Joseph Staline et Vladimir Vinogradov

« Le seul en lequel il a confiance. »

SVETLANA ALLILUYEVA, fille de Staline

C’est dans une datcha au style années trente de couleur vert foncé située à Kountsevo, à une dizaine de kilomètres au sud-ouest de Moscou, que le guide de l’Union soviétique – le Vojd – Joseph Staline passe le plus clair de son temps. Un endroit sombre et lugubre entouré de grilles et de barbelés mais dont le parc, avec sa forêt de bouleaux et de sapins, fait le bonheur de son propriétaire. Lorsque viennent les beaux jours, il peut travailler au milieu des fleurs et du parfum des roses qu’il aime tant. Pour sa protection, des centaines de gardes font des rondes avec leurs bergers allemands. La rumeur laisse entendre que comme Nicolas II, le dernier tsar de Russie, Staline dort chaque nuit dans une chambre blindée différente. En réalité, il ne vit que dans une seule pièce, au rez-de-chaussée de la demeure, qu’il réchauffe avec un feu de cheminée. Les murs lambrissés de bois sont nus, Staline en a fait retirer les tableaux et couche sur un divan transformé en lit près d’un guéridon sur lequel sont posés plusieurs téléphones. En cette fin du mois de février, tout est recouvert de neige et le vent froid venu de Sibérie transforme le moindre flocon en glace. La datcha croule sous la neige qui fait disparaître sa teinte si particulière.

 

Staline est arrivé chez lui à 23 heures le 28 février 1953, « gai et fringant » dit-on, accompagné de Lavrenti Beria, le chef du NKVD, Nikolaï Boulganine, ministre de la Défense, Nikita Khrouchtchev, membre du Politburo, et Georgi Malenkov, secrétaire du comité central. Il a peur de la solitude, aussi chaque soir convie-t-il dans sa résidence la bande des quatre ainsi que d’autres invités pour des soupers arrosés, interminables et dont on ne sait jamais si l’on en ressortira vivant. Tout faux pas peut entraîner l’éradication d’une lignée entière. Comme le souligne Winston Churchill : « Staline a la chance de pouvoir faire fusiller tous ceux qui ne sont pas d’accord avec lui, et il a déjà utilisé beaucoup de munitions à cet effet1. »

Ce jour-là, Alexandre Rybine, le garde du corps de Staline qui n’était pas présent mais qui a interrogé ceux qui l’étaient, rapporte que le dîner s’est terminé à 4 heures, au matin du 1er mars. Le Vojd n’a bu… que du jus de fruits, est-ce du vin géorgien ? Certes Staline aime à se contenter d’une petite liqueur pour mieux entendre les langues qui se délient sous l’effet de l’alcool, mais selon d’autres témoins ce soir-là tel n’était pas le cas.

Selon Khrouchtchev, Staline a donné congé à ses invités à 5 ou 6 heures du matin et il était « assez ivre ». Une version plus conforme aux habitudes de sa table : vins, champagne, cognac et surtout vodka au poivre. Les quantités sont telles que Staline se félicite d’avoir un jour rendu ivre son concurrent en la matière, Winston Churchill, dont il aime à répéter qu’il connaissait à l’avance les faiblesses !

La veille, Staline, obsédé par le « complot des blouses blanches », s’est enquis de l’évolution de cette procédure à l’encontre de nombreux médecins juifs et en particulier de celle contre son médecin personnel, le professeur Vladimir Vinogradov. Son statut et la confiance que lui accorde son patient ne le protègent guère de ses foudres. Staline l’a fait arrêter quatre mois avant, le 4 novembre 1952. Il veut le faire avouer… et ne cesse d’hurler au tortionnaire chargé des interrogatoires : « Les fers ! Mettez-le aux fers2 ! » A-t-il enfin cédé et avoué sous la torture ? Staline lui a promis la vie sauve en échange et a dit qu’il n’avait qu’une parole. Imaginez ce que peut penser ce médecin qui le connaît si bien3

Dans cette atmosphère délétère, interrogé par le Vodj, le sinistre Beria, l’homme des basses œuvres qui veut prouver sa « fidélité » face aux traîtres et acculer Vinogradov, répond : « Indépendamment de ses qualités, le professeur a la langue bien pendue. Il a dit à l’un des docteurs de sa clinique que le camarade Staline avait déjà eu de multiples et dangereux épisodes d’hypertension4. »

 

Tous ont peur, en ce dimanche du 1er mars 1953, que Staline n’apparaisse pas comme à son habitude en fin de matinée. Aux dires de sa fille Svetlana, il a un emploi du temps abracadabrant ! Il peut dormir à toute heure de la journée5. La maison fonctionne selon des codes stricts : « il y a un mouvement » ou « il n’y a pas de mouvement », lorsque Staline dort, lit et ne se déplace pas. À partir de 10 heures, le personnel se tient prêt mais il n’y a « pas de mouvement », les heures s’écoulent, rien. Aucune requête, ni nourriture, ni dossier, ni papiers. La dernière fois qu’on a dû le réveiller, c’était douze ans avant, pour lui annoncer l’invasion du pays par les nazis dans le cadre de l’opération Barbarossa, en juin 1941.

Aucun de la bande des quatre, terrés dans leurs demeures respectives, ni Beria que l’on met plus de quatre heures à retrouver chez l’une de ses nombreuses maîtresses, ne s’empresse de faire intervenir des médecins. Tous pressentent que, pour la seconde fois, le pouvoir risque d’échapper à Staline, et ils se lancent dans un jeu d’intrigues visant à déterminer son successeur. Ont-ils volontairement attendu pour faire valoir leurs intérêts ? Certains le supposent.

 

À 18 heures 30, la lumière s’allume enfin dans les appartements de Staline et le personnel de maison est rassuré. On s’interroge : va-t-il enfin commander à manger ? Mais le silence se prolonge. Selon certains, on envoie la vieille bonne dévouée, Matryona Butusova. En réalité, c’est le vice-commissaire de la datcha, Peter Vasilievich Lozgatchev, qui vers 22 heures, faisant grand bruit – le maître n’aimant pas être surpris –, surmonte sa peur et prend le prétexte d’un pli du Kremlin pour se rendre dans les appartements de Staline.

 

C’est la stupeur ! Le Vojd, sa célèbre moustache géorgienne, son petit corps d’un mètre soixante-sept avec ses jambes tordues et son bras gauche devenu plus court de quatre centimètres que le droit à la suite d’un accident de jeunesse, gît sans vie. Il est étendu et baigne dans son urine sur le tapis moelleux près de son bureau, sur lequel sont posés une bouteille d’eau et un verre.

Dans la demeure habituellement calme, c’est l’effervescence. Une horde de gens s’affairent autour du corps inerte. Pour les uns Staline est conscient, il ne peut parler mais laisse entendre des grognements, pour les autres il est inconscient. Transporté sur le divan de la grande salle à manger adjacente, nul ne veut prendre la responsabilité de faire venir des médecins, eux que Staline traite d’assassins et de conspirateurs corrompus. Le seul en lequel il a « confiance », c’est Vinogradov, qui le suit depuis des années et qui est le seul à avoir connaissance de son dossier médical, mais qui est aux arrêts. Son prédécesseur, le Dr Dimitry Pletnev, est mort, il en savait trop.

Ce qui a tué Staline, c’est sa paranoïa. Depuis des mois, il refuse de consulter un thérapeute et inspire une telle terreur que personne n’intervient. Nul ne doit se rendre dans les appartement du « patron » sans y avoir été convié. Pas même ses plus proches collaborateurs, alors les médecins en disgrâce, impensable ! Si le Tsar rouge n’est qu’assoupi et se réveille, il sera furieux que l’on ait fait venir des praticiens, pensent-ils. Et si ces derniers sont suspects, celui qui les a fait venir l’est également. L’agonie se prolongera pendant quatre jours. Depuis combien d’heures l’hémorragie a-t-elle gagné le cerveau ? Staline pouvait-il être sauvé ? Qui voulait s’y risquer ? Tous sont partagés. Lorsque le 2 mars à 3 heures du matin, Beria et Malenkov arrivent enfin à la datcha pour sonder l’état du Vojd, c’est sans praticiens.

 

On attend sans bouger. Plus de vingt-quatre heures s’écoulent entre le moment où Staline se rend dans ses appartements privés à l’aube du 1er mars et l’arrivée des médecins le 2 mars au matin. Soit de neuf à douze heures, selon les sources, entre la découverte de son corps inerte et les premiers soins. Désormais la bande des quatre assure une surveillance permanente. Nuit et jour, ils se relaient au chevet du tyran. Ce même jour l’on a fait chercher sa fille Svetlana puis son second fils Vassily. Elle est un des principaux témoins de son agonie. Elle l’a vu pour la dernière fois lors de son anniversaire, le 21 décembre, et a constaté qu’il avait mauvaise mine. Il sent venir la maladie, pense-t-elle6.

 

C’est à 7 ou 10 heures du matin, selon Svetlana, qu’une équipe de médecins, terrorisés, se rend au chevet de Staline. Ils n’ont pas d’échappatoire, à l’exception de la mort, et se soumettent à l’ordre qui peut en être synonyme. C’est l’ironie de leur profession : même celui qui les traite de pires empoisonneurs et tente de les éradiquer, a besoin d’eux. Ils sont même, depuis des années, devenus incontournables. C’est le problème. Comment un être aussi paranoïaque que le Tsar rouge peut-il se mettre à nu devant un homme de science qu’il méprise ? Il se méfie de tous, alors les médecins, qui sont les seuls à pouvoir juger de son état physique, voire psychique, sont de facto sur la sellette. Staline sait que s’ils révèlent ses faiblesses, il prêtera le flanc aux attaques de ses nombreux ennemis de l’intérieur ou de l’extérieur et aux comploteurs qui cherchent à l’évincer du pouvoir.

 

Qui les a appelés ? On a recours à des spécialistes, non juifs et évidemment non incarcérés ! Dommage, les éminents spécialistes le sont !

« Comme nous, ils tremblaient comme des feuilles », observe Lozgatchev. Ils ont peur de s’approcher du lit de Staline comme si à tout moment il pouvait sortir de son coma et ordonner leur exécution immédiate. Des années plus tard, Khrouchtchev se souvient à quel point les médecins étaient sous le choc, craignant de faire une erreur de diagnostic ou d’être blâmés pour la mort de Staline. Dix médecins vont s’affairer et se relayer autour du mourant, dont le professeur Loukomski, le membre titulaire de l’académie des sciences médicales de l’URSS, Konovalov, les professeurs Myasnikov, Tareev, et les neurologues Filimonov, Glazovnov, Tkatchev et Ivanov-Neznamov. Cette équipe est placée sous la direction du ministre de la Santé Tretiakov et du chef de service de la santé du Kremlin, Kouperine. Tous voient le patient pour la première fois.

 

Le professeur Pavel Loukomski, qui dirige cette équipe, est terrifié par la proximité du corps du tyran. Il s’avance vers Staline « avec prudence… et touche ses mains comme s’il s’agissait de fer brûlant7 », précise Khrouchtchev. Les tremblements des docteurs sont tels qu’ils ne parviennent pas à le déshabiller et usent de ciseaux. L’état de son coude droit donne une bonne indication sur sa chute : il est meurtri et enflé.

Loukomski a du mal à lui prendre le pouls. La surveillance des suppôts de Staline et leurs directives ne font qu’augmenter la tension.

Lorsque Beria l’invective par un « Tenez-lui la main correctement8 ! », c’est pire encore. Le professeur constate que le bras droit et la jambe droite sont paralysés et que ses membres gauches bougent légèrement et succinctement à quelques reprises.

 

Aux cris de Vassily, le fils de Staline totalement éméché qui hurle qu’ils ont tué ou vont tuer son père, la tension monte encore d’un cran et l’atmosphère devient irrespirable, si bien que l’on est obligé de le maîtriser et de le renvoyer chez lui9.

Nul ne veut prendre la responsabilité d’une erreur médicale, même si dans leur for intérieur tous sont probablement partagés entre le souhait de le voir vivre et celui d’en finir.

 

Les médecins pratiquent un examen clinique sur Staline qui est couché sur le dos, la tête tournée vers la gauche, les yeux clos. Lorsqu’il soulève les paupières du Vojd, ses pupilles vacillent de gauche à droite, sans se fixer. Il est plongé dans un état comateux et les médecins qui s’affairent autour de lui ne peuvent pas grand-chose, la fin est proche. Dans le couloir, ses émissaires intriguent et la datcha, ordinairement calme, est sens dessus dessous. Beria, qui le hait, alterne entre des moments de dévotion et d’exultation lorsqu’il pense que la fin est imminente. « Dès que sur les traits de Staline apparaissaient les signes d’un renouveau de conscience laissant penser qu’il surmonterait son mal, aussitôt Beria se jetait à genoux à son chevet, s’emparait de sa main et la couvrait de baisers. Cependant, à peine Staline sombrait-il de nouveau dans l’inconscience, fermait-il les yeux, Beria se relevait et crachait. » N’est-il pas celui qui criera après son décès : « Je l’ai eu, je vous ai tous sauvés » ?

Pour la fille de Staline : « Il est le seul à se conduire de façon presque inconvenante. Il est excité à l’extrême et sur son visage, déjà hideux, éclataient par moments les passions qui l’agitent : l’ambition, le pouvoir, le pouvoir, le pouvoir, la cruauté, la malice. Il s’efforçait dans cet instant capital de n’avoir l’air ni trop ni pas assez malin. Et cela se lisait sur son front10. »

 

Les médecins recommandent un repos complet, des sangsues derrière les oreilles pour faire baisser sa tension (huit ont déjà été posées). On lui injecte du camphre et de l’adrénaline pour stimuler son cœur, ainsi qu’une solution de magnésium. On lui rafraîchit le front et lui retire ses fausses dents. Il est nourri à la cuillère avec des aliments liquides pour éviter qu’il ne s’étouffe. Enfin on lui administre de l’oxygène et lui prélève un échantillon d’urine. On fait venir un appareil de respiration artificielle, qui ne servira jamais…

« Un ballet effrayant : ils [les médecins] appliquaient des sangsues sur sa nuque et sur son cou, faisaient des électrocardiogrammes, prenaient des radios de ses poumons ; une infirmière lui faisait sans cesse des piqûres ; l’un des médecins notait sur un carnet la progression de la maladie. Chacun accomplissait sans défaillance sa tâche et luttait pour sauver la vie que nul ne pouvait déjà plus sauver11 », se souvient Svetlana.

 

Dans une petite pièce voisine de la grande salle à manger où se trouve Staline, un conseil médical délibère en permanence et à l’étage, c’est un véritable conciliabule politique. Le matin du 3, alors que l’état de santé de Staline est toujours incertain et inconnu de tous à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, ses lieutenants interrogent les médecins sur leur diagnostic définitif. « La mort est inévitable », disent-ils.

D’autres spécialistes sont consultés et notamment l’éminent docteur juif Yakov Rapoport, alors incarcéré et torturé dans l’affaire du complot des médecins. Il pense qu’on est venu l’interroger dans le cadre de cette parodie judiciaire, mais il n’en est rien, le ton est à la sollicitation. On lui demande des conseils pour traiter la victime d’une attaque qui a une respiration dite de « Cheyne-Stokes ». Le couperet tombe : la mort. Lorsqu’on le questionne sur les meilleurs spécialistes en la matière, il répond qu’il ignore si l’un d’entre eux est encore en liberté ; les neuf médecins qu’il cite sont tous en prison12.

 

Le 4 mars, aux aurores, un bulletin de santé est émis par Radio-Moscou, mais également dans toute la presse internationale dont le New York Times : « L’état de santé de Staline est alarmant, suite à l’accident vasculaire cérébral survenu dans la nuit du 1er au 2 mars, dans son appartement du Kremlin. » La respiration de Staline est irrégulière (de 36 par minute), il souffre du syndrome de Cheyne-Stokes, un rythme qui alterne entre des périodes d’apnée et d’hyperpnée (respiration d’amplitude augmentée). Son pouls est de 108-116 par minute, sa pression artérielle de 210mmHg au maximum et 110mmHg au minimum, enfin il souffre d’un manque d’oxygène.

Le visage de Staline s’assombrit, se gonfle, ses traits deviennent peu à peu méconnaissables, les lèvres sont noires et pendant la dernière ou les deux dernières heures le malade suffoque tout simplement aux yeux de tous13.

Le matin du jeudi 5 mars, c’est pire. Staline est livide, il vomit du sang à plusieurs reprises. Il est agité et a un hoquet incontrôlable. On lui injecte de la caféine, du camphre et du Cardiozol, un médicament autrefois utilisé comme stimulant circulatoire et respiratoire. Sa respiration est de plus en plus irrégulière. En début de soirée son pouls est de 118-120 par minute à 19 h 15, puis de 140-150 par minute à 20 h 10 : le tyran est dans un coma profond14. Il transpire fortement et son pouls devient progressivement impalpable.

Boulganine assure la surveillance de Staline et le Dr Myasnikov est convaincu de sa suspicion et de son hostilité à l’égard des médecins présents. Une hémorragie de l’estomac est évoquée et selon certains elle démontrerait qu’en réalité Staline a été victime d’un empoisonnement à la « warfarin », une substance transparente que Beria aurait versée dans son verre de vin géorgien avec la complicité des trois autres. Mais rien ne permet de confirmer cette thèse.

 

Dans la soirée, le cœur du tyran faiblit. Les médecins suggèrent la respiration artificielle et une piqûre de camphre et d’adrénaline ; la nurse qui y procède note soigneusement cette procédure à 9 h 48. Lorsque sa respiration s’accélère, Beria ordonne d’emmener Svetlana, mais personne ne bouge.

« Au moment de son dernier souffle, quelque chose d’incompréhensible et génial s’est passé : il ouvrit les yeux et enveloppa toute l’assistance du regard, un regard insensé, furieux, rempli d’effroi devant la mort et devant les visages inconnus des médecins qui se penchaient sur lui. Son regard fit le tour de l’assemblée en une fraction de minute et alors, dans un geste effrayant que je ne comprends toujours pas aujourd’hui mais que je ne puis oublier, il leva la main gauche en l’air, la seule qu’il pouvait encore bouger. Désignait-il par là quelque chose là-haut, ou bien nous menaçait-il tous ? On ne savait ni à qui ni à quoi s’adressait ce geste incompréhensible mais menaçant. Aussitôt après, dans un ultime sursaut, l’âme quitta le corps15 », se souvient sa fille.

 

Sa mort est enregistrée à 21 heures 50, le soir du 5 mars 1953, il est alors âgé de soixante-treize ans. Dans un silence de plomb, sans un geste, les leaders du Parti, ses enfants et ses gardes entourent le mort, note Myasnikov, un des médecins présents. Mais il ne se souvient plus si le cérémonial a duré une demi-heure ou plus. Tous étaient pétrifiés, incapables de réactions, comme tétanisés. Sur Radio-Moscou, une voix sourde, préposée aux événements graves, annonce la mort du Tsar rouge au Kremlin, une perte immense pour les travailleurs du pays soviétique et du monde entier. Impossible qu’il ne soit pas décédé sur son lieu de pouvoir. Au petit matin, le corps de Staline est transporté pour que soit effectuée une analyse, la datcha est vidée de ses meubles et le personnel de maison, en larmes, est congédié sur-le-champ. On lui ordonne de ne dire mot sous peine de sanctions : Staline est mort d’une hémorragie cérébrale le 3 mars alors qu’il travaillait au Kremlin, point !

 

Un des médecins qui autopsie son cadavre, le docteur Myasnikov, est convaincu que le pays a été dirigé par un homme malade. « Une importante athérosclérose au niveau du cerveau aurait altéré son jugement et augmenté son délire de persécution, influençant ses prises de décisions16 », écrit-t-il. « Staline a peut-être perdu la notion du bien et du mal », juge le médecin. « Les traits de la personnalité sont exacerbés, et un homme suspicieux peut devenir paranoïaque. On ne sait pas dans quelle mesure cette maladie qui s’est développée pendant des années a affecté la personnalité et les actions de Staline », écrit Myasnikov dans ses Mémoires, publiées seulement en avril 2011. À la mort du médecin, en 1965, elles avaient été saisies par le KGB. Mais cette analyse n’est pas nouvelle.

 

Dès 1927, un éminent psychiatre, directeur de l’Institut de psycho-neurologie de Saint-Pétersbourg, Vladimir Mikhailovich Bekhterev, a porté ce diagnostic sur le dictateur qui l’avait sollicité pour traiter sa dépression. Selon lui, le tyran était atteint de peurs incontrôlables, il emploie même le terme fatal de « paranoïa ». Le médecin n’y survit que vingt-quatre heures et meurt dans des conditions douteuses : un empoisonnement, dont certains pensent que Staline en serait le commanditaire17. Aussi, de son vivant, rien ne filtre sur ses défaillances, les conséquences en seraient trop lourdes.

 

L’imagination fertile de Staline est sans limite lorsqu’il s’agit d’ennemis et de complots. Nul n’ignore qu’il suffit d’un instant pour être qualifié d’agent à la solde d’un pays impérialiste et exécuté. Si Staline peut répondre « des faits, il me faut des faits », lorsqu’on critique ouvertement une personne, pour accuser son médecin Vinogradov il ne lui en faut aucun. S’il avait rejeté quelqu’un qu’il connaissait depuis longtemps, s’il l’avait classé au fond de son cœur dans la catégorie des « ennemis », il était impossible d’avoir avec lui une discussion sur le personnage maudit.

Changer d’avis, se convaincre qu’il n’était pas un véritable ennemi, c’était une démarche qu’il ne pouvait effectuer, et ceux qui tentaient de l’y contraindre ne suscitaient que sa fureur18. Lorsque, onze mois avant sa mort, il prend conscience que les secrets détenus par Vinogradov n’ont jamais eu autant d’importance car il est véritablement malade, il le voit animé de mauvaises intentions et le considère comme un adversaire. Il lui est psychologiquement impossible de revenir en arrière. « Le passé, les années de lutte en commun pour la même cause et l’amitié, tout cela paraissait ne jamais avoir été, il l’effaçait d’un geste intérieur, incompréhensible, l’autre était condamné. Là s’exprimait son impitoyable cruauté : “Ah, tu m’as trahi, je vois un démon au fond de ton âme, eh bien je ne te connais plus !”19 », écrit sa fille Svetlana.

Il existe de nombreuses tentatives d’explication de la personnalité paranoïaque et terrorisante de Staline. On retrouverait son origine dans son enfance en Géorgie où, fils unique, il était à la fois dépendant et menacé par un père alcoolique et violent. Une ambivalence émotionnelle qui a contribué au développement de son caractère psychotique20. Même un simple regard peut le fait sortir de ses gonds : « Qu’est-ce qu’il a à me regarder ! », hurle-t-il parfois. Toute sa vie il est en lutte contre la mauvaise image qu’il a de lui même. Son complexe d’infériorité, il ne parvient à le surmonter que par le biais du culte de sa personnalité. Le seul dénominateur commun des personnalités paranoïaques n’est-il pas le fantasme de survivre seul dans le désert global21 ?

 

Même un être aussi proche que son médecin personnel Vinogradov l’apprend à ses dépens et en fait les frais dès la fin des années trente, durant la Grande Terreur marquée par le procès de Nikolaï Boukharine, qui fait suite à l’assassinat du chef du Parti de Leningrad, Sergueï Kirov, au soir du 1er décembre 1934. Durant quatre années de chasse aux « ennemis du peuple », la répression policière est sans précédent et les condamnations et arrestations sont prononcées à l’encontre d’innombrables suspects de « préparation d’actes terroristes22 ».

Les trois procès qui se tiennent à Moscou entre 1936 et 1938 sont un moyen pour Staline d’éradiquer les vétérans bolcheviques et personnalités en disgrâce afin de les remplacer par des créature dociles et soumises à ses desiderata. Les premiers ne lui doivent rien, les seconds lui devront tout. C’est dans le cadre de ces procédures que Vinogradov est interrogé par Nikolaï Iejov, brutal chef du NKVD et principal organisateur de la purge. Quelques jours avant son témoignage dans le procès de Boukharine, aviné, il lui dit : « Vous êtes quelqu’un de bien, mais vous parlez trop. Souvenez-vous qu’un homme sur trois est à moi et m’informe de tout. Je vous recommande de moins parler. » Des propos identiques à ceux de son successeur Beria, quelques années plus tard, lors du dernier dîner de Staline. Ce que redoute le plus le Tsar rouge, ce sont les gens qui dévoilent des informations, peu importe leur importance. Le mécanisme implacable de la paranoïa se met en place. Il a peur, si l’on ne complote pas, que l’on parle trop. Lorsque fin 1948 il jette en prison les tantes de sa fille et que cette dernière lui en demande les raisons, il se contente de répondre laconiquement : « Elles ont trop bavardé. Elles savaient trop de choses. Cela sert nos ennemis. »

 

Staline voit des adversaires partout, même dans sa famille. Au risque d’altérer sa santé : alors qu’il souhaite vivre vieux et a besoin de la science, il est incapable de faire face à son délire de persécution.

Vinogradov parlait-il trop ? On peut en douter, il en connaît les conséquences. Mais cette seule possibilité prouve la crainte de son influence et ouvre la porte aux suspicions. Staline estime impensable de ne pas museler un homme qui, s’il venait à parler, pourrait l’affaiblir. Lorsque son médecin est contraint de dénoncer des confrères, il sait qu’il s’agit d’un avertissement. Nous sommes alors plus de quinze ans avant le fameux complot dit des « blouses blanches ». Staline est friand des épurations, lorsqu’il souhaite changer de leadership. Sa méfiance pathologique à l’égard des médecins va de pair avec l’évolution de son état de santé. Si durant les soixante première années de son existence, le Vojd accepte la présence d’un médecin, lorsqu’il s’affaiblit, contre toute rationalité, il espace les consultations. Lorsqu’il s’en remet à Vinogradov, à la suite du décès de Pletnev, le mécanisme de peur pathologique dont il est atteint est déjà avéré et irréversible.

 

Contrairement à Hitler qui hait les spécialistes, Staline confié sa santé à d’éminents médecins. Âgé de quatre ans de moins que le Vodj, Vinogradov est un professeur émérite de l’hôpital du Kremlin. Fils d’un travailleur des chemins de fer, né le 12 mars 1882 dans un ville située à quatre cents kilomètres au sud de Moscou, Elets, il participe bénévolement, au cours de sa troisième année de médecine, à la guerre russo-japonaise (1904-1905), pour laquelle il est récompensé par la médaille de la bravoure. Diplômé de l’université de Moscou en 1907, il effectue des recherches notamment sur la tuberculose et en 1934 devient consultant du ministère de la Santé. Lorsqu’on le désigne dans les années 1940 pour les soins de Staline, sa réputation est établie. Il est membre de l’Académie soviétique de médecine, président de la société thérapeutique de Moscou et soigne déjà d’éminentes personnalités du Parti. C’est un excellent clinicien qui a une longue expérience. Un homme respecté par ses homologues, qui vit luxueusement dans un bel appartement dont le mobilier est choisi avec soin et les murs couverts d’œuvres d’art. Il ne sait pas que ce faste lui sera un jour reproché et utilisé comme un signe de ses accointances avec l’ennemi.

 

Son patient Staline est un homme de constitution robuste. À l’exception d’un psoriasis, il ne contracte durant ses soixante premières années que peu de maladies. En 1931, après une baignade dans les eaux froides de la Matsesta, à Sotchi, il attrape une angine, avec 39°C de fièvre. Cinq ans après, il a une infection à streptocoques et Vinagrodov consulte des spécialistes pour trouver le traitement approprié, mais Staline ne peut assister aux fêtes du nouvel an 193723. Le prédécesseur de Vinogradov, Pletnev, lui rend visite chaque jour entre 6 et 7 heures du matin et détermine en fonction de son état de santé la durée quotidienne de travail. Mais il lui arrive souvent de trouver Staline à son bureau qu’il n’a pas quitté de la nuit. Sa capacité de travail est prodigieuse. Matin et soir, Staline fait de la gymnastique, son médecin procède également à des massages du visage et du corps. Le tyran doit avoir l’air jeune. Il ne prend que des douches, pas de bains, et avant de déjeuner vers 15 heures, il se repose deux heures après avoir été frotté à l’eau fraîche et frictionné à l’eau de Cologne. Ensuite, son thérapeute analyse sa nourriture pour veiller à l’absence de poison et à son équilibre nutritif. Le Vojd aime se faire servir à manger dans le service de table d’Ivan le Terrible, dont il est un grand admirateur et dont le portrait a longtemps trôné dans sa demeure aux côtés de celui de Lénine24. Ce que Staline a du mal à contrôler, ce sont ses nerfs, surtout au cours des dernières années de son existence.

 

Après l’arrestation de Genrikh Yagoda, le chef du NKVD, accusé de trahison et de conspiration lors du procès de mars 1938, Staline s’effondre sur un divan et s’endort tout habillé. Le docteur Pletnev constate qu’il est extrêmement nerveux, que son cœur fonctionne mal et qu’il présente une anémie. Il souffre également de constipation et de douleurs à la vésicule biliaire. Mais lorsque le médecin le met en garde sur ses écarts et sur le risque d’une hospitalisation, Staline répond : « Ne m’embêtez pas avec ces bagatelles, professeur, le temps est critique. Nous devons démasquer tous les diables, pour les pincer à la source25. » L’état de nervosité dans lequel Staline se trouve n’est rien à côté de celui dans lequel il sera quelque temps après et qui est à l’origine de son psoriasis. Deux ans plus tard, en février 1940, il a une fièvre élevée et de forts maux de gorge. Staline serait sujet à l’amygdalite lorsqu’il est sous pression, mais c’est surtout l’invasion allemande par son « ami », et la guerre, qui auront raison de sa santé.

 

Fasciné par Adolf Hitler, Staline est d’une grande naïveté à son égard. Lorsque l’Union soviétique est envahie par l’armée allemande le 22 juin 1941, il est convaincu, à la lecture des rapports du front, que ce ne peut être qu’une initiative des généraux allemands qui tentent de provoquer une guerre entre les deux amis. Certes, aucun des deux tyrans ne pensait que le pacte de non-agression Ribbentrop-Molotov, signé en août 1939, durerait longtemps, envisageant tous deux une offensive, mais c’est Hitler qui en a l’initiative vingt-deux mois plus tard. Lorsque le Vojd réalise enfin la situation, il se retire pendant plus d’une semaine dans un état de profonde dépression et d’indécision. « C’est la première fois où je l’ai vu déprimé », se souvient le chef de l’état-major Gueorgui Joukov. « Que faire ? répétait-il sans cesse. Mais que faire ?26 », raconte le général de l’armée de l’air, A. E. Golovanov. S’il est parvenu jusqu’alors à se ménager, cet épisode marque un tournant : ses cheveux noirs deviennent blancs et des poches se creusent sous ses yeux.

 

Les années de guerre le diminuent encore davantage. Si bien qu’arrivé au sommet de sa gloire, lui, le vainqueur de l’Axe d’Adolf Hitler, est malade. Il a terriblement vieilli et il est fatigué. La suprématie de celui qui est désormais généralissime de l’Union soviétique, comme Franco, un grade créé spécialement pour lui, est diminuée. Le chef de guerre adulé a de plus en plus de mal à faire face à ses obligations, cet état ne va qu’en s’aggravant et son entourage constate qu’il est exténué et n’a plus toutes ses facultés mentales. Mais sa santé est un secret d’État et, de ce fait, sa méfiance à l’égard des médecins est plus importante qu’à l’égard de quiconque. Il leur prête une influence sans égale sur son pouvoir. Or, il n’a jamais eu autant besoin d’eux et évidemment du principal, Vinogradov.

Quelques mois avant lorsque l’ambassadeur américain en Union soviétique William Averell Harriman avait proposé de tenir la conférence des vainqueurs en Méditerranée, Staline avait fait valoir que ses médecins lui avaient déconseillé un changement de climat, prétextant de son état de santé il avait imposé Yalta.

Cette même année, début octobre, il tombe de nouveau malade et se met pendant un mois et demi en disponibilité à Sotchi, mais dès son arrivée sur place il fait une grave crise cardiaque27. Et dans la presse étrangère l’on fait désormais état de ses faiblesses physiques.

 

Contrairement à ce que l’on pense, Staline ne néglige pas totalement sa santé. Il prend en compte quelques recommandations de Vinogradov, qui s’attache à le maintenir en forme. Lorsque le médecin lui conseille de diminuer sa consommation d’alcool, Staline arrête les boissons fortes et dilue son vin géorgien avec de l’eau. Et si, parfois, il cède à la tentation, ce qu’il préfère désormais c’est voir ses hôtes obligés de boire des verres remplis à ras bord. Chez les Géorgiens, les invités se doivent de vider leur verre au risque de finir titubant et vomissant.

 

Pour se reposer, le Vojd effectue de longues retraites sur les bords de la mer Noire ou dans une de ses datchas, dont il apprécie le climat qui est celui de son enfance. C’est sur ces terres que Iossif Djougachvili, dit « Sosso », « Koba », puis Staline, « l’homme d’acier », est né le 21 décembre 1879. Il est le quatrième enfant de la fratrie, mais les trois premiers meurent à la naissance. Son père, cordonnier de métier, est alcoolique, il le bat avec une violence inouïe. Sa famille vit dans une grande misère. Avant de muer en « père des peuples », Staline est une petite frappe. Il est successivement séminariste, gangster (hold-ups, racket, extorsions de fonds, incendies criminels, actes de piraterie et meurtre), météorologiste, révolutionnaire mais aussi époux, amant et poète. Sa carrière dans la pègre, il l’entame à Tbilissi par le braquage d’une banque d’État en 1907, pour financer le Parti. L’un des rares à en avoir été informé est Vladimir Ilitch Lénine, alors réfugié en Finlande. À cette époque, Staline est âgé de vingt-neuf ans. Un passé qu’il s’efforce toute sa vie de cacher et auquel il substitue un culte de sa personne : successeur de Lénine puis chef de guerre et vainqueur du nazisme.

Parfois, Staline s’absente de Moscou trois, cinq, voire sept mois. Il veut préserver sa santé pour vivre plus longtemps, mais il reste en contact constant avec le Kremlin et nul ne doit savoir qu’il ne s’y trouve pas.

 

Dès le début des années 1950, de nombreux bruits courent sur son état de santé. Ses facultés sont altérées par son artériosclérose qui empêche une irrigation correcte de son cerveau. Il a aussi de l’arthrite et une inflammation des articulations. Depuis la fin de la guerre, Staline a de plus en plus d’étourdissements et au mois de décembre 1949, pris de vertiges, il est retenu in extremis par son secrétaire particulier. Mais lorsque ce dernier lui propose d’appeler les docteurs, Staline refuse28.

La presse fait état d’une grave maladie, voire de sa mort imminente, et tout le monde s’y prépare. Lorsqu’au mois de mars Staline annule son discours à l’ambassade américaine de Moscou, on évoque un cancer de la gorge pour ce grand fumeur29. On mentionne de plus en plus Beria, Malenkov et Molotov comme véritables dirigeants.

Mais sa fille Svetlana se souvient que lorsqu’elle l’a rejoint à l’été 1951, en Géorgie, « il avait soixante-douze ans, et pourtant marchait toujours d’un pas alerte dans le parc, suivi par les généraux de sa garde, gras et poussifs, qui clopinaient en haletant comme des cachalots ». Comme pour Philippe Pétain, tous ne sont pas du même avis et certains considèrent, au contraire, qu’il a une santé resplendissante pour son âge.

 

En août 1952, lorsque Louis Joxe, qui représente la France à Moscou, rencontre Staline, il le décrit comme un homme qui paraît plus âgé que ses soixante-douze ans. Il est vieux et fatigué, ses cheveux sont fins et blancs, son teint est cireux et sa rudesse, contenue. D’une manière générale, il a des difficultés à se mouvoir. Le maître-espion russe Pavel Soudoplatov a vu Staline à la même époque et n’a pas caché sa stupéfaction devant cet homme âgé et éreinté : « Il a beaucoup changé. Il a perdu beaucoup de cheveux et, bien qu’il eût toujours parlé avec calme et lenteur, il s’exprime dorénavant avec difficulté et de longues pauses entrecoupent ses phrases. Son apparence confirme les rumeurs selon lesquelles il a subi deux attaques : la première à la suite de la conférence de Yalta et l’autre après son soixante-dixième anniversaire, en 195030. » À la fin de cette année, Svetlana précise que lors de l’anniversaire de son père, le 21 décembre, elle s’est inquiétée de son apparence physique déplorable.

 

Ce que Staline ne peut supporter, c’est de ne pas avoir le contrôle sur ce corps défaillant et d’être obligé de s’en remettre aux médecins, qui ont connaissance de ses secrets les plus intimes. Or, il sait qu’il n’existe aucune confidentialité absolue et que tout sera révélé, un jour. La contradiction entre le mythe de sa gloire en qualité de chef de guerre et vainqueur de 1945 et la réalité de sa vulnérabilité physique le rend irascible et imprévisible. Il a encore plus peur et perd tout contrôle et patience. Il est convaincu que la seule manière de continuer à régner est d’exécuter. Pour lui, tous sont suspects, voire coupables : il suffit d’en trouver les raisons. Et pour s’en convaincre, il fait exécuter ceux dont il pense qu’il va devenir de plus en plus leur obligé : les médecins.

L’histoire bolchevique lui a démontré que la santé peut être une arme redoutable entre les mains de ceux qui veulent conquérir le pouvoir. Elle commence avec Lénine en 1923. Staline a conscience que ses défaillances lui donnent la chance de l’isoler physiquement et de le priver de toute autorité. Lénine ne souhaite pas en faire son successeur, il n’apprécie pas ce « Gengis Khan qui aurait lu le Capital de Karl Marx » et son « testament » politique stipule : « Staline est trop brutal, et ce défaut, pleinement supportable dans les relations entre nous, communistes, devient intolérable dans la fonction de secrétaire général. C’est pourquoi je propose aux camarades de réfléchir au moyen de déplacer Staline de ce poste et de nommer à sa place un homme qui, sous tous les rapports, se distingue de Staline par une supériorité – c’est-à-dire qu’il soit plus patient, plus loyal, plus poli et plus attentionné envers les camarades, moins capricieux, etc. Cette circonstance peut paraître une bagatelle insignifiante, mais je pense que pour prévenir une scission, et du point de vue des rapports entre Staline et Trotski que j’ai examinés plus haut, ce n’est pas une bagatelle, à moins que ce ne soit une bagatelle pouvant acquérir une signification décisive. » Ce conflit ouvert entre les deux hommes reste secret jusqu’en 1956, date à laquelle Khrouchtchev dénonce les crimes de Staline devant le XXe Congrès du Parti communiste d’URSS.

Diverses causes sont évoquées pour expliquer la maladie et la mort de Lénine, le père de la révolution russe, le 21 janvier 1924 : une artériosclérose, un empoisonnement au plomb contenu dans une balle logée dans son cou pendant les trois ans qui suivent sa tentative d’assassinat en 1918, les conséquences de l’opération pour la retirer ou encore la syphilis, mais surtout un empoisonnement de la main de Staline. Un décès qui permet à ce dernier d’écarter du même coup Léon Trotski. Dès cette époque, le Vodj prend conscience que la maladie d’un adversaire est l’une des meilleures opportunités pour accéder au pouvoir et que les médecins peuvent être de parfaits suspects lorsqu’il fomente ses complots imaginaires. Staline met en œuvre cette théorie quatorze ans plus tard, dans le procès de Nikolaï Boukharine. Trois médecins sont accusés d’avoir assassiné de grandes figures soviétiques, dont le célèbre écrivain Maxime Gorki.

 

Mais en cet instant, le malade, c’est lui. Suite à une alerte liée à son artériosclérose le 19 janvier 1952, Vinogradov fait un nouveau bilan de l’état de santé du Vojd et constate une nette détérioration. Il relève une encéphalopathie qui exacerbe la colère, la paranoïa et l’amnésie de Staline31. Il lui recommande un repos complet, bref, une mise à la retraite. Staline le regarde de ses petits yeux jaunes mi-clos et, d’une voix douce et calme, lui lance :

 

« La médecine russe est-elle à l’avant-garde ou en retard ?

— À l’avant-garde.

— Alors guérissez-moi. La Russie et le peuple ont besoin de moi32. »

 

Il n’a aucune intention de quitter le pouvoir, mais il a peur de tout, même de son ombre, dit-il à Gueorgui Joukov. Alors ne parlons pas de celui qui est son ombre dans le pouvoir, Vinogradov… Alors qu’il est physiquement diminué, c’est à compter de cette date qu’il décide que désormais il se passera de ses services, et des thérapeutes en général. Il est inconcevable qu’ils exercent sur lui une quelconque influence, même au péril de sa vie. Staline ne veut en aucun cas, dans l’avenir qu’il sait sombre, devenir la proie de son docteur. Cette dépendance lui est impossible. Il est exclu qu’il n’ait pas le contrôle et qu’un homme puisse à tout moment révéler ses défaillances. Le sanguinaire Beria, qu’il n’aime pas, ne lui a-t-il pas dit que Vinogradov avait « la langue bien pendue » ? Qu’il faisait état de ses malaises au risque d’altérer son pouvoir et de susciter les convoitises ? Staline n’est pas comme Mussolini, qui se sert de ses maux comme faire-valoir de sa force, ni comme Hitler, qui a une confiance absolue en son médecin. Il est comme Mao : plus il a besoin de soins, moins il s’y soumet.

 

En l’informant de l’issue fatale s’il ne change pas de mode de vie, Vinogradov bascule immédiatement au rang d’ennemi. Comment a-t-il osé lui suggérer de se retirer de la scène politique ? Staline est convaincu qu’il veut lui aussi l’écarter grâce aux informations confidentielles en sa possession.

Les données dont dispose ce médecin ne peuvent-elles pas aider ou inciter ses émissaires à se liguer contre lui, s’il révèle ses défaillances ? Qui se cache derrière Vinogradov et le manipule pour prendre le pouvoir ? Sans oublier que la retraite de Staline le soumettrait à la vindicte de son successeur et celui qui est dans l’ombre du pouvoir, Vinogradov, ne doit en aucun cas y contribuer.

D’une parfaite éthique médicale, doté d’une témérité sans faille, Vinogradov ne cache pas ses craintes à son tyran de patient. Savait-il que ses recommandations signeraient son arrêt de mort ? Sûrement. Il a eu connaissance de l’arrestation de son prédécesseur, le professeur Pletnev, l’un des trois médecins mis en cause en 1937 pour avoir empoisonné Valerian Kouïbychev, chef des Affaires économiques et membre du Politburo, ainsi que l’écrivain Maxime Gorki. Comme à chaque fois, la presse répand au préalable des calomnies. Pletnev est accusé d’avoir violé et sauvagement mordu au sein l’une de ses patientes, âgée de soixante-quatre ans, dans son appartement de Moscou, provoquant une infection. Ostracisé, il est accusé d’être un « professeur sadique » et un « droitier, trotskiste », qui a assassiné des membres du Parti. Condamné à vingt-cinq ans de prison, il est exécuté en 1941, dans la forêt de Medvedevsky selon les uns, au siège du KGB selon les autres. Le diagnostic par Pletnev de la personnalité de Staline est sans appel : « Il est mégalomane et a une forte tendance aux délires de persécution33. »

Pourtant, Staline l’apprécie beaucoup et a toute confiance en lui, mais il en sait trop et il est impératif d’effacer ce témoin. Ce célèbre spécialiste du cœur à l’hôpital du Kremlin connaît le Vojd depuis longtemps et partage avec lui son origine prolétarienne – son père est cordonnier comme le sien. Staline est même, selon le professeur, un ami. C’est lui qui, lors du suicide de sa première femme Nadezhda Alliluyeva, en 1932, signe le certificat de décès indiquant que la cause de la mort était naturelle… Staline lui est reconnaissant de veiller à sa santé et, par conséquent, à son pouvoir. Vinogradov, qui a lui-même été contraint de dénoncer ses pairs dans cette affaire, connaît parfaitement le triste sort de Pletnev.

Alors que tous, à l’exception de Vinogradov, ont peur de lui suggérer de modérer sa consommation d’alcool et de tabac qui aggrave son artériosclérose, en 1952, quelques mois après sa dernière consultation, à l’âge de soixante-douze ans, Staline l’écoute et arrête de fumer cette fameuse pipe qui est le baromètre de ses humeurs. Pipe éteinte : mauvais auspice ; posée : colère ; dans la bouche, lissant sa moustache : bon augure. S’il est très fier de cela, il continue néanmoins à vivre en toute insouciance et sa fille Svetlana est convaincue que peu de temps avant sa mort, il pratique ce qu’aucun docteur n’aurait permis en raison de son hypertension et que Vinogradov lui a fortement déconseillé : les banyas, bains de vapeur, dont il a pris l’habitude depuis son exil en Sibérie. Selon diverses sources, quelques jours ou quelques heures avant son attaque du 28 février, il prend un banyas dont la chaleur le détend et fait grand bien à son arthrite.

Près de onze mois après sa dernière consultation, Vinogradov se retrouve à la Loubianka, la prison des services secrets à Moscou. Deux mois plus tôt, lors du XIXe Congrès du Parti, Staline annonce une réforme majeure : la suppression du Politburo, l’organe de décision du comité central du parti communiste, et de ses neuf hommes, remplacé par un Praesidium de vingt-cinq. En modifiant les structures gouvernementales, Staline n’entend donner aucun pouvoir à ce gouvernement trop conséquent, mais uniquement renforcer le sien.

 

Désormais l’ennemi n’est plus l’Allemagne mais les États-Unis. Pour Staline, chaque juif est un agent des services secrets américain. Au mois de décembre 1952, Staline renvoie son secrétaire privé qui l’assiste depuis plus de vingt ans, Alexandre Poskrebychev, sous prétexte qu’il a « égaré des documents confidentiels » et fait mettre aux arrêts son redoutable chef de la direction de la garde de la Sécurité d’État chargée de la protection des dirigeants, Nikolaï Vlasik, pour avoir « manqué de vigilance, communiqué des secrets, notamment médicaux, à certains comploteurs juifs ». En réalité, il reproche à ce dernier une accointance avec les médecins dont la grande majorité sont juifs, et qu’il fait mettre aux fers.

C’est le retour de la Grande Terreur de 1936-1938, de l’usage du complotisme et de l’anticosmopolitisme, c’est-à-dire de l’antisémitisme. À compter de 1949, des milliers de juifs sont arrêtés ou chassés de leur travail, notamment dans les milieux de la culture, de l’information, de la presse, de l’édition, de l’enseignement et de la médecine. Trois ans après, le scénario improbable du complot des blouses blanches est prêt, reste à le mettre en œuvre et Staline s’y attelle en personne. Il sait comment structurer des complots de pure invention. C’est un maître de patience lorsqu’il s’agit d’attendre le moment opportun pour écarter ceux qu’il considère comme ses adversaires. Il n’a pas son pareil pour tisser des toiles d’araignées horizontalement, en multipliant les professions concernées, et verticalement, pour progressivement impliquer d’éminentes personnalités.

Entre septembre 1948 et août 1952, les pièces du dossier demeurent dans « les archives », n’en ressurgissant que lorsqu’elles deviennent des éléments à charge pour démontrer un complot de médecins. Cet été-là et contrairement à ses habitudes, Staline ne prend pas de vacances sur la mer Noire. Il ordonne que les docteurs, à l’instar de son médecin personnel, avouent.

Semion Ignatiev, ministre promu à la Sécurité d’État, et son adjoint Mikhaïl Rioumine, sont en charge de cette procédure. Lorsque le premier fait état de son incapacité à obtenir des aveux, Staline menace : « Si vous n’obtenez pas les confessions des docteurs, je vous fais raccourcir d’une tête. »

 

Dans un pays aux forts relents d’antisémitisme, des médecins sont accusés d’avoir assassiné des dirigeants du Parti dont Andreï Jdanov, un proche de Staline, mort en 1948, et Alexandre Chtcherbakov, mort en 1945, et d’avoir prévu d’en éliminer d’autres en sabotant leurs traitements médicaux. En particulier, un groupe de médecins terroristes liés à l’organisation juive internationale nationaliste bourgeoise « Joint », créée par les services secrets américains. Une campagne nauséabonde laisse entendre que des docteurs juifs empoisonnent des enfants russes en leur innoculant la diphtérie. En réalité, ce complot imaginaire est une conspiration de Staline contre les docteurs. Dans cette atmosphère malsaine, la rumeur court d’une déportation prochaine de juifs vers une région autonome proche de la frontière chinoise. « Rien ne m’impressionne davantage que l’affaire des docteurs », écrit après la mort de Staline Winston Churchill au président Eisenhower, le 11 avril 1953.

 

La « dénonciatrice héroïque » est une femme de l’hôpital du Kremlin spécialisée en cardiologie, Lidia Timachouk, également agent du MGB, la sécurité de l’État, qui a revu les électrocardiogrammes d’Andreï Jdanov hospitalisé à Valdaï et repéré une erreur fatale de diagnostic. Elle allègue que les médecins ont sciemment sous-estimé la gravité de l’état de santé de Jdanov. Elle précise que Vinogradov et Yegorov, le directeur de l’hôpital, lui ont demandé de différer l’électrocardiogramme, négligeant la condition du patient, de modifier ses conclusions sur les causes de la mort et de ne pas mentionner un infarctus. Deux raisons expliquent l’intérêt que Staline porte à cette dénonciation : son antisémitisme et sa santé défaillante.

 

Quatre ans plus tôt, en 1948, deux jours avant la mort de Jdanov, Timachouk a informé le Politburo et Staline lui-même par l’intermédiaire de Vlasik : les médecins n’ont sciemment pas pris en compte la gravité de l’état de santé de Jdanov. Alors qu’elle avait préconisé un repos strict, ils l’ont autorisé à marcher dans le parc de l’hôpital, à se faire masser, à voir des films et à se lever de son lit. L’issue est fatale et elle est convaincue que leur négligence est en réalité synonyme de meurtre. Yegorov, nominativement mis en cause et conscient des implications d’une telle dénonciation, avec l’assentiment du docteur personnel de Staline, Vinogradov, lui retourne l’accusation de négligence. Il ne comprend pas qu’elle ne soit pas venue le voir pour parler de son diagnostic, mais qu’elle ait préféré en référer directement aux autorités. Les médecins tentent de la confondre et font état de son ignorance médicale. Mais Staline reproche à Vinogradov d’être allé à la pêche, et à Yegorov de s’être rendu à un dîner à Moscou le 28 août, soit deux jours avant la mort de Jdanov. En réalité, on ne sait que peu de chose sur la véracité du diagnostic de Timachouk.

 

Parmi les neuf médecins arrêtés et incarcérés, six sont juifs : M. S. Vovsi, M. B. Kogan, B. B. Kogan, A. A. Feldman, Y. G. Etinger et A. M. Grinshteyn.

La Pravda, l’organe de presse du Parti, titre le 13 janvier 1953, à l’appui de cette machination stalinienne : « Sous le masque des médecins universitaires, des espions tueurs et vicieux ». Désormais le monde entier a connaissance de ce « complot ». Vinogradov est accusé de négligence médicale, d’activités antisoviétiques et d’être un agent britannique. Staline veut un procès public, à bref délai. Fin janvier, Timachouck est appelée au Kremlin et félicitée pour son « courage exceptionnel », puis décorée le 20 janvier 1953 de l’ordre de Lénine.

 

Staline presse Ignatiev et Rioumine d’obtenir au plus vite des preuves. Les médecins doivent reconnaître qu’ils ont volontairement tué des dirigeants soviétiques. Pour condamner, disent-ils, il faut des aveux complets. Pour mettre en condition les accusés, Staline, qui n’est pas avare de mises en scène, demande à ses suppôts de torturer les docteurs dans une salle ressemblant à un bloc opératoire, équipée pour la dissection. Une pièce est capitonnée pour éviter que l’on entende les cris de douleur des prisonniers sous la matraque ou le fouet plat. Pour que le sang s’écoule plus vite, le sol est incliné.

« Tu te conduis comme une putain ! Tu es un ignoble espion, un terroriste ! », hurle Rioumine en s’époumonant à l’un des docteurs.

« On va te torturer avec un fer chauffé à blanc. On a tout l’équipement pour ça34… », ajoute-t-il.

Et lorsque « le troupeau d’hippopotames », « les garçons de café en gants blancs » du MGB ne parviennent pas à leurs fins, Staline ordonne de donner des coups mortels car « un vrai tchékiste retire ses gants ». « Battez-les encore et encore. Mettez-leur des chaînes et brisez-les ! », aboie-t-il à ses exécutants. On a recours à des « petites mains » que l’on recrute parmi les gardes pour ne pas démoraliser les enquêteurs du MGB et l’on tape, l’on tape, jour et nuit, dans une pièce aménagée à cet effet, au Lefortovo. À la Loubianka on rend fou, au Lefortovo on torture.

 

Les interrogatoires commencent souvent par un coup de poing dans le visage, puis, une fois le détenu en condition, on cogne. Toutefois, lors de ses premiers interrogatoires des 13 et 18 novembre, au sujet de la crise cardiaque d’Andreï Jdanov, Vinogradov reconnaît une erreur de diagnostic, mais nie tout complot prémédité :

« Il n’y a aucun plan diabolique dans mes actions… Je souhaite juste répéter qu’à la base de ce crime, et qui caractérise sa source originelle, il y a une erreur médicale dont je suis responsable en qualité de médecin référant pour le traitement de Jdanov.

— Nous te démasquerons… Qui est ton patron ?

— Je n’ai pas de patron. Je n’ai pas assassiné Jdanov ou Chtcherbakov intentionnellement. Comme je l’ai déjà dit, il n’y a aucune influence d’un esprit anti-soviétique ou lié à des gens qui sont des ennemis de la puissance soviétique. »

Une réponse inacceptable et, pour le confondre, son tortionnaire change de tactique et lui reproche ses liens avec des collègues, dont Pletnev, exécuté des années avant. « Tu devrais déjà être pendu, si tu parles tu auras la vie sauve… Pourquoi es-tu silencieux ? », lui hurle son bourreau. « Je me trouvais dans une position tragique… et je n’avais rien à dire », se lamente Vinogradov, désespéré.

Alors, conformément aux ordres de Staline, la pression sur ce médecin s’accentue. On passe à la torture physique : battu pendant trois jours d’affilée, il fait une crise cardiaque. Peu importe, on laisse cet homme âgé de soixante-dix ans menotté au sang et l’on attend qu’il se remette pour reprendre l’interrogatoire. Incapable d’endurer davantage, il passe aux aveux demandés. Il n’est pas le seul.

 

Près d’un mois et demi après son incarcération, en décembre 1952, Vinogradov confesse :

« Lors de mes précédents interrogatoires, j’ai avoué être coupable d’espionnage et d’activités terroristes à l’encontre de dirigeants du Parti et du gouvernement soviétique. De plus, j’ai évoqué les faits qui touchent à la désorganisation des activités médicales dans le système Lechsanupra dont je suis à l’origine ainsi que Yegorov, Busalov et d’autres35. »

Khrouchtchev aime ironiser sur les interrogatoires de Vinogradov : ils étaient si rudes qu’il aurait même confessé avoir écrit Eugène Onéguine36. En réalité, il pointe l’absurdité de l’accusation à son encontre d’être sous l’influence d’un agent britannique dénommé le Dr M. G. Kogan depuis 193737. Il est même contraint de dénoncer d’autres docteurs, dont Miron Vovsi, le docteur en chef de l’armée Rouge. Ce dernier, ainsi qu’un médecin dénommé B. B. Kogan, sont arrêtés dans le cadre du traitement de Georgi Mikhailov Dimitrov, dirigeant communiste bulgare, mort en 1949. Staline peut désormais se glorifier lorsqu’il révèle au Praesidium les aveux des médecins, ultime preuve du complot des « assassins en blouses blanches » : « Vous êtes aussi aveugles que des chatons nouveau-nés ; sans moi, vous mènerez le pays à se perte, car vous ne savez pas reconnaître vos ennemis. »

 

La mort de Staline met fin à cette parodie de justice. Dès le 6 mars, La Pravda annonce la fin de l’affaire du complot des médecins sous un titre qui prête à sourire : « Les lois socialistes sont inviolables38. » L’arrestation des médecins est désormais considérée comme « illégale et sans fondement » et il est précisé que les aveux ont été obtenus « par des moyens strictement interdits par la loi ». Vinogradov ainsi que les autres médecins sont immédiatement libérés et réintégrés dans leurs fonctions à l’hôpital du Kremlin. Mais Vinogradov, contrairement à Yagorov, ne se rétracte pas après la mort de Staline. Difficile d’en connaître les raisons.

 

Alors qu’il n’avait aucune chance d’échapper à la vindicte de son patient, Vinogradov survit plus de neuf ans à son tortionnaire et meurt le 29 juillet 1964 à l’âge de quatre-vingt-deux ans. Sa chronique nécrologique dans le New York Times reprend les termes du communiqué de presse soviétique de la Tass et indique : « Un représentant exceptionnel de la médecine soviétique auquel a été décerné pour son soixante-quinzième anniversaire en 1957 le titre le plus honorifique de l’Union soviétique, celui de travailleur héroïque. Membre de l’Académie soviétique de médecine après 1944, le docteur Vinogradov a été président de la société thérapeutique de Moscou de 1945 à son arrestation en 1952 puis de nouveau après 1957. Ses prix incluent quatre ordres de Lénine ainsi que l’ordre de la bannière rouge du travail39. »

 

Les risques pour les médecins personnels de tyrans sont considérables : il en va de leur liberté ou de leur vie. Ils ont une obligation de résultat, que ce soit en matière de secret ou de santé.

Ils sont tenus de permettre à leur patient d’assurer son pouvoir absolu à tout prix et, même au moment de sa mort, ils n’ont qu’une crainte : en être accusés. Comme le dit le docteur Li Zhisui : « Je m’attendais à être accusé du meurtre de Mao. »