Mao Zedong et Li Zhisui

« Ma survie, et celle de ma famille, dépendaient des mots de Mao. Comment aurais-je pu en oublier un seul ? Ayant présidé vingt-deux ans durant à la santé de Mao, assisté à son déclin puis à sa mort, je savais que plus jamais je ne serais en sécurité1. »

Dr LI ZHISUI2

Pour assouvir son besoin de chair fraîche, Mao Zedong fait organiser des soirées dansantes par le fidèle Wang Dongxing, directeur du Bureau central des gardes. Au fil du temps, elles se multiplient. La révolution interdit les salles de bal, considérées comme bourgeoises et décadentes, mais cette mesure ne s’applique pas au Grand Timonier.

Le témoin de toutes ces orgies est le Dr Li, le médecin personnel de Mao. Lorsqu’il s’y rend pour la première fois, il est sidéré : au son du fox-trot, de la valse, du tango, une douzaine de jeunes femmes attirantes, issues de la Troupe d’action culturelle, se trémoussent pour attirer le regard de Mao. Elles veulent toutes une danse. « Je me souviens d’une jeune fille qui dansait avec Mao ; elle se contorsionnait pour mettre son corps en valeur et s’enhardissait de plus en plus3 », rapporte son médecin. Un réseau de jeunes courtisanes venues de toute la Chine est mis en place pour approvisionner Mao. Chaque jeune fille est chargée d’en trouver d’autres pour qu’il puisse, comme les empereurs chinois, puiser la longévité dans sa sexualité. Celles qu’il aime le plus ce sont les danseuses, soigneusement sélectionnées pour leur fraîcheur, leur physique et leur fidélité politique.

 

Mao danse puis converse avec chacune d’entre elles avant de s’éclipser avec l’élue ou les élues de la soirée. Pour lui faciliter la tâche, on prévoit en 1961 que la « salle 118 » du Palais de l’Assemblée du peuple sera affectée à ses orgies. On y installe un lit immense réalisé sur mesure et il peut désormais s’y retirer en toute discrétion avec une ou plusieurs jeunes femmes. Comme le remarque le Dr Li, « Il n’y a jamais assez de place dans son immense lit pour accueillir tout le monde, soit parfois trois, quatre ou cinq jeunes femmes simultanément… ». Se succèdent quantité de petites Chinoises âgées de dix-huit à vingt-deux ans, souvent vierges, en quête d’une liaison qu’elles savent éphémère. L’une d’entre elles n’a que quatorze ans4. Impossible pour Li d’éviter ces soirées. Mao tient à ce qu’il soit présent. Comme tout bon tyran insomniaque, à l’instar d’Hitler et de Staline, Mao impose à sa Cour une présence de chaque instant.

 

Quel rêve pour ces jeunes femmes peu éduquées, aux origines paysannes, qui doivent tout au Parti, de pouvoir s’accoupler avec le sauveur, le messie. Son médecin souligne : « Imaginez ce que cela signifiait pour ces filles d’être invitées dans la chambre de Mao pour servir… son plaisir. » Dans un pays où l’on considère comme mystique le simple fait de le voir ou de lui toucher la main, « c’est la plus grande expérience de leur vie5 », dit Li.

Sans cesse il doit prêter l’oreille aux exploits sexuels de son patient, décrits par ses concubines, dont l’une lui confie, émue : « Tout ce qu’il fait est fantastique – absolument enivrant », ou par Mao lui-même, qui n’a aucune pudeur pour évoquer ce sujet. Le Grand Timonier est fasciné par Gao Gang, l’ancien dirigeant de la Manchourie qui, accusé de complot, se suicide en 1954. On lui prête plus de cent partenaires sexuelles qu’il rencontre également lors de soirées dansantes : « Il a fait l’amour à deux reprises la nuit même où il s’est suicidé. Peut-on imaginer pareille lubricité6 ? » rapporte Mao, épaté.

 

L’activité sexuelle de Mao se poursuit dans ses différentes résidences et dans son luxueux train privé de dix wagons, avec lequel il se déplace fréquemment. Les différentes périodes au cours desquelles Mao s’éloigne de la vie politique, il les passe dans son lit où il assouvit sa soif débordante de jeunes filles. Dès la Longue Marche (1934-1935), symbole de la résistance contre les troupes nationalistes du Guomindang, des rumeurs circulent selon lesquelles Mao exige une vierge dans chaque village visité. Dans toutes les provinces, les secrétaires du Parti lui construisent une villa. Au fil du temps, sa « consommation » ne cesse de croître et, alors qu’en 1962 on recommande aux Chinois de ne pas avoir d’activité sexuelle excessive pour ne pas nuire à leur santé physique, qui doit être préservée pour l’édification de l’homme socialiste, Mao ne compte plus ses conquêtes. On l’accuse de se comporter comme un empereur et d’avoir plus de 3 000 concubines. Wang Dongxing observe : « Est-ce parce qu’il sent la mort proche qu’il doit coucher avec autant de filles ? Autrement, pourquoi le sexe l’intéresse-t-il tant, et pourquoi dépense-t-il une telle énergie7 ? » Les femmes sont pour lui comme de la nourriture, pense son médecin, et elles lui sont livrées « à la carte ».

L’activité sexuelle du Grand Timonier n’est pas limitée à la gent féminine : pour se relaxer il aime se faire masser l’aine par de jeunes et vigoureux préposés, qu’il tente parfois d’attirer dans son lit. Pour son docteur, cela ne relève pas de l’homosexualité mais de son appétit sexuel féroce et insatiable. Li est interpellé par la sexualité de Mao car dans sa famille, proche des idéaux du Guomindang, l’une des critiques contre le Parti est l’allégation selon laquelle les révolutionnaires ont détruit la morale, collectivisé les femmes et conduit au chaos sexuel8.

 

Li connaît tout de Mao et n’hésite pas à relater son hygiène de vie nauséabonde. Il ne prend ni douche, ni bain. À la place, ses intendants le frottent chaque soir avec une serviette chaude et humide, peu importe la propagation de maladies vénériennes. Ses jeunes maîtresses, incultes et peu malignes, se montrent fières d’avoir été infectées par Mao. Quelle meilleure preuve de leur accouplement avec le Grand Timonier ! Lorsque son médecin interpelle Mao sur les centaines de femmes qu’il contamine, et sur le risque qu’il fait courir à sa conjointe Jiang Qing, Mao n’en a cure. Il n’a plus de relations avec elle et lui répond en riant, avec « délicatesse » : « Je me nettoie dans le corps des femmes. » Jiang Qing n’ignore rien de ses frasques. « Ne le dites à personne. Dans un combat politique, nul ne peut battre le président, même Staline n’y est pas arrivé ; mais il n’a pas non plus de rival en matière de femmes9 », dit-elle au docteur.

Son hygiène bucco-dentaire n’est pas plus satisfaisante. Mao est incapable de routine, il ne se lave jamais les dents. Il se contente de se rincer la bouche avec du thé et ne va pas chez le dentiste. Impossible pour le Dr Li de le convaincre de prendre soin de ses dents, même lorsque celles-ci sont recouvertes d’un épais tartre vert et se déchaussent. Pour Mao, tout est une perte de temps, que ce soit l’hygiène ou la maladie. « Un père malade pendant cent jours ne sera pas respecté par ses fils10 », dit-il à Li.

 

Ce qui obsède Mao, c’est sa sexualité et ses insomnies récurrentes. Li constate qu’après avoir eu des enfants, il est devenu infertile. Mais Li est incapable d’en trouver les raisons. Lorsqu’il en informe son patient, il relève son ignorance du corps humain et des mécanismes de reproduction.

« Alors, je suis devenu un eunuque ? lui demande Mao.

— Absolument pas… Les eunuques qui servent dans les cours impériales ont été privés de leurs organes génitaux, ou tout du moins de leurs testicules », lui répond Li.

Le docteur est obligé de le rassurer en précisant que ses désirs et sa capacité sexuelle sont normaux. Ce dont Mao a peur c’est de son impuissance. Il est déterminé à vivre en restant sexuellement actif jusqu’à l’âge de quatre-vingts ans, et le rôle du Dr Li est de l’y aider. Alors que ses prédécesseurs injectent fréquemment à Mao un aphrodisiaque issu de la médecine traditionnelle chinoise, du bois de chevreuil, Li le met en garde contre ce produit. « L’un d’entre vous dit ça, l’autre ça. Je vais simplement écouter ce que disent les médecins 70 % du temps », lui rétorque Mao. En réalité, il veut bien y renoncer, mais son médecin doit trouver un substitut. C’est chez un praticien roumain que Li pense avoir découvert une nouvelle formule qui prolonge la vie et augmente l’appétit sexuel, tout en développant l’endurance. Une formule dénommée « vitamine H3 ». En réalité, il s’agit essentiellement de Novocaïne, un anesthésique local, et après plus de trois mois d’injections dans les fesses, c’est un échec.

Li ne renonce pas. Il veut déterminer si les troubles sexuels de Mao sont d’ordre psychologique ou physiologique. Après avoir utilisé des placebos et des capsules de glucose ainsi que du ginseng, il constate rapidement l’origine psychosomatique des troubles.

La sexualité de Mao est conditionnée par les issues politiques auxquelles il doit faire face. S’il n’est plus attiré par sa femme Jiang Qing, nombre de jeunes femmes la remplacent. Conformément aux pratiques sexuelles taoïstes auxquelles Mao adhère, il doit s’accoupler avec différentes partenaires féminines en limitant les éjaculations, pour prolonger sa longévité vitale. Pour son médecin, celles-ci ne sont qu’une excuse pour donner libre cours à sa concupiscence.

 

Outre un abcès en 1963, Mao n’a que de mineurs problèmes médicaux. Il a des bronchites occasionnelles, des irritations, de la corne sur les pieds et un manque d’appétit. Et il est si souvent constipé que lorsqu’après des lavements récurrents il se rend à la selle, c’est une joie pour tous, dit Li.

Son principal problème est d’origine nerveuse. Doté d’une grande énergie, son refus de toute forme d’habitude engendre des problèmes de sommeil. Dès ses premiers états de service, le Dr Zhisui constate que Mao n’a pas de notion du temps, ni d’horaires.

« Combien y a-t-il de jours dans une année ? l’interroge un jour Mao.

— 365, bien sûr, dit son médecin.

— Eh bien, pour moi, il n’y en a que 200, parce que je dors si peu », répond Mao.

Que ce soit le jour ou la nuit, nul ne sait à l’avance quelles seront les prochaines exigences du Grand Timonier. La majorité de ses activités sont nocturnes. Il refuse de se plier aux vingt-quatre heures du jour. S’il se couche à minuit, le lendemain il ne peut pas dormir avant 3 heures du matin, puis le jour suivant avant 6 heures. Ses phases d’éveil peuvent être de vingt-quatre, voire de trente-six heures. Mao se lève tard, il est toujours en retard, à l’exception des deux jours de commémoration nationale, le 1er octobre (National Day) et le 1er mai (May Day). Les nuits qui précèdent, il ne dort guère mais son médecin relève que l’adulation de son peuple lui rend toute son énergie.

Dès l’entrée en fonction de Li, un des gardes de Mao lui fait part de ses problèmes de sommeil. Même après plusieurs somnifères, il ne s’endort pas. Lorsque c’est le cas, Mao entreprend des activités physiques (nage, danse ou marche), lit, convoque des réunions ou son médecin jusqu’à l’aube. Li est même parfois appelé à 3 heures du matin pour lui tenir compagnie.

Depuis les années trente, Mao est dépendant aux barbituriques et prend du véronal puis, après 1949, de l’amobarbital sodé, un barbiturique très puissant guère utilisé de nos jours car fortement toxique, en gélules de 0,1 gramme. Mao en prend parfois jusqu’à quatre et, en surdose, il devient hyperactif. Par crainte d’une overdose, le prédécesseur de Li, le Dr Fu Lianzhang, a bien essayé de réduire le principe actif des gélules, mais Mao en augmente alors la quantité.

Pour le Dr Li, Mao souffre de deux formes différentes d’insomnie : celle liée à une horloge biologique singulière et l’autre à une neurasthénie. Un mal que Li estime plus répandu dans les sociétés communistes et dont l’origine psychique induit des manifestations somatiques. Celle de Mao est particulière. Elle est conditionnée à sa peur continuelle des complots et des trahisons.

Le docteur constate que les troubles sexuels, comme les insomnies, s’aggravent lors des crises politiques. « Tandis que Mao met en place sa stratégie, et jusqu’à ce qu’il la mène à bien, son sommeil peut être troublé des semaines ou des mois durant. Au moment où je pris mes fonctions, j’ignorais que Mao se trouvait au cœur du combat pour la collectivisation rurale, et que ses insomnies découlaient directement de ce conflit politique11. »

 

Comme Staline, Mao est un grand paranoïaque. Il vit de plus en plus à l’écart, mais se tient informé des mésententes et complots. Chaque visiteur est accueilli par un systématique : « Y a-t-il des nouvelles ? » Comme tout bon dictateur, Mao sait que nul ne doit conserver de secret et qu’il faut diviser pour mieux régner.

À compter du Grand Bond en avant, la politique économique mise en place par Mao entre 1958 et 1960, Li constate qu’il est atteint de « suspicions irrationnelles », qui ne cessent de croître. Un jour, il est même convaincu qu’une piscine est empoisonnée !

Lorsque son patient se déplace d’un endroit à l’autre, pense son médecin, ce n’est pas pour des questions de sécurité mais en raison de sa paranoïa. « Il n’est pas bon pour moi de rester trop longtemps dans le même endroit », dit Mao à son praticien. Il a peur de tout et surtout des empoisonnements. Personne ne connaît à l’avance les destinations du Grand Timonier et, durant les trajets, de nombreux gardes voyagent dans le train et surveillent la voie ferrée sur plusieurs centaines de kilomètres. La circulation normale est interrompue pendant la durée du voyage et le convoi de Mao ne circule que lorsqu’il est éveillé, sans aucune régularité, ce qui engendre d’importantes perturbations pour les autres voyageurs.

Enfin, toute sa nourriture, essentiellement des aliments gras qui baignent dans l’huile, est soigneusement testée avant de lui être servie dans son immense chambre aux fenêtres fermées et recouvertes de draps de velours, où il mange seul.

Comme ses mets, les médicaments destinés à Mao, commandés sous un pseudonyme et délivrés par une pharmacie spéciale destinée aux grands dirigeants, sont testés avant qu’il ne les prenne.

La paranoïa de Mao s’aggrave après la découverte d’écoutes téléphoniques de ses conversations intimes. Son médecin estime que depuis cet épisode, Mao se méfie de lui comme des autres. Sans compter que la femme du Grand Timonier est elle aussi convaincue que l’on veut sa mort, que ses infirmières complotent derrière son dos, trafiquent ses somnifères, et tentent de l’empoisonner.

 

Qui est le Dr Li, l’homme qui connaît Mao jusqu’au cœur de sa sexualité et de son intimité ? Dès son entrée en fonction, ce docteur sacrifie sa carrière et sa vie à son illustre patient. Il ne devient jamais neurochirurgien comme il le souhaite et n’a plus de vie personnelle. Il doit souvent passer la nuit auprès de Mao et ne rentre chez lui qu’à l’aube, ou dort dans son bureau, voire dans un cagibi. Il accompagne le président partout et reste souvent éloigné de sa famille pendant des mois, parfois pendant une année entière.

Comme Staline, son patient fait et défait à sa guise sa Cour et ses dirigeants, en découvrant et en exploitant leurs faiblesses. Il sait attendre le bon moment lorsqu’il s’agit de « faire sortir les serpents de leurs trous12 ». Incapable de compassion, prêt à sacrifier la population, il incite son entourage à confesser leurs fautes pour les racheter et acquérir ainsi leur loyauté. Li en est conscient. C’est le passé bourgeois de son médecin, dont Mao a connaissance, qui est le gage de sa fidélité. L’un est issu du milieu paysan, l’autre bourgeois.

 

Les parcours de ces deux hommes aux vingt-six ans de différence sont opposés.

Mao est issu du Hunan, grenier à riz de l’Empire. Né en 1893, il est le fils aîné d’une fratrie de sept enfants. Il aime faire valoir qu’il a « reçu son diplôme de l’Université des hors-la-loi ».

La jeunesse de Mao se déroule dans une Chine en crise et en perte d’autonomie, il est constamment bercé entre fascination et rejet de l’étranger. Le choix de Li comme médecin personnel est révélateur. Sa formation occidentale et son passé familial garantissent compétence et soumission. Si Mao se sent en sécurité avec ce médecin, c’est parce qu’il est vulnérable. Li est né en 1919 à Pékin. Rejeton d’une longue lignée de docteurs, il est issu de la haute bourgeoisie ayant étudié à l’étranger. Son père est une personnalité importante du Guomindang de Tchang Kaï-chek.

C’est à l’université de la Chine de l’Ouest, parrainée par les Américains, que Li entreprend ses études de médecine et termine son internat en chirurgie en 1945. Alors que la guerre civile fait rage en Chine, il rejoint en 1948 Hong-Kong puis Sydney, en Australie. Mais en 1949, alors qu’il pense que dans ce pays un Chinois ne peut devenir neurochirurgien et que sa mère l’implore de rentrer au pays, son frère ayant désormais un poste important au ministère de la Santé, il obtempère. C’est l’année où Mao proclame, le 1er octobre, la République populaire de Chine.

 

Dans un pays en manque de praticiens qualifiés, il est bien accueilli. Le vice-ministre de la Santé lui indique que le gouvernement va pourvoir à tout ce qu’il peut souhaiter : une chambre, un bureau, des vêtements, même des chaussures, des portions de nourriture plus importantes que la moyenne et de la viande. Mais aucun salaire !

Son frère, à qui il se plaint de ne pas avoir pu choisir son affectation, lui répond : « Ici, les gens ne choisissent pas leur travail ; c’est le travail qui choisit les gens. Ceci s’appelle être dévoué à l’organisation. »

Dans un premier temps, il est affecté à quelques kilomètres au nord-ouest de Pékin, derrière l’ancien Palais d’été, à l’Université des travailleurs de Xiangshan, « les collines parfumées ».

Son dispensaire ne ressemble à rien, pas d’équipement médical ni de médicaments, à l’exception d’un stéthoscope et d’un stock d’aspirine, et aucun véritable malade ! On le met immédiatement en garde : nul ne doit savoir ce qu’il s’y passe… son travail est secret. C’est là que les organes du Parti communiste se sont temporairement installés pour être en sécurité après la libération de Pékin et ce dispensaire veille à la santé des personnes travaillant pour ces organismes. Le jeune et naïf docteur est honoré par cette tâche au cœur du pouvoir communiste. Sur les cinq membres principaux du Parti, trois – dont Mao Zedong et Liu Shaoqi (président de la République populaire de Chine de 1959 à 1968) – vivent dans des bâtiments impériaux disséminés sur « les collines parfumées ».

 

Dès l’année suivante, cet établissement est déplacé dans le domaine secret de Zhongnanhai, un parc au centre de Pékin, caché par de hauts murs vermillon. Une enceinte dans laquelle déménagent Mao et certains grands dirigeants. Le Dr Li est nommé directeur du dispensaire de la « nouvelle cité interdite », remis à neuf.

Après avoir soigné des membres de la famille du Grand Timonier, sa femme et un de ses fils qui est schizophrène, il est désigné médecin personnel de Mao. Au préalable, il adhère, malgré son passé familial, au Parti communiste.

Lorsqu’en octobre 1954, Wang Dongxing le convoque, il l’interroge :

« Savez-vous pourquoi je vous ai gardé aussi longtemps dans ce dispensaire, refusant que vous soyez transféré ailleurs ?

— Non, je l’ignore, répond le médecin, perplexe.

— Je vous ai observé de nombreuses années… Vous êtes très apprécié des gens de Zhongnanhai. Vous avez bien soigné tout le monde, vous n’êtes jamais prétentieux. Vos compétences médicales, vos bonnes manières et le fait que vous soyez investi dans votre travail ont fait grande impression aux camarades, incluant même le président Mao qui n’a entendu que de bonnes choses à votre sujet… Nous recherchons un médecin personnel pour le président et jusqu’alors il a été difficile d’en trouver un. Je vous ai recommandé et tous ont accepté votre candidature. Alors hier, j’ai parlé au président et il a accepté mais souhaite vous rencontrer au préalable13. »

 

Dans la République populaire de Chine, chaque grand dirigeant a désormais un médecin particulier. Li a été désigné pour le plus illustre, Mao. Impossible d’hésiter ou de refuser, on lui remet le dossier médical du Grand Timonier et on le met en garde contre son tempérament sulfureux ! Aucune erreur, même mineure, n’est acceptable. Li est inquiet, sa collaboration furtive avec le Guomindang, celle avérée de son père, le font douter. Est-ce un piège qui se referme sur lui ? Il a connaissance de la campagne de purge diligentée contre ses homologues, dont le médecin de la femme de Mao, Jiang Qing. Il n’ignore pas davantage le complot des blouses blanches, orchestré par Staline en 1953.

Comme en Union soviétique, la profession de médecin personnel d’un dirigeant est un métier à risque, et il en a conscience. Si à cette époque il est encore un fervent admirateur du Grand Timonier, c’est avec fébrilité qu’il attend la première rencontre avec son patient.

 

Sept mois après son entretien avec le chef de la sécurité, le docteur n’a toujours pas rencontré Mao et il attend sa convocation. Leur première rencontre a lieu dans l’après-midi du 25 avril 1955. Li est demandé à la piscine par le « Premier Groupe », nom de code de Mao. À Zhongnanhai, il y a deux piscines, l’une intérieure, l’autre extérieure. L’une n’est utilisée que par Mao et une pièce adjacente lui tient lieu de bureau et de chambre.

Li a tant attendu cette visite qu’il est anxieux et perplexe : « Mao est-il malade ? A-t-il besoin d’un médecin ? » Il n’en est rien. Mao le reçoit étendu sur son lit, nu sous un simple peignoir en éponge ouvert, le bas du corps négligemment recouvert d’une serviette. « Il lit. Son corps est fort et large, ses épaules solides et son ventre proéminent. Son visage respire la santé et ses cheveux sont épais et noirs… Son front est large et sa peau comme du beurre frais, délicate et imberbe. Ses jambes sont fines pour un homme aussi robuste. Il porte des chaussettes couleur café, il a de grands pieds14 », se souvient le jeune médecin.

Le retard de Li, retenu au dispensaire, n’offusque pas Mao qui l’invite à s’asseoir près de lui. Fumant une anglaise « 555 » au bout d’un porte-cigarette, le Grand Timonier se réfère aux habitudes d’un haut fonctionnaire de la dynastie des Qing pour souligner n’avoir aucune routine régulière. Quelle que soit l’heure à laquelle il se lève, il se rend directement à la piscine, son lieu de prédilection. Lorsque son médecin lui indique qu’il est 16 h 30, Mao lui répond : « C’est mon matin. » Lorsque ce dernier lui demande s’il fume et que Li lui répond trois à quatre cigarettes après le travail, le Grand Timonier lui rétorque : « Vous êtes le premier médecin que je rencontre qui fume… Je pense que fumer est un bon exercice de respiration, qu’en pensez-vous15 ? » Pour alimenter leurs discussions, Mao le presse de s’intéresser à l’histoire de la Chine, dont il est féru, mais également à la philosophie, à l’éducation et à la lecture. Il leur faut des sujets de conversation.

Li est sous le charme, convaincu d’être en présence d’un grand homme par son écoute, la sagesse de son regard et sa bienveillance. Nul doute, le Grand Timonier sait mettre à l’aise et charmer son interlocuteur pour le convaincre de parler librement. Toutefois, Li ne se fait pas d’illusions : Mao ne sera pas un patient facile, les grands hommes ne le sont jamais. Après plus de trois heures d’entretien, il quitte son patient.

« Je n’étais plus un médecin ordinaire. J’étais fier de moi, exalté. J’étais le médecin personnel du président Mao. J’étais en extase ! », dit-il. Il a alors un peu plus de trente ans et rien ne sera jamais plus comme avant : « Mon monde avait changé, le ciel était tout vert et la terre m’embrassait. Je n’étais plus un inconnu16 », dit cet homme à l’éternel sourire.

 

Au cours de l’année 1956, le processus de déstalinisation de l’URSS entamé par Khrouchtchev met Mao sur la défensive. Il n’a aucune affection pour Staline mais il sait que les critiques de son action et de sa personne sont susceptibles de rejaillir sur lui. Certains dirigeants du Parti communiste chinois, tel Liu Shaoqi et Deng Xiaoping, souhaitent diminuer son pouvoir au profit d’une direction collective et contestent le culte de la personnalité. Mao prend le prétexte de sa santé pour justifier son souhait de se retirer de la présidence, il dit vouloir se concentrer sur les grandes réformes. Une tactique politique qui est uniquement destinée, pense son médecin, à mettre à l’épreuve la loyauté des dirigeants. Il est impensable que Mao renonce à son rôle de chef tout-puissant.

 

À compter de 1958, Mao met en place la politique du Grand Bond en avant destinée à dépasser la production industrielle de l’Angleterre. L’agriculture est collectivisée et Mao entreprend une tournée d’inspection nationale, une « enquête sociale ».

Son médecin considère que « cette décision a été prise en partie pour provoquer Khrouchtchev, en partie par une résolution soudaine prise sous l’influence de barbituriques, en partie parce que Mao voulait réellement se mettre au courant de la situation17 ». Li observe que Mao est heureux de retrouver les paysans de son enfance, de marcher dans le fumier et qu’il souhaite même nager dans le fleuve Jaune dont l’eau est une bouillie brunâtre, avant d’y renoncer.

Selon Li, Mao est convaincu que le problème de la production agricole sera résolu par la mise en place des communes populaires rurales, censées être autonomes et autosuffisantes. Il estime que la Chine peut doubler sa production d’acier en une année. Au gré de ses déplacements dans son luxueux train, défilent le long de la voie ferrée des femmes vêtues de couleurs vives qui s’affairent dans les champs, des moissons luxuriantes et de hauts fourneaux à perte de vue. On présente à Mao des chiffres mirobolants de production agraire et d’acier, son médecin le croit convaincu de leur véracité.

Alors que la famine fait rage, et que des dizaines de millions de personnes meurent (entre 30 et 50 millions selon les sources), c’est à compter de cette période que Mao, rapporte Li, laisse libre cours à sa débauche sexuelle. Son impudeur heurte celui-ci qui commence à cerner le personnage. Il prend conscience de l’hypocrisie et de la corruption de Mao et de sa Cour qui vivent dans l’opulence alors que le peuple meurt.

Lorsqu’en avril 1959, Mao doit renoncer à la présidence de la République populaire de Chine au profit de Liu Shaoqi, c’est pour devenir empereur, pense Li. « Mao s’entourait de jeunes concubines comme le plus dépravé des empereurs de jadis. Qu’en est-il du peuple chinois ? Le Parti communiste a porté le “peuple” aux nues, tout en l’opprimant et en l’exploitant, le contraignant à accepter les pires épreuves, les pires humiliations, uniquement pour survivre. Le “peuple” n’était rien de plus qu’une immense multitude d’esclaves anonymes et impuissants18 », souligne le médecin, dégoûté.

 

Li, exténué et atteint d’un ulcère sans gravité, retourne quelque temps à Pékin. Il est à bout de nerfs et ne peut plus supporter les querelles politiques. S’il tente de rester à l’écart, son appartenance à la cour de Mao en fait une cible. Il est rabaissé et, alors qu’il a toujours souhaité être neurochirurgien, on le relègue au rôle de diététicien de Mao. On raconte même qu’il entretient une relation « spéciale » avec sa femme. Comme tous les médecins dont le parcours est évoqué dans cet ouvrage, Li est l’objet de nombreuses jalousies et manigances. Le favoritisme de Mao en fait une cible de choix. La plus zélée de ses accusatrices est la propre femme du Grand Timonier, Jiang Qing. Ses tentatives de déstabilisation sont innombrables. Elle a exigé que Li soit également son médecin personnel. Mais elle est ingérable. Elle se plaint de tout : de la lumière trop vive, de l’absence d’air et des courants d’air, du bruit qui l’exaspère et de certaines couleurs qui l’indisposent. Elle passe ses journées à harceler son personnel. Elle aussi est sous barbituriques à forte dose et reproche aux médecins leur incompétence lorsqu’ils ne lui trouvent pas de maladies graves. Or, elle a été soignée d’un cancer du col de l’utérus.

Jiang Qing n’est pas la seule à jalouser Li de sa proximité et de son influence sur Mao. Certains gardes et membres de sa Cour lui reprochent son air hautain de médecin, méprisant à l’égard des cadres aux origines paysannes. À l’instar de certains de ses homologues, ces querelles intestines le minent, mais impossible de démissionner, de quitter le Premier Groupe. « Compte tenu de mon passé familial, mon départ paraîtrait certainement suspect. J’étais pris au piège. Au sein du Premier Groupe, je me sentais constamment menacé, mais si j’essayais d’en sortir, je risquais de me retrouver nulle part19 », pense Li.

Fin décembre 1959, il est sommé de revenir. Mao a un rhume et une bronchite, il veut guérir rapidement… À chaque fois qu’il tente de s’éloigner, comme deux ans plus tôt, en 1957, pour reprendre ses études, il est rappelé.

Mao est dans une piètre forme. Il refuse de reconnaître l’échec du Grand Bond et interdit que l’on fasse mention de ce désastre. Mis à l’écart par le Parti, il vit dans son lit où il jouit de concubines toujours plus nombreuses et dévouées. Lors de leur voyage dans le train spécial à Canton, en février 1961, Li relève qu’il a du mal à les compter ! « Leur adoration était un substitut à l’adulation que ne lui vouait plus l’élite du Parti. Parce qu’il avait trop gravement perdu la face, il avait plus que jamais besoin de ses concubines et il lui en fallait toujours davantage20. » Comme toujours, ce retrait est un calcul stratégique.

 

En 1962, Mao a de moins en moins d’alliés. Liu Shaoqi, qui dirige le pays depuis trois ans, ne veut pas évoquer les intempéries pour expliquer l’échec du Grand Bond en avant et souhaite renoncer définitivement à cette politique. Lors de la conférence du travail du Comité central dite des « 7 000 cadres », Mao préfère se prélasser avec des jeunes femmes dans la salle 118 et lire simplement les procès-verbaux de la réunion qui mettent en cause le Parti et, à travers lui, sa propre personne. « Toute la journée, ils se plaignent, et le soir, ils vont au théâtre. Ils font trois repas par jour et pètent. Voilà ce que le marxisme-léninisme signifie pour eux21 », dit Mao à son médecin lorsqu’il prend conscience des attaques. Pour Li, Mao est incapable de regret, il ne peut commettre d’erreurs et même lorsqu’il endosse une responsabilité, ce n’est que pour affirmer qu’il est incontournable. Mao n’a pas l’intention de laisser Liu Shaoqi s’imposer et prépare une nouvelle purge. Dès l’été de cette même année, prétextant une menace capitaliste, Mao s’attaque aux membres du Parti, ces bourgeois… Ceux qui sont en désaccord sont traités de « contre-révolutionnaires » ou de « compagnons du capitalisme », le pire crime.

 

L’année suivante, la vie du médecin de Mao tourne au cauchemar. Le Grand Timonier souhaite envoyer dans les campagnes des cadres urbains chargés d’examiner la situation, de faire de l’éducation socialiste et d’enquêter sur la corruption. La femme de Li, Lillian, mère de ses deux fils, est envoyée dans des villages avant d’être rappelée à Pékin suite à l’intervention de son mari. « Mao me protégeait – non par amitié mais parce qu’il continuait d’avoir besoin de moi comme médecin », dit Li. Le Grand Timonier est obligé de s’en remettre à lui pour la seule chose qu’il ne contrôle pas : sa santé. Mais depuis la fin des années cinquante, leur relation s’est modifiée. Le médecin n’a plus pour lui, dit-il, aucune admiration. Il souligne qu’il est le plus grand manipulateur de tous et qu’il aime utiliser sa maladie comme un leurre politique. Sa santé et la politique de la Chine sont interdépendantes, et il teste les réactions de ses homologues étrangers. Pour connaître l’attitude de l’ambassadeur soviétique à sa mort, il n’hésite pas à se mettre en scène sur son lit, feignant la léthargie, la douleur, et interroge Li : « Avais-je l’air malade ? » Son médecin juge l’interprétation excellente.

 

Après l’échec du Grand Bond et la rupture avec l’URSS, Mao lance à l’été 1966 la « grande Révolution culturelle prolétarienne » qui mobilise la jeunesse au sein d’unités de gardes rouges vouées à réprimer les tendances à l’embourgeoisement. Avec la publication du Petit Livre rouge qui recueille ses aphorismes, Mao relance son culte de la personnalité et vise l’éradication des droitistes de l’intelligentsia. Il profite de la maladie de Liu Shaoqi pour restructurer le système de santé. Comme souvent dans les états totalitaires, la maladie de son adversaire est sa meilleure arme. Liu a contracté la tuberculose, alors Mao décide de supprimer les médecins personnels (sauf le sien) et les soins privilégiés auxquels jusqu’alors les dirigeants avaient droit.

 

Mais Mao incite Li à s’impliquer davantage en politique. Il lui demande de rédiger un rapport visant à la restructuration du corps médical qui reprenne ses idées en la matière. Alors que ce médecin dit avoir ignoré le but de cette étude, il apprend que Mao s’en sert de base pour la lutte des classes au sein du corps médical. Des médecins expérimentés sont envoyés dans les campagnes. Li n’y échappe pas. Le Grand Timonier déclare : « Je suis en bonne santé, je n’ai pas besoin de soins. Je ne suis pas comme ces seigneurs qui se font prendre le pouls et la tension à chaque fois qu’ils ont un petit malaise. Je ne veux pas de médecin22 », et Li est congédié. Cette vie, dit-il, a raison de ses dernières aspirations communistes. Certes, il a conscience de la misère mais durant ces mois, il la vit, aux côtés des paysans.

Ce n’est que grâce à la maladie de Mao, une bronchite, qu’il est rappelé à son chevet. Le Grand Timonier refuse de voir un autre médecin. « J’étais toujours le seul médecin en lequel Mao avait confiance23 », rapporte Li. Il est interpellé par la quantité de somnifères que Mao ingurgite désormais. Certes, il en prend depuis des années mais là, se dit-il, c’est dix fois la dose normale, suffisamment pour tuer la plupart des gens, et Mao en prend même pendant la journée pour se calmer. Son médecin sait qu’en cas d’overdose, il en sera tenu responsable. Sa situation est d’autant plus délicate que son patient est de moins en moins accessible. Suite aux purges, les membres du Premier Groupe ont changé et Li est suspecté de complot. Terrorisé par les nouvelles prérogatives de Jiang Qing, la terrible femme de Mao qui a désormais la main sur la culture, il a conscience qu’elle peut le faire arrêter à tout instant.

 

Mao a de nouveau quitté Pékin pour le sud car, comme à son habitude lorsque le mouvement est en marche, il se retire pour que ses ennemis révèlent leur jeu politique. Mais lorsqu’il souhaite trouver un observateur attentif pour le renseigner sur les luttes politiques à Pékin, c’est son médecin qu’il sollicite. C’est un ordre. Pour mieux le ferrer, Mao veut qu’il ait un rôle dans la Révolution culturelle et teste en permanence sa loyauté. Sans succès, Li tente de le convaincre de son incapacité à comprendre la situation et à distinguer les amis des ennemis, les contre-révolutionnaires.

Dans l’arène politique, Li estime que seule sa proximité avec le Grand Timonier peut le préserver. Face à l’activité politique débordante de la révolution, Mao le charge, avec l’infirmière en chef Wu Xujun – qui quelques années plus tard rédigera un livre réfutant les affirmations du livre de Li sur Mao –, de lire les documents les plus significatifs, dont les procès-verbaux des « séances de lutte » au cours desquelles un accusé avoue ses fautes devant d’autres qui le brutalisent. Alors que le pays est plongé dans un profond chaos, Li est chargé d’être les yeux et les oreilles de son patient. Mais leurs rapports ont changé, Mao considère que les réticences de son médecin à l’égard de la politique sont l’aveu de son manque de loyauté.

 

En 1968, la femme de Mao, Jiang Qing, passe de nouveau à l’attaque et prend pour cible l’épouse de Li. Elle a travaillé pour les Américains et les Britanniques et a de la famille à Taiwan, c’est donc une espionne. Puis elle accuse Li d’être un contre-révolutionnaire qui a cherché à l’empoisonner lors d’une intervention dentaire.

Atteint d’une pneumonie, Mao est au comble de sa paranoïa, il redoute un complot russe pour le renverser et il fait une nouvelle fois chercher Li, dans le village où il a été affecté. Mao est convaincu que son médecin est de mèche avec Lin Biao, un temps son successeur et l’homme fort de la révolution désormais devenu sa bête noire. Comme Liu Shaoqi en 1968, il est accusé d’avoir comploté contre le Grand Timonier et meurt dans un accident d’avion, faute de carburant, en septembre 1971, alors qu’il tente de fuir vers l’URSS.

Cette trahison et cette mort ont un fort impact sur la santé de Mao. Déprimé, il ne dort plus du tout, vit retranché dans son lit dans l’attente d’une stratégie viable pour ressurgir. Cette fois, il joue le jeu de la réconciliation avec les dirigeants qui l’ont alerté sur les positions de Lin Biao. La nouvelle purge sera pour les proches de ce dernier.

 

Dès les premières années de la décennie 70, l’affaiblissement de Mao est patent et irréversible. Il est atteint d’infections pulmonaires à répétition et son rythme cardiaque est irrégulier. Le diagnostic : une insuffisance cardiaque congestive. Durant les dix premiers jours de cette maladie, Mao refuse tout soin, ce qui aggrave son état. Ce n’est que la perspective de la visite du président américain Richard Nixon, au mois de février 1972, qui le fait changer d’avis. L’ère est au rapprochement avec les Américains, Mao ne peut le recevoir affaibli. Durant la visite, Li se tient prêt à intervenir. Dans la presse chinoise on considère que le corps replet de Mao, en réalité boursouflé par un œdème, est un signe de bonne santé ! Or il a vieilli et, dès 1973, il commence à avoir des difficultés pour s’exprimer. Il a du mal à respirer et des bouteilles d’oxygène sont installées partout. Enfin, il tremble.

 

L’année suivante, à la demande de Li, des spécialistes que Mao a longtemps refusé de rencontrer diagnostiquent une maladie rare : la maladie de Charcot. Et non de Parkinson, comme on l’a longtemps cru. Comme Staline, son antipathie à l’égard des médecins en est d’autant plus virulente qu’il se sait malade. « Je me considérais comme un médecin dévoué au président. Lui me considérait comme son ennemi24 », se désole Li.

Mao est condamné : l’atrophie musculaire propre à cette maladie s’est aggravée, il ne voit plus, est incapable d’articuler et de fermer la bouche. On estime qu’il ne lui reste que deux ans à vivre. Mais nul ne révèle la vérité, ni ses médecins, ni celui qui dans les faits dirige le pays, Zhou Enlai. Si Mao avait su que ses jours étaient comptés, il aurait été capable de tout, pensent-ils25.

Alors que son corps ne suit plus et que sa mauvaise santé risque d’altérer son pouvoir absolu, Mao refuse que son médecin exerce le moindre pouvoir sur lui et le consulte de moins en moins.

Le Grand Timonier pense pouvoir substituer la nage à la science : « Tous vos traitements, vos médicaments chinois ou occidentaux… aucun n’est efficace. Mon médicament, c’est la natation, et il reste le meilleur de tous26 », lui a dit Mao courant 1965. En 1974, Mao tente encore de se soigner seul… par la nage. Il y renonce vite, il ne peut plus barboter sans s’étouffer mais au Bureau politique on laisse toujours entendre qu’il est en parfaite santé.

Il repose désormais continuellement allongé sur son flanc gauche pour mieux respirer. Son hostilité à l’égard de Li augmente au gré du cancer de Zhou Enlai, le Premier ministre désormais en position de faiblesse. Mao ne souhaite pas qu’il lui survive : « Quand les gens ordinaires sont malades, la plupart du temps ils ne font rien et, au bout d’un moment, la maladie disparaît. Ou alors c’est qu’elle n’est pas guérissable27 », dit-il pour justifier son refus de laisser Zhou se faire opérer.

Durant les dernières années de sa vie, Mao a perdu toute emprise sur les autres dirigeants. Il a cette fois presque passé la main et est obligé d’accepter la nomination de Deng Xiaoping au poste de vice-Premier ministre28.

 

En Chine, personne ne connaît l’état de santé de Mao et, après 22 ans de bon et loyaux services, c’est impuissant que Li assiste à l’agonie de son patient de quatre-vingt-deux ans. Le 2 septembre 1976, il a eu un troisième infarctus. Le précédent a eu lieu deux mois plus tôt, le 26 juin, et le premier mi-mai. Mao est un grand fumeur et même s’il a arrêté sur le tard, ses poumons sont détruits. L’affliction neuromusculaire dont il est atteint engendre une atrophie musculaire, puis une paralysie. Sans oublier ses infections pulmonaires à répétition. Enfin, son cœur se meurt.

Deux mois après son deuxième infarctus du myocarde, il peut à peine respirer et remuer les lèvres. Son médecin n’entend que des « Euh, euh, euh ». Une équipe de trois docteurs et de huit infirmières se relaie sous le contrôle de deux membres du Bureau politique qui changent toutes les douze heures. Pendant ce temps, les radicaux de la Bande des Quatre, dont le leader est la femme de Mao, organisent la succession du pouvoir et tentent de mettre la main sur divers documents, en particulier des transcriptions de conversations de Mao qui parfois les mettent directement en cause.

 

Le 8 septembre 1976, on injecte à Mao un remède chinois traditionnel composé de ginseng, censé stimuler le cœur. Le terme « mort » n’est toujours pas prononcé, Li est interrogé par Hua Guofeng, qui succède au défunt Zhou Enlai comme Premier ministre par intérim, sous l’oreille attentive des autre membres du Bureau politique : « Y a-t-il quoi que ce soit d’autre que vous puissiez faire ? » Le docteur, incapable de répondre, laisse place au silence avant de murmurer : « Nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir. »

Alors que sont immédiatement convoqués Jiang Qing et les membres du Bureau politique, Mao fait appeler à son chevet son fidèle médecin par une infirmière dénommée Zhang Yufeng, sa concubine et secrétaire de confiance. Cette femme est la seule à comprendre Mao. « Le président veut savoir s’il reste encore un espoir », lui demande-t-elle.

Lorsque Li prend la main molle de son patient, il constate un pouls imperceptible et sait que cette fois c’est la fin. « La rondeur de ses joues, que tous les Chinois connaissaient si bien, avait disparu, et sa peau était couleur de cendre. Ses yeux étaient vagues, dépourvus de leur éclat habituel. Le tracé de l’électrocardiographe, hésitant29 », se souvient Li. Alors qu’il tente de le rassurer : « Tout va bien, président… Nous allons vous aider », l’électrocardiographe devient rectiligne. La main de Mao lui échappe et ses yeux se ferment.

Il est minuit dix, le 9 septembre, à Pékin. « Sa mort ne me causa aucun chagrin… Dans un premier temps j’avais adulé Mao. Il était le sauveur de la Chine, le Messie. Mais en cette année 1976, tout cela était depuis longtemps oublié… Le temps de Mao était révolu30 », souligne son médecin, désabusé.

 

Avant sa mort, il a certes envisagé la possibilité d’une arrestation et dit s’y être préparé, mais il ne peut s’y contraindre. Aucune de ses tentatives au cours de toutes ces années pour quitter ses fonctions n’a abouti. C’est impuissant qu’il doit faire face à la mort de Mao et aux accusations imminentes.

Alors qu’il s’attelle à l’organisation de la préservation du corps de Mao pour une quinzaine de jours afin de permettre au peuple de lui rendre hommage, Li est interpellé par un capitaine de l’Unité de garnison centrale. Le Bureau politique est en conférence et l’issue peut lui être défavorable, lui dit-il. Une incertitude qui met Li dans un état second.

Durant l’agonie, il a fait face aux foudres de Jiang Qing mais elle semble s’être calmée, et c’est avec joie qu’il prend connaissance du communiqué officiel sur les causes du décès de Mao. À la lecture des termes suivants : « Mao a reçu d’excellents soins médicaux pendant sa maladie… Vers la fin, son état s’est avéré sans espoir31 », il est confiant et se croit hors de danger.

 

L’accalmie est de courte durée car on demande finalement à Li de faire embaumer le corps de Mao pour l’éternité et, en l’état de la science chinoise, cela est impossible, pense-t-il. Mais surtout, on lui enjoint de faire avec son équipe un rapport sur la maladie de Mao, sur son traitement et sur les causes de sa mort, puis de le soumettre au Bureau politique quatre jours après la cérémonie funéraire. Ses espoirs sont anéantis : mis hors de cause à l’égard du peuple, sa responsabilité vis-à-vis du Parti n’est pas écartée. C’est une question de vie ou de mort.

Devant le Bureau politique, il subit les questions véhémentes d’un général dont il pensait qu’il appréciait ses compétences. « Comment se fait-il qu’il y avait des marques bleues et noires sur le corps du président ? », lui demande-t-il. En Chine, une rumeur laisse entendre que le corps de quelqu’un qui a été empoisonné est couvert de bleus, et Li a le plus grand mal à expliquer qu’en réalité c’est le manque d’oxygène qui génère cette couleur. Ces « taches de mort » sont liées au fait que ce général n’a vu le corps que seize heures après le décès. Mais son interrogateur ne lâche pas, convaincu que seul le poison peut générer de telles marques : « Nous devons interroger les docteurs et les infirmières pour découvrir qui a tué le président32 », hurle-t-il. Li se sent condamné. La théorie du complot où tout le monde serait impliqué, si chère aux pays communistes, se referme sur lui. Certes, les médicaments prescrits à Mao sont délivrés cachetés par une pharmacie spéciale qui sert uniquement les dirigeants, mais rien n’y fait. La conviction de ce général l’emporte.

Contre toute attente la veuve de Mao, qui a toujours été son plus farouche opposant, et qui le considérait comme un espion, un comploteur, lui criant à tort et à travers « Qu’avez-vous fait ? Vous serez tenu responsable », se porte cette fois à son secours en suggérant qu’il termine au moins ses explications. Alors que durant la maladie de son défunt mari elle accusait les médecins d’aggraver son état de santé pour justifier leur impuissance à le guérir, consciente des risques qu’elle encourt désormais, elle doit changer de stratégie. Non dénuée d’arrière-pensées, son intervention est salutaire.

Depuis le début des années soixante, Mao a incité sa femme acariâtre, déprimée, désœuvrée et irascible à entrer en politique. « J’étais le chien de Mao, je mordais qui il me disait de mordre », dit-elle quelques années plus tard, lors du procès de la Bande des Quatre. Elle est son plus fidèle soutien et, en l’occupant, Mao sait qu’il peut en toute quiétude vaquer à ses activités sexuelles. À sa mort, elle pense que son temps est venu et qu’elle va lui succéder ; il n’en sera rien.

 

Li n’est finalement pas inquiété. Mais sa position est précaire. Même après la mort du Grand Timonier, il sait que sa liberté est sujette à caution. « Le rôle joué par Mao dans l’histoire de la Chine devint sujet à controverse. J’avais également été trop proche du président. Si Mao avait commis des erreurs, je l’avais suivi dans ses erreurs. Certains disaient que le médecin personnel de Mao avait eu trop d’influence sur lui. Ses détracteurs pouvaient accuser les médecins d’en avoir trop fait pour le sauver, et ses partisans de ne pas en avoir fait assez33 », dit-il, dépité.

Trois ans après la mort de Mao, Li demande à être relevé de ses fonctions de directeur de l’hôpital 305 de Zhongnanhai. Depuis 1978, Deng Xiaoping a poursuivi le processus d’ouverture du pays et ses deux fils vivent désormais aux États-Unis. Sa femme est gravement malade et il veut la faire soigner dans ce pays. Il obtient, contre toute attente, la permission de quitter la Chine mais malheureusement, début 1989, Lillian meurt d’une insuffisance rénale chronique.

 

C’est grâce aux encouragements de sa femme, et en son honneur, qu’il décide d’écrire son ouvrage pour « qu’il aide à ne pas oublier les terribles conséquences qu’a eues la dictature de Mao et à comprendre comment des gens de bien et de talent en sont venus à trahir leur conscience et à sacrifier leurs idéaux afin de pouvoir rester en vie34. »

Alors qu’il note chaque jour, depuis sa désignation officielle, ses activités dans un journal, la Révolution culturelle a raison de lui. Il n’ose plus écrire et décide de détruire ses carnets. Plus de dix ans après avoir entamé leur rédaction, faute de pouvoir les cacher hors d’atteinte et conscient des risques vitaux pour lui et sa famille, il les jette dans un incinérateur. En pleurs, il lance au feu ses quarante livrets. Mais ils se consument mal, tel un passé qui ne brûle pas. Il sait qu’à tout moment quelqu’un peut le surprendre et signer son arrêt de mort, il n’a pas d’échappatoire. Impossible que les indiscrétions du médecin personnel de Mao mettent à jour sa face cachée, ses déviances et ses tourments. Ni davantage ses maladies, un secret d’État qui, s’il venait à être révélé, porterait un coup fatal à la puissance et au mythe du dictateur, même après sa mort. Pour le Parti communiste chinois, Mao eu « raison à 70 % et tort à 30 %35 ». On lui reconnaît d’avoir fondé une nation indépendante et le Parti continue de se servir de son image. Les sinologues qui ont dressé le portrait d’un monstre sanguinaire au bilan humain sans précédent, rivalisant avec Hitler et Staline, sont accusés par les nostalgiques d’avoir instruit uniquement à charge. Il est impensable que son propre médecin réduise le mythe à néant, a fortiori, avant d’avoir quitté le pays.

 

Aux États-Unis, son pays d’adoption, Li publie en 1994, dix-huit ans après la mort de Mao, un ouvrage de 668 pages, La Vie privée du président Mao, qui donne un éclairage inédit sur la vie de ce patient aux millions de morts. Il en a repris la rédaction en 1977.

Cette publication fait l’effet d’une bombe. Sujet à controverse, elle est interdite en Chine continentale. Dans ce pays, ses affirmations sont mises en cause par un livre rédigé par deux membres du personnel de Mao, dont sa secrétaire personnelle évoquée précédemment dans ce portrait, et une de ses infirmières.

L’année suivante, en 1995, quelques semaines après avoir annoncé lors d’une interview télévisée son intention d’écrire un autre volume de mémoires, Li est retrouvé mort dans la salle de bains de la résidence de son fils, avec qui il vit depuis son arrivée. À soixante-quinze ans, il aurait eu une crise cardiaque.

 

Son ouvrage, traduit dans de nombreuses langues, est le livre le plus complet et objectif qu’un médecin ait écrit sur son patient. Observateur privilégié de l’envers de ce personnage complexe, rien ne lui a échappé de ses intrigues ni de sa personnalité. Si Li indique s’être, au cours de ces années, maintenu à l’écart de la mêlée politique, son ouvrage démontre qu’il en a une grande connaissance. Est-ce lié à ses nombreuses discussions avec Mao ? À sa culture et son analyse pertinente ? Probablement les deux. Mais aussi à l’expérience qui lui a appris au cours de ces années qu’il est indispensable de se tenir informé des fluctuations du pouvoir.

Contrairement aux journaux du docteur Morell, le médecin personnel d’Hitler, il ne se limite pas à l’aspect clinique. Il est bien plus complet et précis sur le contexte historique que Lord Moran, le médecin de Churchill. Les récits des docteurs de Mussolini et de Franco, quant à eux, ne retracent que la relation médecin-patient, sans trop se soucier du contexte. L’analyse que Li fait de Mao sur le plan personnel et politique est d’une rare rigueur. Un ouvrage unique.

Sans le culte du secret dans lequel excellent Mao et Staline, les révélations de leurs médecins respectifs auraient anéanti leur pouvoir. Ils avaient tous deux conscience de l’influence des praticiens mais étaient obligés d’accorder leur confiance à l’homme de science. Tous deux ont eu la même attitude à leur égard lorsque leur santé est devenue un frein à leur pouvoir absolu : le rejet.

 

Li a consacré sa vie à un homme qu’il a vénéré, puis haï. Il a analysé tous les aspects de « l’empereur qui ne pouvait se tromper », du Grand Bond en avant à la Révolution culturelle. Il a scruté les moindres détails de ce personnage hanté par la peur de la trahison. Il a été le seul homme de confiance de Mao qui, sans retenue, se montre à lui dans ses aspects les plus intimes, physiquement et psychologiquement. C’est la force de l’influence qu’exerce un médecin sur son patient qui est obligé de s’en remettre à lui pour assurer la longévité de son pouvoir. Et Mao l’a exercé bien trop longtemps.

 

« Jusqu’en 1959, je lui ai voué toute mon admiration. J’avais beau être physiquement près de lui à chaque instant, un mur mystique, infranchissable, nous séparait. Je ne pouvais voir à travers ce mur ; j’ignorais comment il vivait réellement. Après 1959, j’ai peu à peu percé cette paroi invisible, et j’ai enfin découvert le vrai visage de Mao. Tel un acteur, Mao apparaissait sur scène la face soigneusement maquillée, mais se montrait en coulisses sous un jour bien différent36. »