom, Zachariae est comme un gamin admirant son héros. Certes, il a de nombreuses fois constaté la célébrité de son patient, mais il pense qu’à Milan elle est à son apogée. Et comme toujours en ces instants, il est heureux et convaincu du rôle qu’il a joué. Pendant quelques jours, la mélancolie du lac laisse la place à l’allégresse.

En janvier 1945, c’est dans le froid et la neige que Zachariae et son patient effectuent leur ultime voyage, une dernière visite à la quatrième division. Un voyage que les conditions climatiques rendent difficile. Seul le Duce, dans sa puissante Alfa Romeo 2800, roule sans encombre, observe son médecin. Mais non sans retard, et Zachariae affirme qu’il ne se plaint jamais et demande expressément à ne recevoir aucun traitement de faveur. Il dort sur un lit d’appoint dans une auberge rustique et, comme tous, se réveille frigorifié. Lorsqu’il remarque les piètres conditions de vie des soldats italiens, Mussolini est mécontent et son médecin relève qu’il est silencieux. Zachariae craint pour sa santé en ce rude hiver.

 

Ce que ni Hitler, ni Morell n’ont anticipé, c’est la fascination que Mussolini suscite chez Zachariae. Il le considère comme « l’homme le plus humain, le plus sage, le plus cultivé jamais rencontré ». S’il a commis des erreurs de jugement, c’est uniquement en raison de sa maladie. Le médecin-geôlier est sous le charme, flatté. Un ingénu ? Ou un fin psychologue qui sait tirer parti de l’isolement et de la vanité de son patient ? Probablement les deux. Nul autre n’a pu interroger le Duce et obtenir autant de réponses, et Zachariae a l’habitude des maladies nerveuses, ayant dirigé avant la guerre un sanatorium pour les patients atteints de ces troubles. Le Duce a-t-il, comme à son habitude, rusé pour retourner celui qui est venu pour l’amadouer et se forger une posture dans l’Histoire22 ?

Privé de tout espoir de victoire, Mussolini voit son état empirer. Son médecin pense que son ulcère n’a pas disparu, qu’il était juste en sommeil. La brusque réalité de la capitulation et de ses conséquences sur sa personne le détruit. Il est insomniaque et ses brèves phases de repos ne lui profitent guère car elles sont agitées et irrégulières. Enfin, il maigrit à vue d’œil, son rétablissement n’est plus qu’un souvenir. « Durant les jours précédents la défaite, quand il n’y avait plus aucun doute sur le fait que la guerre soit perdue, le Duce, doté de capacités physiques et intellectuelles très supérieures à la normale pour son âge, a eu une grave attaque nerveuse, une véritable paralysie. Apathique, il montre un manque absolu d’énergie et d’intelligence, tout ce qu’il possédait avant à un niveau très élevé. Il ne dort ni ne mange plus, dans ces circonstances, l’art médical ne pouvait plus rien pour lui23 », dit son médecin et dernier admirateur.

En avril, alors qu’Hitler et Mussolini, dans un dernier sursaut, tentent encore de faire croire à une possible victoire, l’armée Rouge est devant Berlin et les Alliés ont presque atteint l’Elbe. En Italie, les gens ont conscience que ce n’est plus qu’une question de jours.

Mais le Duce décide de retourner à Milan et s’installe dans sa dernière résidence, la Préfecture sur le corso Monforte, avec les ministres et les officiels du régime. En ce moment d’une extrême agitation, Zachariae ne le voit que peu. Le 25 avril, les Alliés, qui remontent vers le nord du pays, ont franchi le Pô et obligé les Allemands à un repli dans les Alpes. Les forces allemandes en Italie sont de 600 000 hommes face à un million et demi de soldats alliés. Les nouvelles du front sont mauvaises, les troupes italiennes et allemandes se retirent les unes après les autres, les soldats prennent la fuite à pied.

Lorsque Zachariae retrouve son patient à Milan, il est face à un Mussolini qui veut faire croire que la situation n’est pas irrémédiable. Le médecin note qu’il lui est impossible d’admettre la défaite imminente. Son état physique empire de jour en jour. Il est réservé, même à son égard. Lorsqu’il tente de le convaincre de fuir et lui expose les deux seules solutions qui s’offrent à lui, demander l’asile en Suisse ou repartir à Gargnano, et de là fuir de nuit en Espagne par voie aérienne, le Duce, ému, ne lui répond pas. Contrairement à Hitler qui éructe, Mussolini est silencieux. Pour rassurer Zachariae, il lui dit qu’il prendra sa décision dans l’après-midi. Jusqu’à la fin, son fatalisme a raison de lui.

Entouré des derniers fascistes conscients que leur sort est lié à celui du Duce, ce dernier est constamment sollicité sur ses positions par ces gens qui demandent protection. L’ambiance de fin de règne est délétère. Mussolini est enfermé dans son bureau, qu’il arpente de long en large, les poings sur les hanches et le menton relevé. Il insulte les Allemands qui les ont traités comme des esclaves et liste tous les péchés qu’ils ont commis24. Celui qui se considère comme son seul ami, Zachariae, l’aperçoit lorsqu’il va de son bureau à sa chambre. Son visage est crispé et pâle comme la mort, relève-t-il.

Lorsqu’à 17 heures son patient lui indique qu’il ne veut pas abandonner ses compagnons, le médecin est convaincu qu’ils l’ont influencé à mauvais escient. Lui le Duce, ne trahit pas ! Lui, l’homme fidèle jusqu’à la fin, pense qu’il a le devoir de vivre, un jour l’Italie aura besoin de lui. Même en ces derniers instants, Zachariae garde pour lui une admiration sans bornes et leur dernière conversation le convainc de l’intégrité morale de son patient.

Les chefs de la résistance veulent le faire traduire devant un « tribunal du peuple », mais il est hors de question pour le Duce de prendre le risque d’un second 25 juillet. Reste la fuite dans la Valteline, dernier bastion de la résistance des chemises noires où il pense qu’il sera à l’abri des Alliés et des partisans. Alessandro Pavolini, le chef du parti fasciste, lui a assuré que ses hommes sauraient le protéger. Devant le bâtiment sont stationnées des voitures prêtes à emmener le Duce et son entourage à Côme. Lorsque l’ordre du départ est donné, que Mussolini sort de sa chambre et serre la main de son médecin, il est tellement troublé qu’il ne peut dire un mot et Zachariae pense qu’il est désespéré. Même ses yeux si expressifs ont perdu leur éclat habituel. Il a le sentiment d’avoir face à lui un homme gravement malade et perdu. C’est la dernière fois qu’il le voit, mais il ne le sait pas encore.

Alors que le Duce se lamente sur le fait qu’il soit seul et abandonné de tous, en va-t-il de même pour son médecin ? Aurait-il pu le suivre ? Certainement.

 

20 heures : Mussolini descend dans la cour, grimpe dans la voiture et donne l’ordre de partir. En quelques minutes, le cortège a disparu. Ceux qui ont décidé de le suivre dans sa fuite sont peu nombreux. Mussolini, malgré les craintes exprimées par l’homme chargé de la reconnaissance de la route, opte pour la rive ouest du lac dont les routes sont étroites et sans débouchés, permettant une échappée. Mais elles mènent vers l’étranger, la Suisse. Les péripéties qui vont émailler cette fuite sont rocambolesques. Le SS Birzer, auquel Hitler a personnellement confié la sécurité de son homologue fasciste et de sa suite, le convainc de se déguiser en soldat de la Luftwaffe. Pari risqué et ultime atteinte à sa dignité ? On l’aide à s’habiller d’un épais manteau trop grand qui le couvre de la tête aux pieds. On lui remet un casque allemand, qu’il coiffe à l’envers sous le regard excédé du chef du parti fasciste de la république de Salò, qui le replace. Le Duce pique une colère mais ce SS a appris à les gérer car à côté de celles d’Hitler, elles sont de courte durée. Mussolini s’en prend avec mépris à Pavolini et l’écarte violemment lorsqu’il tente de le retenir de suivre Birzer. « J’accepte à contrecœur votre idée. Je ne veux pas tomber entre les mains des partisans. J’ai avec moi des documents de première importance. Ce sont les preuves que j’ai tenté de toutes mes forces d’empêcher la guerre. Elles me permettent d’être parfaitement tranquille et confiant dans le jugement des peuples », dit-il à Birzer en montant dans le camion. Il reproche à Pavolini ces fantomatiques brigades noires censées assurer sa protection : « Je pars avec les camarades allemands parce que je ne peux plus faire confiance aux Italiens. » Ce grand superstitieux, qui croit au mauvais œil et à sa bonne étoile, a-t-il encore la naïveté de penser qu’il peut s’en sortir ?

 

Le 27 avril, lors de la fouille à Dongo, en Lombardie, d’un camion immatriculé WH 529527, à l’arrière duquel se cache Mussolini, qui feint un coma éthylique et porte des lunettes de soleil masquant son visage, il est interpellé par un « camarade », puis un « Excellence », et enfin un « Cavaliere Benito Mussolini », qui le fait enfin réagir. Il se rend sans résistance. A-t-il conscience que son arrestation à Dongo est sa deuxième mort, la mort physique ?

Fusillé avec sa maîtresse le lendemain, les corps sont transportés à Milan, et livrés post mortem, sur le sol du piazzale Loreto, à la vindicte populaire. Une femme tire cinq balles sur le cadavre pour se venger de ses fils morts, un homme pisse dessus. Puis ils sont pendus par les pieds et hissés sur un treillage métallique avec les dépouilles de cinq autres suppliciés.

 

L’autopsie du Duce, ou plutôt de ses restes – son crâne qu’il dit de « panzer » a été fortement endommagé par la chute brutale au sol lorsqu’on a détaché sa dépouille –, révèle qu’à la veille de sa mort, il est « exceptionnellement sain ». Il n’est trouvé chez celui qui, depuis ses vingt ans, a été traité par une armée de médecins, nulle trace d’un ulcère à l’estomac, ni de syphilis. Mussolini, contrairement à John F. Kennedy dont la santé est son secret le mieux gardé, instrumentalise son mal pour conforter son image d’homme ascétique et fort, insensible à la fatigue et à la douleur. Son secrétariat particulier regorge de lettres d’Italiens ou d’étrangers, généralement de petites gens dévotes, qui éprouvent le besoin de lui faire part de l’intérêt qu’ils portent à sa condition physique. Certains lui indiquent l’adresse d’un praticien réputé ou d’un guérisseur, ou lui recommandent un remède susceptible de le débarrasser de son « ulcère à l’estomac25 ». Cette maladie a-t-elle été un mythe de plus dans la légende du Duce, au même titre que la syphilis ?

 

Certains considèrent qu’il ne souffre d’aucune maladie organique, mais d’une dépression nerveuse provoquée par une suite d’humiliations et de déconvenues, lorsqu’il prit conscience du filet qui se refermait lentement autour de lui26. Le gendre du Duce, Ciano, indique en janvier 1943 que son fils Vittorio lui a parlé de la santé de son père : « Il a eu, ces derniers jours, une nouvelle crise de douleurs gastriques, ce qui est grave, parce que cela réduit l’alimentation et la rend insuffisante. Tous les médecins s’accordent pour déclarer que le mal n’est pas organique. Comme moi, ils sont convaincus que le mal est d’origine nerveuse27. »

Et l’influence de Zachariae est psychologique. Il est le seul qui, dans un moment de grande faiblesse, sait prendre soin de Mussolini, le seul qui ne le juge pas et lui redonne confiance. Comme souvent, l’influence est réciproque. Alors que le Duce a déclaré un jour à un journaliste français : « Un leader ne peut avoir ni égal ni ami, il ne doit accorder sa confiance à personne », Zachariae s’impose. Dans sa déchéance, l’importance du seul homme avec lequel le Duce s’entretienne encore sort grandie. L’un a su forcer la confiance, l’autre l’admiration sans réserve. Le médecin participe même au mythe de la maladie du Duce. À la lecture de l’autopsie, pouvait-il révéler l’absence de lésions graves de la paroi stomacale, sans faire état du caractère psychogène des maux ? Peut-on instrumentaliser une telle origine ? Impossible pour un homme de pouvoir. Comment le guide de l’Italie fasciste, l’homme aux nerfs d’acier, peut-il admettre son incapacité à faire face au stress de la vie politique ?

Enfin, Zachariae ne peut remettre en cause sa légitimité de praticien. Il veut être considéré comme le seul médecin ayant réussi là où les autres ont échoué : « Les événements se sont succédé et nos chemins se sont éloignés, mais je peux déclarer avec certitude que Mussolini, dont l’état physique après sa guérison équivalait à celui d’un homme de quarante ans, aurait pu encore vivre longtemps, si la vie ne lui avait pas été enlevée violemment. J’appris plus tard que son cadavre avait été autopsié par un médecin à l’hôpital de Milan et qu’il avait cherché en vain les signes d’un cancer et des maladies de la colonne vertébrale et du cerveau ; l’autopsie avait également démontré que le corps de Mussolini était dans un état tel qu’il aurait pu vivre encore longtemps. Le cœur et les vaisseaux sanguins, tout particulièrement, avaient démontré une jeunesse remarquable ; de son ulcère duodénal, il ne restait qu’une toute petite cicatrice, quasi invisible. Ainsi, mon traitement se révélait justifié et ses effets, confirmés », souligne-t-il pour sa part.

 

À l’époque les troubles somatiques ne sont guère pris en compte, or les douleurs que le Duce attribue à son ulcère ne se révèlent-elles pas dans ses moments de stress intense ? Notamment lorsqu’il subit les humiliations du Führer ? Est-ce la raison pour laquelle ni le professeur Aldo Castellani, ni les autres sommités du monde médical appelées à son chevet n’ont pu le débarrasser de ce mal récurrent depuis qu’il a pris le pouvoir, il y a plus de vingt ans ?

À Salò, il n’a plus de prérogatives et pas un seul instant Zachariae ne le juge ou prend en considération la réalité historique ; même après sa mort, il lui garde toute son affection. C’est une des forces de Mussolini, il sait se rendre presque « humain », au point d’attirer la compassion à son égard. Au cours des 19 derniers mois de sa vie, Zacharie a été la personne la plus proche de lui.

La reddition de l’Italie est signée avant la mort du Führer le 29 avril à 14 heures mais elle n’est effective que le 2 mai. Informé de la mort du Duce et de sa maîtresse, Hitler se suicide quelques heures après son seul « ami ».

 

De tous les médecins dont le parcours est évoqué dans cet ouvrage, Zachariae eut le « règne » le plus court : moins de deux ans. On connaît peu de lui avant septembre 1943 et rien après la mort de son patient. Les seules informations disponibles sont celles-ci : il a repris ses activités en Allemagne après avoir séjourné quelques années à Milan où il publie, en quête de gloire, son ouvrage sur le Duce.

Zachariae est le médecin le plus anonyme de cet essai, avant et après son affectation. Il meurt vingt ans après le Duce. « J’ai assisté de nombreux malades, j’ai vu mener avec espoir et avec désespoir, avec fatigue, résignation et une furieuse énergie, une bataille sauvage contre les forces destructrices du mal, mais jamais je n’avais ressenti de manière si intense la tragédie qui réside dans chaque maladie, comme je l’ai ressenti dans ce cas particulier qui touchait l’un des hommes les plus puissants du monde28 », dit le fier et fidèle Zachariae.

Alors que la première analyse de ce médecin lorsqu’il voit le Duce pour la première fois est la bonne – il se porte mieux car il n’a plus peur des décisions et de leurs conséquences –, Zachariae, qui souhaite participer à l’Histoire, adopte l’art cher à son patient : celui de la dissimulation, et participe au mythe du Guide qui a su, malgré la maladie et les douleurs, faire face à son devoir. Entre eux, c’est une histoire de flatterie réciproque, un Duce le pied dans la fosse qui reprend les tours de passe-passe de sa carrière, un interne sans lumière, issu d’une famille prestigieuse, qui du jour au lendemain devient le médecin personnel et le soigneur glorieux d’un des hommes d’État honnis du XXe siècle.