John Fitzgerald Kennedy et Max Jacobson

« I got me a man named “Dr Feelgood”

And oh yeah, that man takes care of all my pains and my ills…

And after one visit to Dr Feelgood

You’d understand why Feelgood is his name. »

ARETHA FRANKLIN

Nul n’incarne mieux, politiquement et en matière de psychotropes, les années 1960 que le président des États-Unis John F. Kennedy et son médecin secret, Max Jacobson. Par son charisme et son magnétisme, le premier est le symbole de la jeunesse et du renouveau, tandis que le second, mystérieux et fascinant, a inspiré le praticien de Don Draper, héros de la série culte Mad Men.

 

Les mains dans le dos, Max Jacobson fait les cent pas dans la salle de consultation de son cabinet situé au nord-est de l’île de Manhattan à New York, entre Central Park et l’East River, au cœur du quartier chic de l’Upper East Side. Il essait d’éviter de marcher sur les fioles et d’écraser les seringues qui jonchent le sol. Les containers à usage médical débordent de papiers et de matériel. Dans ce dépotoir, le ménage est fait rarement, voire jamais. Le docteur est convaincu qu’il existe une organisation dans la désorganisation. Derrière se trouve son laboratoire, tout aussi mal rangé, dans lequel il met au point des concoctions aux effets enchanteurs, à l’image du surnom de cet alchimiste, dit « le Dr Feelgood1 ».

Comme le soulignent ses patients, « tout le monde va chez Max… Il les a tous rendus dépendants ». Jacobson est convaincu d’être un spécialiste du stress : grâce à lui, les gens surmontent les aléas de leur vie professionnelle ou les événements difficiles. À l’instar de l’inventeur de la molécule de l’amphétamine, le chimiste Gordon Alles, il est son premier patient2. Depuis des années, il est dépendant de ce que l’on appelle dans la rue le speed, une drogue de synthèse hautement addictive qui produit euphorie et stimulation mentale. En cette fin de journée, Jacobson est anxieux. Il attend un mystérieux politicien influent dont la visite a été organisée par un de ses amis et patients. Alors que généralement sa salle d’attente ne désemplit pas, il a souhaité que ce jour-là, pour plus de discrétion, elle soit vide. Tous ses patients ont dû quitter les lieux, il est seul et attend. C’est la première fois de sa vie que l’assurance qui le caractérise se fendille. Certes, il est accoutumé aux célébrités, mais il a un pressentiment : celui qui vient le consulter marquera à jamais sa carrière.

 

Jacobson est un homme athlétique aux ongles noircis par les produits et la nicotine. Bras musclés, cheveux gominés, lunettes en corne aux verres épais, il paraît vingt ans de moins que son âge. Survolté, il prend cependant le temps de faire chaque jour trente longueurs de bassin à la piscine. Malgré son air de savant fou, c’est un des médecins les plus prisés des États-Unis, le docteur des V.I.P. Son aura est telle que le sénateur John Fitzegerald Kennedy, futur 35e président des États-Unis, a souhaité le rencontrer.

Jacobson est habitué à voir défiler chez lui le Tout-New York et le Tout-Hollywood, les gens influents du monde artistique ou de la politique. On se précipite chez celui dont on entend dire, dans toutes les soirées mondaines, qu’il peut en un rien de temps vous rendre la vivacité de votre jeunesse et vous permettre de faire face à n’importe quelle obligation professionnelle. On lui reproche de traiter des patients en bonne santé, qui attendent des heures sans broncher, mais ils repartent « en chantant », se vante ce médecin. Dans son cabinet, on croise des réalisateurs de cinéma, tels Cecil B. DeMille ou Otto Preminger, des acteurs comme Anthony Quinn, Elizabeth Taylor, ou des écrivains de renom dont Tennessee Williams et Truman Capote. Même Lord Moran, le médecin personnel de Winston Churchill, lui demande des détails sur sa médication lorsqu’il en constate les effets sur Cecil B. DeMille3. Grâce à Max, les chanteurs ont la voix claire, les écrivains écrivent mieux et plus vite, les réalisateurs font les trois-huit. Le concierge actuel du cabinet de Jacobson se souvient encore, cinquante-six ans après, du récit de son prédécesseur : Kennedy arrivait à grandes enjambées et ressortait quelques minutes plus tard, fringant, pour s’engouffrer dans sa voiture présidentielle.

 

Chaque jour, il reçoit plus de trente patients. Certains viennent une fois par jour, voire plus, d’autres une fois par semaine ou par mois. Mensuellement, il achète 80 grammes d’amphétamines, soit cent doses de 25 milligrammes, dispensées chaque jour, matin, midi et soir, à ses riches clients. Il utilise 1 270 aiguilles et 650 seringues par semaine. Il reçoit la nuit jusqu’à 4 ou 5 heures du matin. La fatigue ne résiste pas à son cocktail vitaminé, à base de speed et d’hormones, dont la teneur en amphétamines peut atteindre 50 milligrammes. Sa fille Jill Jacobson se souvient qu’à toute heure des célébrités débarquaient à son domicile pour le voir et que lorsqu’il était absent, elles la suppliaient de le contacter immédiatement ou de leur indiquer où il se trouvait, prétextant parfois une crise cardiaque4. Jacobson habite près de son cabinet, sur la 86e rue, dans un immeuble modeste. Il vit simplement, même s’il bénéficie des largesses de ses clients. Parmi les atouts de ce médecin, son charisme et son éternel sourire. Il force la confiance et l’admiration, comme les médecins de la vieille école, disent certains patients. Il parvient à calmer les plus anxieux et à les remettre au travail. On dit que « Miracle Max » doit avant tout son succès aux potions qu’il injecte à ceux qui sont en quête d’énergie et de confiance en soi. Elles désinhibent et donnent un sentiment d’invincibilité. Capote en décrit l’effet : « Comme un véritable instant d’euphorie. On se sent comme Superman. On vole. Les idées vous parviennent à la vitesse de la lumière. Vous pouvez être en activité pendant 72 heures sans pause café. Vous n’avez besoin ni de dormir, ni de manger. Votre activité sexuelle se prolonge toute la nuit. Puis vous tombez, une chute… et vous courez chez Max. Vous cherchez le moustique allemand, l’insecte au dard magique. Il vous pique et, d’un seul coup, vous planez de nouveau5. » Personne ne sait exactement ce qui lui est injecté, mais l’effet suffit à convaincre. Jacobson est un intime et l’on ne se soucie guère de la composition et des conséquences de ses prescriptions. John Kennedy, pas davantage. Certains de ses clients le qualifient de « docteur diabolique » et indiquent avoir ignoré qu’il leur avait prescrit des amphétamines. Est-ce bien raisonnable ? Peut-on penser que grâce à des substances naturelles ou de simples vitamines, on a la capacité de travailler quatre jours d’affilée ? « Max croit à ce qu’il fait. Comment quelqu’un qui me fait me sentir aussi bien peut-il être mauvais ? Ceux qui croient en Max ne comprennent pas les dangers et, lorsqu’ils les comprennent, ne veulent pas y croire. Lorsqu’ils y croient, ils s’en fichent6 », résume le chanteur et patient de Max Jacobson, Eddie Fisher.

 

Kennedy et Jacobson se rencontrent par l’entremise de Charles F. Spalding, ancien agent de change et ami du politicien, rencontré à Harvard. Le sénateur, qui doit faire face aux rumeurs sur sa santé, estime impératif que nul n’ait connaissance de sa visite chez ce sulfureux médecin new-yorkais. Durant les primaires du parti démocrate, l’entourage de son adversaire Lyndon B. Johnson a fait courir un bruit selon lequel il serait malade. Kennedy doit à tout prix garder cette image de jeune homme vaillant, héros de la guerre qui doit remettre l’Amérique en mouvement. Chez les Kennedy, tout est une question d’image et il faut coûte que coûte que John, obsédé par la sienne, donne au public le sentiment d’être un homme capable de mener à bien la politique du renouveau américain.

Ses médecins officiels, dont le Dr Janet Travell qui le suit depuis 1955, se chargent d’affirmer qu’il est dans une « superbe condition physique ». En juillet 1960, elle lui adresse un courrier cosigné avec le Dr Eugene Cohen, qui souligne qu’il n’est pas atteint de la maladie d’Addison et, lorsque la presse s’interroge sur l’état de santé du présidentiable, Travell répond en veillant à son anonymat qu’enfant, il n’était pas particulièrement malade et que ses problèmes de dos ont été résolus par son opération de 19547.

Enfin, exténué par la campagne, et conscient de ses déficiences physiques, il s’est mis en quête d’un médecin à la potion magique. Celui qui en un instant vous transforme en super-homme.

Deux des amis de Kennedy, Charles F. Spalding et le photographe Mark Shaw, lui recommandent leur docteur, Jacobson. Et le premier organise dans le plus grand secret un rendez-vous, en indiquant que ce patient souhaite garder l’anonymat.

Dès les premières minutes Jacobson est sous le charme de Kennedy. Il le fixe intensément des yeux, convaincu que c’est le meilleur moyen de connaître une personne. Avant d’ouvrir la bouche, il note consciencieusement toutes ses caractéristiques physiques et, comme à son habitude, ne l’ausculte pas, ni ne prend son pouls ou écoute son cœur. Étonné par le désordre qui règne dans le cabinet médical et pour détendre l’atmosphère, Kennedy lui parle de leur ami commun, Shaw, avant de lui expliquer les raisons de sa visite : il est stressé à l’idée du face-à-face avec Nixon. Jacobson le convainc immédiatement que son cocktail vitaminé lui sera d’une grande aide. Il est impressionné par cet homme qui lui donne le sentiment de faire grand cas de ses propos et de ses recommandations. La première injection transforme Kennedy. Il repart fort, détendu et concentré, armé d’un flacon de gouttes vitaminées à base d’amphétamines. Le médecin sait que ce politicien brillant sera désormais un de ses fidèles.

 

Depuis des années, Kennedy est « accro » aux analgésiques et aux drogues en tout genre. Atteint de la maladie d’Addison, une destruction progressive des deux glandes surrénales, son corps n’est plus en mesure d’assurer la synthèse habituelle des hormones. Une affliction dont le diagnostic est difficile, et qui porte parfois le nom de « maladie du bronzé » car elle engendre une hyperpigmentation, outre une asthénie, une hypertension artérielle et un amaigrissement. Chez Kennedy, elle est également à l’origine de ses problèmes de dos. Il prend constamment d’importantes quantités de cortisone en injections et en pilules (desoxycorticosterone), dont les doses sont augmentées à compter de 1961. Une substance qui améliore la concentration, l’énergie et l’hyperactivité, mais lui bouffit et teinte le visage. Lui sont aussi administrés des stéroïdes, proches de l’hormone sexuelle mâle, la testostérone sécrétée dans les testicules. Comme dans la potion magique d’Astérix, ils renforcent le travail musculaire et peuvent rendre euphorique ou dépressif, lors du sevrage. Certaines sources indiquent qu’avant sa présidence, Kennedy eut un épisode de psychose stéroïdienne. Trouble psychiatrique induit par une surdose.

Pour soulager ses douleurs au dos et marcher sans béquilles, il doit chaque jour se faire injecter une importante quantité de médicaments comme la Procaïne (anesthésiant local). Sans compter les antibiotiques, pour lutter contre une maladie vénérienne dénommée urétrite non gonococcique, connue aujourd’hui sous le nom d’infection chalcidienne, contractée il y a des années mais réactivée par ses nombreuses parties de jambes en l’air. Il prend aussi du Lomotil, du Metamucil, du Paregoric (à base d’opium), pour ses problèmes de crampes abdominales, d’estomac, de perte de poids et de diarrhées. Des pathologies souvent induites par l’insuffisance surrénale.

Enfin, Kennedy pratique une automédication à base d’amphétamines et de barbituriques dont la Ritaline, utilisée dans le traitement de l’hyperactivité chez l’enfant, ou la Benzédrine, élaborée en 1928 pour traiter les troubles respiratoires, qui augmente la vitalité et diminue l’appétit8. Du Tuinal (qui combine deux barbituriques, le secobarbital et l’armobarbital), pour dormir9.

Il consomme également du Demerol, un antalgique opiacé de synthèse proche du Fentanyl qui a provoqué la mort du chanteur Prince en avril 2016. Sa femme, Jacqueline Bouvier-Kennedy, surnommée Jackie, s’en inquiète lorsqu’elle en retrouve dans sa salle de bains et interroge Jacobson à ce sujet10 ; outre de la codéine et de la méthadone, sans oublier l’alcool, la cocaïne, le LSD et le haschich. Avec une telle consommation, il dit se sentir souvent « groggy » ; on le serait à moins !

 

Ses déficiences physiques, Kennedy et son clan souhaitent les garder secrètes, sa santé étant son talon d’Achille. Dans cette famille, tout est une affaire de confidentialité : les femmes, la came et la mafia. Le culte du secret et son penchant pour la gent féminine, John les a hérités de son père, Joseph Patrick Kennedy Sr., « Joe ». Et ce dernier, avec son fils cadet Robert, agissent comme des boucliers lorsque les frasques sexuelles de John sont divulguées, avec l’aide de la presse acquise à la famille.

Quant à sa relation aux médecins et à la drogue, Kennedy se charge lui-même de l’entourer de la plus grande discrétion, et même lorsqu’il est hospitalisé pour sa maladie d’Addison, il fait état d’attaques de malaria, contractée dans la marine. Arthur M. Schlesinger Jr., historien conseiller à la Maison Blanche, dit l’avoir questionné en 1959 à ce sujet. « Une personne qui a la maladie d’Addison ne devrait pas se présenter à la présidence, mais je n’en suis pas atteint11 », lui répond John. Les Kennedy sont prêts à marcher sur une corde raide pour parvenir à leurs fins, dans un pays où le mensonge est honni. Depuis son plus jeune âge, John frôle souvent la mort et, six ans avant sa présidence, il est opéré pour la quatrième fois du dos et ne pèse plus que 55 kg pour 1 mètre 83 cm ! Pensait-il que si son état de santé était connu, il n’aurait aucune chance ?

 

Après avoir obtenu sa nomination à la tête du parti démocrate, Kennedy se présente à la présidence face au républicain Richard Nixon. Le 26 septembre 1960, quelques heures avant le premier débat télévisé, Kennedy se rend de nouveau chez Jacobson. Il est dans un piètre état et peut à peine parler. Le médecin lui injecte des amphétamines directement dans le cou, au niveau de sa boîte vocale12. Une méthode qu’il utilise pour les chanteurs de la Metropolitan Opera House et qu’il réitère sur le président un an plus tard avant un discours au Nations-Unies.

Lorsque le jeune sénateur apparaît devant 70 millions de personnes, il est bronzé, fringant, son énergie communicative. Nixon, qui sort d’une grippe, est blafard, fatigué, hagard, suintant, et sa barbe naissante n’arrange rien. Ce débat change la donne, Kennedy le devance désormais de quelques points. Le candidat du sang neuf persuade son peuple de voter pour lui. Il est convaincu que les injections lui donnent l’image du jeune homme athlétique et robuste qu’il souhaite véhiculer. « Ce qui compte ce n’est pas qui tu es, mais ce que les gens croient que tu es », lui répète son père Joseph. À l’image de Franklin D. Roosevelt qui a fait oublier sa chaise roulante, Jack se doit de faire oublier son corps meurtri au prix du mensonge. Ses médecins, même post mortem, seront ses complices.

À partir de ce jour, Jacobson se tient à sa disposition. Lors du discours d’intronisation de Kennedy, le 20 janvier 1961, au cours duquel il prononce cette célèbre phrase : « Ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous, mais ce que vous pouvez faire pour votre pays », Jacobson se tient parmi les privilégiés, sous la tribune présidentielle. Invité à la cérémonie, il est intronisé dans l’entourage du jeune président. Lui qui a réussi à faire partie du cercle des happy few, navigue désormais dans les hautes sphères du pouvoir.

Lorsque Kennedy souhaite le contacter, la Maison Blanche l’appelle sous le nom de code « Mrs. Dunn ». Jacobson saute dans un avion, généralement le Cessna bimoteur de son patient Mark Shaw devenu le photographe officiel de la famille, à destination de Washington, et rejoint le président où qu’il soit.

Dans ces années-là, les amphétamines sont la panacée et Jacobson est le roi des injections. Une pratique qui n’est pas sans rappeler celle de Théodor Morell, médecin personnel d’Adolf Hitler et « Reichsminister des injections ». Contrairement à son confrère et compatriote allemand, Jacobson continue à suivre d’autres patients mais Kennedy est désormais celui auquel il se dévoue entièrement, même s’il n’est pas son médecin officiel. Pour Hitler, il importe que nul ne sache ce que son praticien lui administre ; pour Kennedy, l’existence même de cet homme doit demeurer cachée. Incomparables en termes de politique et de personnalité, les deux hommes ont un point commun : l’addiction aux drogues. Tous deux sont des pharmacies ambulantes, et la liste des substances, souvent identiques, qui leur sont administrées, est impressionnante : amphétamines, analgésiques, barbituriques, cocaïne, hormones et stéroïdes, sur de longues périodes.

 

Rien ne prédestinait la rencontre de Jacobson et Kennedy, mais l’ascension de ces deux hommes aux dix-sept ans d’écart est prodigieuse. Max Jacobson, l’enfant pauvre d’un shtetl proche de Fordon, à la frontière polonaise, est né le 3 juillet 1900 dans une fratrie de trois garçons. Son père est le boucher casher de la petite communauté juive. Il a rencontré sa femme par les petites annonces. Lorsque Max est encore très jeune, la famille part vivre en Allemagne, en quête d’une vie meilleure.

Aux États-Unis, John Fitzgerald Kennedy, catholique irlandais, né à Brookline (Massachusetts), est issu d’une famille privilégiée qui compte une fratrie de neuf enfants. Son père, piqué de politique, a soutenu Franklin Delano Roosevelt dans l’espoir un jour de lui succéder par procuration. John est un garçon maigrichon, à la santé fragile, qui enchaîne les maladies infantiles, telles la scarlatine, l’appendicite, les problèmes de poids ou les grippes dans une famille où l’on prône compétition et férocité. Sa mère, distante et froide, n’a qu’un but : élever des enfants en parfaite santé. Avec John c’est un échec. Aucun jour de sa vie, il n’a été ni malade ni mal en point, mais il ne se plaint pas et souffre seul, en silence, ce qui force l’admiration de son entourage. De toute façon, son père Joe ne supporte pas les pleurs et la faiblesse. Être en forme caractérise la force, la volonté, le courage et surtout l’ambition.

 

Les deux ont endossé leurs carrières de médecin et de politicien pour des raisons différentes. « À cause d’un accident dans mon enfance », dit Max. Le généraliste, puis le chirurgien qui le recoud à la jambe, ont fait une grande impression sur lui. Le premier pour sa compassion, le second pour sa belle voiture. Malgré de modestes finances, sa mère veut que son fils étudie, ce qu’il accepte volontiers, fasciné pas les sciences. À l’âge de dix-sept ans, sa mère lui trouve un poste d’assistant médical dans un hôpital. Le jeune homme poursuit de brillantes études de médecine, avec un intérêt particulier pour la biochimie. Fasciné par les nouvelles molécules, il aime les tester sur lui-même. En 1929, diplômé de médecine, il effectue son internat à l’hôpital universitaire de la Charité. Lorsqu’il s’installe à son compte, il continue d’exercer à l’hôpital où il concentre ses recherches sur les maladies neuromusculaires, telle la sclérose en plaque. Mais également sur les hormones, les vitamines, les enzymes puis les amphétamines, qui permettent à ses patients de faire face au stress et aux difficultés de la vie.

 

Kennedy étudie à la Choate school, institution censée préparer à l’Ivy League, qui regroupe les plus prestigieuses universités américaines, dont Harvard. Un test psychologique réalisé à dix-sept ans révèle un QI de 119, et s’accompagne du commentaire suivant : « Il a acquis une réputation d’insouciance, de négligence et d’inefficacité et semble à l’aise dans ce rôle13 ». Avant d’intégrer Harvard, ses études à la L.S.E (London School of Economics) et à Princeton sont interrompues pour cause de maladie. Ses résultats universitaires ne sont guère brillants. Mais son père, puissant homme d’affaires, premier président de la commission de réglementation des autorités boursières (Securities and Exchange Commission), puis ambassadeur des États-Unis en Angleterre, sait user de son argent, de sa position et de son entregent lorsqu’il s’agit de la carrière de son fils. Tous les moyens sont bons au service de l’ambition.

 

À plus de 6 000 kilomètres, le Tout-Berlin ne parle plus que du traitement miraculeux de Jacobson. Ce serait lui, qui avant sa fuite vers les États-Unis via la Tchécoslovaquie, Vienne et Paris aurait remis aux organes du parti nazi la formulation que la société Temmler utilisera pour fabriquer la Pervitine, introduite sur le marché allemand deux ans après son départ du pays14. Une amphétamine utilisée par l’armée allemande et par Hitler lui-même. Dans chaque ville de transit, Jacobson fournit à son cercle de proches et à quelques patients son cocktail régénérant à base de substances animales, de vitamines A, B, C et E et surtout d’amphétamines, voire de barbituriques. À chaque fois sa réputation le précède, surtout dans le monde artistique. Ce sera également le cas aux États-Unis où il retrouve d’anciens patients qui, comme lui, ont fui la barbarie nazie et l’Europe en guerre, tels Billy Wilder ou Henry Miller. Comme pour Kennedy, par un biais différent, tous les moyens sont bons pour réussir.

 

John Kennedy est atteint d’une déficience du système immunitaire et à l’âge de treize ans, on croit même sa fin proche lorsqu’il est diagnostiqué avec une leucémie fatale et des chances de survie de l’ordre de 5 %. Durant sa jeunesse il reçoit quatre fois l’extrême-onction. Adulte, il souffre de douleurs dorsales importantes, dues à une colonne vertébrale instable, ce à quoi s’ajoutent les séquelles d’un match de foot et d’une blessure lors de l’attaque de son patrouilleur, le PT-109, par un destroyer japonais en août 1943. Il est opéré du dos sans succès. Toute sa vie il porte un corset de vingt centimètres, se soulage avec de nombreux bains quotidiens et marche avec des béquilles, évitant de justesse la chaise roulante de Franklin D. Roosevelt, atteint de la polio. Dans son entourage, on pense que s’il devait briguer un second mandat, ce serait dans les mêmes conditions que son illustre prédécesseur, dans un fauteuil. John est un homme pressé qui sait que la mort l’attend au tournant, prêt à prendre tous les risques pour assouvir sa soif de réussite. Jacobson également.

Déclaré inapte au service en raison de son dos, Kennedy, grâce à son père, est finalement accepté dans les Marines, aux renseignements, puis enfin sur le terrain. Pour ses faits d’armes (le sauvetage d’un de ses hommes dans le Pacifique), il est décoré par la médaille Navy and Marine Corps Medal, décernée à ceux ayant sauvé des vies au péril de la leur, et par le Purple Heart, cœur violet qui récompense ceux ayant été blessés ou tués au service de l’armée américaine. Pour le puissant directeur du FBI, le Federal Bureau of Investigations, J. Edgar Hoover, l’homme qui sait tout sur tous, il n’est qu’une imposture. « Il a sauvé la vie de ce soldat en nageant sur le dos, uniquement pour éviter de se faire bouffer les couilles », dit-il en riant.

La mort au combat de son frère aîné Joseph Patrick Kennedy Jr., en 1944, et la position isolationniste de son père, le propulsent au rang de référent de la famille. Un des Kennedy doit être président des États-Unis et, si ce n’est son frère, ce sera lui, John, qui réalisera ce rêve de grandeur. Chez les Kennedy, la politique est une affaire de famille. Son père lui a donné les armes et surtout les moyens financiers, son frère Robert « Bobby » Kennedy sera son plus proche conseiller. Une des raisons du vote aux États-Unis, quelques années plus tard en 1967, de la loi anti-népotisme. Ceux qui s’interrogent sur les capacités de John à occuper des fonctions présidentielles pensent que Jacobson n’y est pas pour rien, mais là encore rien ne doit filtrer. Kennedy sait, lorsqu’il rencontre ce médecin, que désormais il sera son principal pourvoyeur de drogues et, malgré les mises en garde de son entourage, il a en lui une confiance absolue. Il était improbable qu’il survive à sa trentaine, impossible qu’il devienne le plus jeune président des États-Unis, dit-on. Pour le second, il a survécu aux plus sombres heures de l’humanité lorsqu’à trente-six ans, pour des raisons de survie, il quitte son pays et l’Europe gagnée par la montée du nazisme, pour s’installer aux États-Unis.

 

Les deux hommes sont proches, ils ont en commun un sens de l’humour mordant. Jacobson, avec son fort accent allemand, raconte des blagues juives à un Kennedy hilare. Tous deux manient l’autodérision à la perfection. Kennedy est un homme exubérant, énergique et extraverti. Toujours en mouvement, il dort peu et sa sexualité débordante est exacerbée par les substances qu’il absorbe constamment. Comme Winston Churchill, Kennedy dicte constamment et rapidement, avec un fort accent de Boston, des lettres et des mémos qui rendent les transcriptions difficiles. Et, comme lui et d’autres membres de sa famille, dont sa sœur Rosemary, il a des troubles de l’humeur. Sans oublier que la maladie d’Addison peut engendrer, entre autres symptômes, des troubles bipolaires. Enfin, le patriarche de cette famille, Joe, entretient un rapport étroit avec la mafia, alors que Bobby, nommé par John ministre de la Justice, entend combattre l’organisation criminelle. Une équation compliquée dans cette famille qui, par ambition, est prête à prendre le risque d’être à chaque instant compromise par un scandale. Lorsque l’on évoque le parcours de Kennedy, un parallèle est sans cesse fait avec celui de la légende de Camelot, la cour mythique du roi Arthur.

 

Entre mai 1961 et 1962, on prête officiellement à Jacobson plus de trente-quatre visites à la Maison Blanche, que ce soit pour le président ou pour sa femme Jackie, outre six visites au Carlyle de New York où loge fréquemment Kennedy, et d’autres dans les différentes résidences du président.

Lorsque Jacobson se déplace, pour plus de discrétion, il prend soin de ne pas venir avec sa trousse de médecin remplie de fioles et de seringues, mais avec un attaché-case. Pour parer à ses absences ou aux déplacements de ses patients, Jacobson les incite à se piquer eux-mêmes. Il leur apprend à s’exercer au moyen d’une orange ou d’un pamplemousse et leur fournit les substances. Selon le rapport établi dans le cadre de la procédure initiée à son encontre quelques années plus tard, 90 % d’entre eux pratiqueraient eux-mêmes, chaque jour, leurs injections. Jacobson envoie dans le monde entier, par voie postale, des flacons de 30 ml comptant 30 mg de methamphétamines, avec des seringues jetables. Kennedy en reçoit également et après son décès on retrouve cinq fioles à la Maison Blanche.

Selon un agent des services secret, Larry Newman, les piqûres de Jacobson sont indispensables au président : « Après le déjeuner, la journée est finie pour lui s’il n’a pas un peu de remontant. » Ce médecin entre à la Maison Blanche « comme il veut », dit-il. Il fait partie du cercle des intimes avec Dave Powers, l’assistant de Kennedy. Il précise, même s’il n’a jamais assisté à une injection, que « pendant la journée… c’était toutes les six heures ». Pour les services secrets, suspicieux à l’égard du docteur, c’est un sorcier qui ne s’intéresse qu’« aux ailes de chauve-souris et au sang de poulet » (sic). Pour lui faire peur, ils contrôlent parfois sa mallette comme s’ils étaient à la recherche d’une arme et Jacobson, qui a une forte tendance à la paranoïa, fulmine. Le sénateur George Smathers confirme qu’alors qu’ils jouent au golf, Kennedy lui demande, après huit trous, de faire une pause, à l’occasion de laquelle il sollicite une piqûre. « Maintenant prenez le flacon, puis la seringue… et plantez-la-moi dans les fesses, ici. » Il confirme que « Kennedy est accro à ce traitement et s’injecte une dose toutes les six heures15 ». En matière de drogues, une comptabilité de la consommation est impossible. Jacobson voit le président parfois deux à trois fois par semaine16. Il le fournit, lui fait une piqûre et le président a appris à la faire lui-même ou par d’autres, en son absence. Lorsqu’il est entouré de personnes de confiance, il lui arrive même de poursuivre une conversation alors qu’il se pique, comme si de rien n’était, au travers de son pantalon17.

 

Pour faire face au régime de Fidel Castro, Kennedy poursuit le 17 avril 1961 un projet mis en place par le président Dwight D. Eisenhower qui charge la CIA, le service d’espionnage américain, de mettre en place une force paramilitaire de 1 500 exilés cubains, dans le but de renverser le régime. Kennedy est dubitatif mais il se laisse convaincre par le président de l’organisation. L’opération dite du débarquement de la baie des Cochons est un échec cuisant pour les États-Unis, mis en accusation par l’opinion publique nationale et internationale. « Comment ai-je pu être aussi stupide », se dit-il lorsqu’il comprend qu’il a été piégé par les initiateurs du projet persuadés qu’il serait contraint d’envoyer des troupes militaires en renfort pour sauver la face. À l’issu des cent premiers jours de sa présidence, Kennedy, qui se considère berné par la CIA, est au bout du rouleau18. Il fait tomber les têtes des trois principaux responsables, dont Allen Dulles, son directeur, et décide d’une coupe dans les budgets de l’organisation.

 

C’est affaibli qu’il doit rencontrer un mois et demi plus tard, début juin 1961, au sommet de Vienne, son homologue russe Nikita S. Khrouchtchev, connu pour sa verve énergique et son expérience du pouvoir. Avant Vienne, le couple Kennedy rend visite à Paris au général de Gaulle. Impossible pour le président américain de ne pas être dans une forme olympique, inenvisageable de marcher avec des béquilles ou une canne. Désormais, il ne peut plus se passer de son Jacobson, qui monte quelques minutes avant le décollage à bord de l’avion présidentiel sur le tarmac du terminal d’American Airlines de l’aéroport d’Idlewild (désormais aéroport John F. Kennedy), à New York, pour procéder à une injection en prévision du vol19. À la Maison Blanche, le président n’est pas le seul à recevoir ses soins. Lorsque sa femme Jackie fait une dépression post-partum suite à la naissance de John F. Kennedy Jr fin novembre 1960, c’est vers « Max le miracle » qu’il se tourne pour la revigorer. Il souhaite qu’elle l’accompagne lors de ce voyage à Paris. Il a conscience de son atout charme, à l’égard du président français mais également du pays tout entier : elle est belle, élégante et parle français, elle a étudié à la Sorbonne. Ce n’est pas une dépression qui peut arrêter le programme des Kennedy ! Enceinte de son troisième enfant, elle devient une adepte des piqûres du bon docteur, qui atténuent sa dépression et ses migraines.

À bord d’Air Force One, deux médecins de l’équipe médicale de la Maison Blanche sont présents : Janet Travell, spécialiste des douleurs musculaires, et George Burkley. Ce qu’ils ignorent, c’est qu’un vol Air France affrété avec pour seuls passagers le couple Jacobson les suit dans la capitale française. Officiellement pour prendre soin d’une infection de la main du président. Lorsque Travell, des années plus tard, fait référence à cette période difficile, elle admet avoir effectué deux ou trois injections de procaïne par jour, outre les médicaments administrés à Kennedy pour ses différents problèmes de santé. Si elle tient un journal de bord, c’est sans compter Jacobson qui prescrit parfois des substances identiques, au risque d’un surdosage. Lors de ce voyage, Jacobson « remonte » en toute discrétion le président. La veille de son départ, son cabinet a été cambriolé, probablement par les services secrets russes, le KGB, qui cherchent des informations sur l’état de santé du président. Pour sa part, la CIA connaît cette relation par son agent non officiel Mark Shaw.

Lorsqu’il arrive à Paris quelques heures après l’avion présidentiel, Jacobson rejoint immédiatement les Kennedy au Quai d’Orsay où le couple réside, pour lui faire une injection. À compter de cette escale, Kennedy, stressé, décide que désormais le médecin doit être constamment à ses côtés, y compris dans Air Force One à destination de Vienne20. Il ne veut pas prendre le risque de voir le président soviétique arriver avant son dealer. La présence du couple Jacobson dans la capitale autrichienne puis à Londres est établie mais ils ne figurent pas sur la liste officielle des passagers des vols présidentiels Paris-Vienne-Londres-Washington. Les listings disponibles sont antérieurs aux vols et ne sont pas mis à jour21. Les noms de ces passagers de dernière minute n’ont-ils pas été renseignés ? La liste amendée fait-elle partie du secret que le clan Kennedy a veillé à protéger, même après la mort de John ?

Depuis l’invasion ratée de l’île de Cuba, Khrouchtchev pense que le président américain est « trop intelligent et faible ». Il le considère et le traite comme un petit garçon. À chaque étape, Jacobson se tient dans l’ombre, prêt à l’injection, y compris lorsque Kennedy, mal informé de l’heure d’arrivée de Khrouchtchev, a une « descente » avant l’entretien et lui demande en urgence une autre piqûre. Suivie d’une autre au cours de la rencontre de trois heures quarante-cinq minutes, au risque d’une overdose22. Kennedy a peur d’être diminué par ses douleurs dorsales. « Vous n’aurez pas cette excuse ! », lui rétorque Jacobson. Certains estiment qu’il n’y a eu qu’une seule injection avant, et que Kennedy a perdu ses capacités à l’arrivée du président russe. Quoi qu’il en soit, le président américain ne s’attendait pas à une telle virulence de la part de son homologue, le premier est venu parler de désarmement, le second de guerre nucléaire. Ce sommet entre les deux K est un désastre, Kennedy le sait. L’atmosphère est glaciale, Khrouchtchev est délibérément brutal face au jeune président américain. Kennedy est surpris et déconcerté. Nul auparavant n’a résisté à son magnétisme. Khrouchtchev évoque le risque nucléaire devant un Kennedy mal préparé et médusé qui rétorque qu’il y aurait 70 millions de morts en dix minutes, ce à quoi le président russe répond sans hésiter : « Et alors23 ? » Au célèbre journaliste du New York Times, James Reston, Kennedy indique que ce fut « la chose la plus dure de sa vie ». « Il m’a massacré », poursuit-il.

Au retour de ce voyage, Kennedy fait une halte à Londres et y rencontre le Premier Ministre britannique, Harold Macmillan, pour le tenir informé de la conférence et de l’escalade des tensions. Jacobson retrouve Lee et son mari, le prince Radziwill, la sœur et le beau-frère de Jackie Kennedy. Le prince est un de ses meilleurs clients. La veille du retour aux États-Unis, au milieu de la nuit, en pyjama, Kennedy le réveille pour une nouvelle injection, en urgence. La dépendance chimique du président est patente, il ne peut plus se passer de ses stimulants dont certains estiment qu’ils eurent une influence sur ses capacités lors de la phase de sa présidence au début 1961 et en 1962, qui fut un échec. Impossible en l’absence d’un médecin référent de savoir si certaines substances n’étaient pas administrées en surdose ou avec des risques d’interactions.

En une nuit d’août 1961, le bloc soviétique, humilié par la foule ininterrompue qui quitte Berlin-Est et fuit le communisme, érige un mur entre Berlin-Est et Berlin-Ouest. Quelques mois après Vienne, les États-Unis restent en retrait. À compter de fin 1962, la présidence de Kennedy prend un autre tournant. Une nouvelle ère s’ouvre par la crise des missiles de Cuba, sa visite à Berlin et sa lutte pour les droits civiques. Lorsque Moscou décide de reprendre ses expériences nucléaires et d’installer une quarantaine de missiles à moyenne portée à Cuba, à 180 kilomètres des côtes américaines, la tension monte entre les deux pays. Kennedy, qui possède les photos de la construction de rampes de lancement, décide d’instaurer une « quarantaine », un blocus des côtes cubaines. Mais lorsque mi-octobre il apprend la présence de sous-marins soviétiques à proximité, c’est la panique. Alors que le monde n’a jamais été aussi proche d’une guerre nucléaire, Kennedy montre sa détermination à l’égard de son état-major qui le presse d’ordonner des frappes préventives et obtient avec finesse de Khrouchtchev le repli en bonne intelligence des Soviétiques. Heureusement, ce dernier ne donne pas l’ordre de forcer le blocus. Les négociations secrètes qu’il mène avec Kennedy portent leurs fruits. Officiellement, le président américain gagne la partie lorsqu’en échange de son engagement de ne pas envahir Cuba, les Soviétiques font machine arrière. Ce qui lui permet cette fois de dire en parlant de Khrouchtchev : « Je lui ai coupé les couilles. » En réalité, il fait une autre concession : le retrait des missiles installés par l’OTAN en Turquie. Mais la discrétion avec laquelle cette opération est effectuée six mois plus tard offre à Kennedy, en ce mois d’octobre 1962, son plus grand triomphe. Jacobson n’est jamais loin. Kennedy est plus discret avec ses médecins qu’avec les femmes. Il est convaincu que des révélations sur son état de santé peuvent filtrer à tout moment et seraient plus préjudiciables que celles sur ses infidélités24.

Pendant les vingt premières années qui suivent l’introduction des amphétamines sur le marché américain, la question de l’addiction est peu abordée, voire niée par certains, dont Jacobson, qui indique qu’il n’y a aucun risque. Lorsque les effets indésirables sont évoqués, il souligne que c’est en raison de l’instabilité ou de la consommation d’alcool de ses patients. Or, il leur déconseille fortement de boire et précise que les faibles doses qu’il prescrit n’occasionnent qu’un « coup de fouet », mais en aucun cas une dépendance. En 1962, la DEA américaine estime que 200 millions de pilules d’amphétamines sont en circulation sur le territoire américain25. La situation des États-Unis, embourbés dans la guerre au Viêtnam, est préoccupante et Kennedy est toujours accro aux injections de Jacobson. Il ne veut rien entendre des mises en garde de ses médecins. Alors que la presse s’interroge sur l’état de santé de son président qui pense briguer un second mandat présidentiel, son entourage est alarmé par la possibilité que soient découvertes ses addictions. À commencer par les antidouleurs.

Depuis son élection, Kennedy est suivi par l’équipe médicale de la Maison Blanche, dirigée par l’amiral George Burkley. Travell, qui a dans un premier temps été intégrée à celle-ci, est mise sur la sellette pour ses méthodes, notamment ses injections de procaïne, directement dans les muscles du dos, parfois cinq à six fois par jour26, outre les stéroïdes anabolisants (quatre sortes par jour) et la testostérone. Burkley décide de remplacer officieusement Janet Travell par un chirurgien orthopédiste de New York, le Dr Hans Kraus. Mais de peur qu’elle ne parle à la presse, Kennedy accepte qu’elle conserve le titre de médecin officiel du président.

Comme d’habitude, c’est en toute discrétion que Kraus rencontre pour la première fois le président à Washington. Sa thérapie consiste en un programme d’exercices. Il n’accepte de traiter Kennedy qu’à la condition d’être le seul médecin en charge de sa lombalgie chronique. Pour ce nouveau traitement, on aménage à la Maison Blanche une salle d’exercices attenante à la piscine. Sceptique, Kennedy accepte de suivre ses recommandations. C’est ce médecin qui convainc Kennedy, tétanisé à l’idée de s’en départir, de retirer le corset qu’il porte depuis plus de vingt ans, et ce, à compter de 1964. La vie en décide autrement.

 

Mais Burkley ne parvient pas à écarter Jacobson. Kennedy a accepté de se plier à sa nouvelle thérapie, mais sans renoncer au « kick » de Jacobson. Certaines personnes de son entourage, comme sa femme et son beau-frère le prince Stanislas Radziwill, pas davantage.

Le Dr Eugene Cohen, autre médecin de la Maison Blanche, a déjà tenté de persuader le président de mettre fin à sa relation avec le Dr Feelgood. « Vous ne devriez pas recevoir des soins d’un médecin aussi irresponsable » écrit-il à Kennedy en novembre 1961. « Ses injections de substances stimulantes offrent des aides temporaires qui ne conviennent nullement à des individus qui ont à assumer des responsabilités lourdes et dont les décisions peuvent, à chaque seconde, décider du sort de l’univers. Mais Kennedy n’a aucune intention de s’en départir et son frère Robert, qui s’inquiète de plus en plus de cette consommation excessive et des effets qu’elle est susceptible d’avoir sur les fonctions présidentielles, ne parvient pas davantage à le faire renoncer. Il s’interroge sur les instants d’euphorie de son frère. « Si un moustique pique mon frère, il meurt », dit-il. Et en avril 1962, il interpelle Jacobson : « Que faites vous à la Maison Blanche ? Vous les juifs n’êtes pas les bienvenus ici. Retournez à New York avec les autres27. »

En juin 1962, il demande un échantillon des produits de Jacobson pour les soumettre à la Food and Drug Administration. Il en résulte deux analyses contradictoires. Un rapport du FBI daté du 7 juin indique que la dose envoyée est insuffisante pour analyses28. Un autre, que la dose d’amphétamines est d’au moins 30 milligrammes. Dans un mémoire rédigé par Jacobson peu avant sa mort, il dit avoir envoyé quinze fioles à l’avocat général et avoir été informé par le président, une semaine plus tard, que les produits avaient été testés et approuvés. Est-ce vraiment le cas ?

Lorsque Robert Kennedy confronte son frère, ce dernier réplique : « Je me fiche que ce soit de la pisse de cheval, ça marche. » Pour le président, peu importe ce qui lui est injecté, il souhaite rester en fonction, et pour cela avoir le moins de douleurs possibles. Toute sa vie il a été malade et a pris des médicaments toxiques, le speed n’est qu’une substance de plus à son tableau médicamenteux.

 

Jacobson, conscient des nombreuses critiques à son égard et du fait qu’il est l’objet de rapports du FBI et de la CIA, propose au président sa démission. « Hors de question29 », répond celui-ci. Enfin, en décembre 1962, Kraus tente à son tour de le convaincre d’arrêter les amphétamines. « Aucun président avec son doigt sur le bouton rouge ne doit prendre ce genre de substance30 », dit-il. Il le menace même de révéler sa relation à Jacobson, s’il ne met pas fin à son addiction. En galvanisant l’énergie et la confiance en soi, les amphétamines rendent aveugle à la dimension des objectifs donnés et sourd aux objections. Un pacte avec le diable ?

De son côté, Burkley veille à ce que Kennedy fasse ses exercices et diminue les doses d’antidouleurs. À compter de juin 1963, il demande à être tenu au courant de toute médication. Certes, il remplace les injections de Travell par des pilules d’Halotestin, un stéroïde anabolisant très prisé des culturistes dont l’effet sur les muscles est dix-neuf fois plus fort que celui de la testostérone, et Kennedy est toujours sous l’emprise de Jacobson31.

 

Si l’on estime que ces mesures améliorent l’état physique de Kennedy, le secret qui a toujours entouré cet aspect de sa personne ne permet pas une parfaite analyse de la situation. Lorsque Kennedy décide de briguer un second mandat, il veille, lors des évaluations de santé bimensuelles, à ce que le Dr James M. Young, un jeune médecin affecté à l’équipe médicale de la Maison Blanche, ne rencontre pas Travell, qui est officiellement toujours en fonction. Celui-ci, convaincu de la forme physique de Kennedy, soulève l’interrogation suivante : avait-il prévu de lui faire jouer un rôle dans sa nouvelle campagne32 ?

Alors que toutes les attentions se portent sur la liaison du président avec Marylin Monroe, c’est sous influence des amphétamines de Jacobson que le 19 mai 1962, l’actrice chuchote, dans un état second, son « Happy Birthday Mister President » au Madison Square Garden, devant un public de 15 000 personnes perplexes. Juste avant, elle a reçu une injection dans la gorge : Jacobson.

 

Alors que Robert tente de faire barrage aux visites du médecin à la Maison Blanche, Kennedy, désespéré, le rejoint à New York. Il séjourne au Carlyle et le médecin le retrouve promptement pour lui faire une injection. Dans un premier temps, Kennedy se sent bien, mais rapidement il a une réaction psychotique et retire tous ses vêtements avant de courir nu dans sa suite puis dans les couloirs de l’hôtel. Dans un état de démence, il remue ses bras comme des moulins à vent. Ses pupilles sont totalement dilatées, il est dans un état d’euphorie intense et difficilement contrôlable. Les services secrets n’ont qu’une peur : que les photographes qui se trouvent dans le lobby réalisent ce qui se passe quelques étages plus haut. Pour le canaliser, on fait venir immédiatement le Dr Lawrence Hatterer, qui constate un empoisonnement à la drogue, et procède à une injection d’antidote pour parer à ses effets.

 

En 1963, à l’image des marches longues pour les droits civiques de plus de quatre-vingts kilomètres, Kennedy décide d’organiser une randonnée couvrant la même distance dans sa propriété de Palm Beach. Il n’y prend pas part mais son beau-frère, le prince Stanislas Radziwill, Spalding et… Jacobson sont de la partie. Son frère Robert a réalisé le parcours en 17 h 50, il les met au défi de faire mieux. Kennedy suit l’expédition dans une Lincoln décapotable blanche et Mark Shaw prend des photos des participants souriants et détendus, se faisant faire des injections d’amphétamines lors de leurs pauses. Après 19 h 30 de marche, lorsque Kennedy récompense les marcheurs par une médaille d’honneur fabriquée avec des sachets de thé, Jacobson est là.

 

Quelques mois plus tard, le 26 juin 1963, à l’occasion des quinze ans du blocus de Berlin, lorsque Kennedy prononce, lors de sa visite à Berlin-Ouest, le fameux « Ich bin ein Berliner » qu’il a répété consciencieusement et phonétiquement au cours de son vol, l’ombre de Jacobson plane toujours. Était-il sous l’emprise d’amphétamines ? Cette expression mondialement célèbre lui a-t-elle été soufflée par ce médecin ? La veuve de ce dernier est convaincue à « 99,5 % que cette phrase mythique est une expression de son mari ».

 

Invité par le prince Radziwill à un safari au Botswana, Jacobson rencontre Kennedy pour la dernière fois le 3 novembre 1963, dans sa maison de Palm Beach, et le trouve confiant sur son voyage au Texas.

Dallas, 22 novembre 1963, 12 h 30 : Kennedy est abattu en pleine rue alors qu’il salue la foule à bord de sa décapotable. Lorsqu’il apprend les événements, Jacobson est dévasté. Sa propre fille Jill, convaincue qu’il était aux côtés du président, le croit mort. Elle ne sait pas qu’il se trouve en Afrique.

Alors que l’Amérique est sous le choc, Robert, son frère, a conscience de la nécessité de mettre à l’abri ou de détruire les éléments compromettants relatifs à la vie publique et privée de son frère, y compris les nombreux enregistrements réalisés à la Maison Blanche. La fidèle secrétaire de Kennedy, Evelyn Lincoln, en fait de même de son côté. Elle a en sa possession tous les dossiers médicaux relatifs au président, que ce soient ceux de Burkley ou de Travell. Et cette dernière récupère chez certains médecins qui ont soigné Kennedy, tel le docteur William Herbst, un urologue réputé qu’elle a fait intervenir en 1953 pour sa maladie vénérienne, tous les dossiers pour en assurer la sécurité. « Ils appartiennent au pays, pas à moi33 » déclare-t-elle.

 

S’agissant de Jacobson, on ne sait pas s’il conservait une trace écrite de ses traitements au président, mais, si tel était le cas, la destruction de tout document compromettant est probable. Sa relation à Kennedy est gardée secrète. Aujourd’hui encore, beaucoup de documents sont toujours classifiés et sur le dossier du FBI concernant Max Jacobson, seules quatre pages sur treize sont accessibles34.

 

Après l’assassinat de son mari, Jackie continue de le voir. Lorsqu’en décembre 1963, Lem Billings, ami dévoué de John, croise Jacobson dans l’entrée de la propriété de la veuve à Georgetown, il en informe Bobby, qui pique une crise et contacte son cabinet médical. « Si vous revoyez ma belle-sœur, je m’assurerai que vous n’exerciez plus jamais la médecine », lui assène-t-il.

En mai 1964, la seconde femme de Jacobson, la belle Nina Hagen, meurt subitement d’un arrêt cardiaque à l’âge de quarante-neuf ans. Un décès que sa meilleure amie attribue aux injections de son mari, mais aucune autopsie n’est pratiquée pour confirmer ou infirmer cette thèse. Après la mort de Kennedy et de Nina, Jacobson, sous le choc, se laisse physiquement aller. Lui qui pendant tant d’années veillait à son poids, grossit et se lance dans des expérimentations encore moins orthodoxes. Ses potions sont de plus en plus suspectes. Il y ajoute de petites pierres, de l’uranium dit-il, censées donner de l’énergie. Il utilise également des aimants, des ultrasons ou du placenta congelé.

 

En 1966, Jacobson reçoit des mains d’un de ses patients, Antonio Morales, la médaille d’honneur du Panama, avec la mention : médecin personnel de John F. Kennedy. Il porte aussi une insigne du PT-109, du nom du patrouilleur du président, et lorsqu’on l’interroge, il répond : « Savez-vous comment je l’ai eue ? Je travaillais avec les Kennedy. Je voyageais avec les Kennedy. Je traitais les Kennedy. Jackie Kennedy, Jacqueline. Ils n’y seraient jamais arrivés sans moi. Ils me l’ont donnée en signe de gratitude35. » Jacobson est un homme sûr de lui, arrogant et conscient de son pouvoir sur les autres, qui nie tout risque de dépendance aux amphétamines, comme avec l’héroïne ou la morphine. Il allègue avoir eu pour seule intention d’aider les gens à faire face à leurs obligations professionnelles, rien de plus, et sa fille Jill en est convaincue36. Contrairement à d’autres médecins de dirigeants ou à ceux de Kennedy lui-même, comme Janet Travell, il ne publie aucun ouvrage sur sa relation au président, même si un manuscrit existe. Dans son autobiographie Office Hours Day and Night, publiée en 1968, Travell ne mentionne même pas l’existence de Jacobson. Un secret bien gardé, même après la mort du président, dont rien ne doit altérer le mythe. Le docteur est même absent de certaines biographies de Kennedy, notamment celles publiées durant les premières années après sa mort. Son dossier médical ne mentionne pas davantage l’existence de Jacobson. Si ses conquêtes féminines sont un secret de polichinelle, il en va différemment de sa santé et de « Miracle Max ». Comme si le décalage entre réalité et fiction était susceptible de modifier l’appréciation de sa présidence. Certes la problématique de la dépendance d’un président est délicate, mais dans le cas de Kennedy, ce fut positif. Tout est une question d’homme.

 

La carrière de pourvoyeur de drogues de Jacobson se poursuit. En juillet 1968 et mars 1969, incapable de justifier l’importante quantité d’amphétamines en sa possession, les substances qu’il détient sont saisies par le Bureau fédéral des narcotiques et drogues dangereuses (BNDD), qui enquête sur lui depuis cinq ans37. Sont retrouvés dans son cabinet près de 600 grammes d’amphétamines, soit 44 000 doses de 15 milligrammes et 800 doses de Phénobarbital, un barbiturique38.

La guerre contre la drogue et la chasse aux médecins-charlatans, plus proche du dealer que du praticien, est lancée par Nixon à la fin des années 1960. Pourtant, le 30 juin 1970, à l’invitation du sénateur Claude Pepper (patient de Jacobson), lobbyiste anti-stupéfiants, Jacobson participe à une conférence sur la lutte contre l’addiction à l’héroïne. Quatre ans auparavant, ce dernier avait contacté le BNDD au sujet de l’enquête menée à l’encontre de ce médecin, assurant aux agents du Bureau qu’ils ne trouveraient rien de répréhensible dans sa pratique. Dans le rapport du FBI, il est indiqué que lorsque ces derniers ont rencontré Jacobson en 1969, ils ont constaté des traces de piqûres sur ses mains et que le médecin a reconnu s’injecter 25 mg de methamphétamines (speed) tous les deux ou trois jours39.

En ce temps, les États-Unis sont peu favorables à la régulation des drogues de synthèse, les psychotropes, à ne pas confondre avec les stupéfiants (Traité de 1961). Les premiers sont produits par l’industrie pharmaceutique du pays qui, assise sur une manne financière, insiste pour réduire la liste des produits contrôlés, en arguant de leurs vertus médicales, et un compromis est trouvé : les psychotropes peuvent être prescrits, mais seulement en cas de troubles de l’attention ou de narcolepsie.

 

Un article du 4 décembre 1972 paru dans le New York Times met le feu aux poudres. Sous le titre « Des amphétamines utilisées pour remonter le moral de patients célèbres », la consommation de Kennedy et de sa femme est évoquée. Peu connu du grand public, Jacobson est désormais au-devant de la scène.

Au printemps 1973, il est contacté par Spalding qui souhaite le rencontrer en urgence et lui propose de le retrouver chez lui. Le lendemain, chez cet ami qui l’a mis, plus de dix ans auparenvant, en contact avec Kennedy, il tombe sur Jackie, qui l’attend. Nous sommes alors deux jours avant son audition devant le Conseil de l’ordre, dans le cadre de la procédure diligentée à son encontre en vue de son interdiction d’exercer. Le clan Kennedy est anxieux à l’idée d’un déballage de la dépendance de l’ancien couple présidentiel aux amphétamines et Jackie veut connaître ses réponses aux questions qui lui seront posées sur ses visites à la Maison Blanche. « Il n’y a aucune raison de s’inquiéter », répond Jacobson en soulignant qu’il est soumis au secret professionnel. Mais il ajoute être concerné par ses frais de justice. Il n’a jamais demandé d’argent à Kennedy. Pour assurer sa défense, il a engagé l’un des associés du célèbre cabinet d’avocats Louis Nizer, Simon Rose. Les procédures américaines sont coûteuses, il a déjà dépensé des sommes importantes. « Aucun problème », réplique la veuve qui lui assure mettre en place une aide financière. Cette dernière n’arrivera jamais.

 

Les piqûres de Jacobson sont facturées 75 dollars l’unité. Mais en 1961, lorsque Kennedy lui propose d’envoyer les notes d’honoraires de son voyage en Europe, Jacobson refuse. Il estime impossible de faire payer ses soins au leader du pays qui a permis à lui et à sa famille de quitter l’Allemagne nazie avant la guerre40.

Incapable de tenir à jour une comptabilité, certains lui doivent beaucoup d’argent. Son meilleur ami, Michael Samek, précise que peu de patients payaient ses honoraires. Lui-même considère que ses prestations relèvent davantage d’une mission que d’un travail41. Certains sont débiteurs de plus de 30 000 dollars. Une rumeur court selon laquelle Jacobson se serait rendu chez l’acteur Anthony Quinn et que, face à ses réticences, aurait pris en paiement un buste de Rodin. Cecil B. DeMille lui doit à sa mort plus de 38 000 dollars. À l’exception de sa Chrysler et de sa maison de plage, Jacobson n’a pas de fortune personnelle. Ses années à la Maison Blanche ne lui ont rien rapporté.

 

En avril 1973, Jacobson est entendu par l’ordre des médecins de New York. On lui reproche, après deux ans et demi d’enquête, des faits de conduite non professionnelle et on l’accuse de fraude pour avoir fait croire à ses patients qu’il était compétent et que les médicaments qu’il délivrait étaient sans danger. La procédure vise sa radiation. Toutes les charges retenues contre lui sont relatives à ses décoctions et prescriptions, une seule est relative aux amphétamines. La mort de Mark Shaw à l’âge de quarante-sept ans, survenue le 26 janvier 1969, et celle de quatre autres patients, lui ont été fatales42. L’autopsie du célèbre photographe, qui lui a dédicacé son plus célèbre ouvrage de photos, The Kennedy Family, a établi que sa mort est due à une overdose de speed.

Plus de quatre-vingt-dix témoins, à charge ou à décharge, se présentent à la barre durant près de 14 mois. Dans les 4 000 pages de témoignages, le nom de Kennedy n’est mentionné qu’une fois et le sujet rapidement écarté. Une foule de célébrités le traite de charlatan, d’homme diabolique, d’escroc obsédé par le contrôle des autres ou, au contraire, de demi-dieu concerné par le sort des gens. Un des principaux témoins est son ancien assistant, Harvey Mann. Sans aucune qualification, il a été aux côtés de Jacobson pendant près de dix ans et souligne avoir constaté qu’après chaque rencontre avec le président, des flacons d’amphétamines et une seringue étaient utilisés. Il n’a toutefois jamais assisté à la piqûre elle-même43.

Après trente-neuf ans d’exercice de la médecine, Jacobson est déclaré coupable le 25 avril 1975 de tous les chefs d’accusation à son encontre, puis interdit d’exercer par l’ordre des médecins, le Board of Regents. Il fait appel de cette décision, sans succès. Il n’est pas le seul médecin new-yorkais à être mis en cause. D’autres, tels Robert Freymann et John Bishop, sont sanctionnés. Certains patients voient parfois deux ou trois « médecins du speed » en une seule journée. « Max pour la première injection, puis vous passez de Freymann à Bishop44 ! », indique l’un d’entre eux.

 

Aux États-Unis, sur plus de 240 ans de république et 45 présidents, aucun n’a jamais démissionné de ses fonctions pour raison de maladie ou de blessures. Un fait unique lorsque l’on songe aux dirigeants du privé, soumis à de lourdes pressions. Jacobson, qui souhaite continuer d’exercer à l’âge de soixante-dix-neuf ans, intente en 1979 une procédure de levée de son interdiction d’exercer, en vain. Sa demande est rejetée en août de la même année. Il meurt quatre mois plus tard, le 1er décembre, d’un cancer de la prostate. Après plus de trente ans de dépendance au speed.

Avec les exigences actuelles de transparence, un John F. Kennedy pourrait-il devenir président ? Pas certain !

Jacobson aurait-il dû refuser de faire à Kennedy des injections ? Oui, même si ce dernier aurait pu trouver un autre médecin conciliant. Mais l’attachement de Jacobson au théâtre du pouvoir l’en a empêché. Entre médecins et patients, la dépendance est souvent réciproque. Le politique souhaite être maintenu en fonctions, l’autre y être associé. Au péril de leur vie.