U n roi de la Renaissance caressant la muse. Un cardinal instituant quarante immortels pour fixer sa patrie sur un Olympe littéraire. Un écrivain raté tourné en empereur. Un ministre romancier qui chante un épique général. Des Premiers ministres publiant des anthologies de poésie, des ambassadeurs dramaturges ou poètes... Dans quelle zone mystérieuse de ce globe un tel phénomène se rencontre-t-il aussi constamment ? Dans quels parages la politique et la littérature conspirent-elles autant, sans jamais épuiser leurs ambitions ni leurs illusions ?
Sans doute, le lien entre l'écrivain et la Cité s'est-il déployé dans l'histoire du monde à travers mille expressions et nuances. En France, il atteint à une dimension extraordinaire, qui provoque la curiosité et l'étonnement des étrangers. Aujourd'hui encore, un homme politique se doit de publier au moins un livre, de se revendiquer de quelque écrivain marquant, et de respecter les classiques – s'il vient à soupçonner que ses concitoyens n'ont pas tous besoin de lire La Princesse de Clèves, le scandale est vertigineux. De Gaulle trouve chez Corneille le modèle de son éloquence ; Pompidou est l'ami de Léopold Sédar Senghor, Mitterrand celui de Marguerite Duras ; à Médan, le président Chirac célèbre Émile Zola ; François Bayrou, Jack Lang, Xavier Darcos et Nicolas Sarkozy ont donné dans le genre biographique. Tout nouveau président se cherche un Malraux et redoute un Chateaubriand.
Mais l'imaginaire français ne concerne pas seulement des individus, ni même une élite. Depuis la IIIe République, l'État enrôle dans ses programmes scolaires les écrivains susceptibles d'inspirer les futurs citoyens : les générations continuent de défiler sous les énormes voûtes de Victor Hugo et d'Émile Zola, bien au chaud entre des idéaux politiques et des sonneries littéraires repérables de loin. Dans aucun autre pays du monde, le mariage de la politique avec la littérature n'a été célébré avec plus de pompe, et nulle part ailleurs, il ne résiste autant au tout économique et financier, défiant même l'implosion culturelle du pays.
Pour comprendre cette rareté, encore faut-il considérer ce que les écrivains ont fait de la politique, et se demander si, en fin de compte, la fascination des hommes de gouvernement pour la littérature ne constituerait pas l'un des plus grands coups que les écrivains aient produits, comme une victoire anonyme pour laquelle, des siècles classiques jusqu'à nos jours, tous auraient conspiré. Réalité d'autant plus banale et invisible aux yeux des Français – puisqu'ils baignent dans cette évidence depuis si longtemps – que l'on ne rencontre en général que des histoires et des dictionnaires des intellectuels, où les romanciers, les poètes, les dramaturges, les essayistes jouxtent indifféremment les philosophes, les professeurs et les journalistes, comme s'il était naturel que la magie blanche ou noire des premiers enveloppe cet art si décevant et si irritant que l'on appelle la politique. Le plus souvent, on s'exerce à des tranches savantes qui autorisent des regroupements plus ou moins alléchants : les écrivains ennemis de Napoléon, les écrivains sous l'Occupation, les écrivains sous de Gaulle, les écrivains et le fascisme, le stalinisme... Admirables segmentations, qui font découvrir autant de profils biscornus, de bizarreries et de monstres, sans jamais s'appuyer sur aucune anatomie. Quant au rapport général que les écrivains entretiennent avec la politique, le sujet paraît si vaste que nul n'ose vraiment s'y attaquer.
À vrai dire, il n'en est probablement pas de plus inédit, ni de moins médité.
Croit-on en effet que les grilles idéologiques et les clivages permettent de rendre assez compte de la manière dont les écrivains abordent la politique ? Tout se réduirait-il notamment au combat entre la droite et la gauche, dont la France ne cesse de s'étourdir, contrairement au reste du monde ? De plus, ne serait-ce pas confondre littérature et « politologie » ou « histoire des idées », catégories récentes et un peu rébarbatives ? L'histoire politique de la littérature consiste-t-elle à distribuer Hugo, Zola, Barrès, Gide, Jarry, Montherlant, Breton dans les cases tellement attendues du démocratisme, du socialisme, du nationalisme, de l'anarchisme et de tous les autres mots en -isme ? En méditant sur nos grands aînés, de Victor Hugo à Richard Millet, il m'a semblé que ces catégories autorisaient de trop faciles rapprochements, qu'elles occasionnaient des histoires collectives remplies de clichés, de pièges et de trompe-l'œil, pour ne rien dire des étiquetages.
Plutôt que dans les attaches idéologiques précises, qui sont toutes parfaitement connaissables en dehors d'eux, la proximité entre les écrivains se décèle dans les attitudes, les manières de s'engager ou de se dégager, la façon dont ils perçoivent la politique, les idées, les jeux de force, les expériences historiques, et dans ce qu'ils tirent ensuite de tout cela dans leur comportement, leur rapport aux idées et leurs œuvres. C'est dans leur attitude davantage encore que dans leur idéologie – souvent contradictoire, partielle et évolutive – qu'ils nouent les parentés les plus flagrantes, et qu'ils scellent leurs différences et leurs contrastes les plus nets.
Qu'importent donc les stéréotypes et l'orthodoxie des manuels, et tant pis s'il faut rompre avec tant d'étiquettes et d'évidences imposées à coups d'histoires littéraires et de magistratures historiographiques ! À bien examiner son mode d'être à la politique et son rayonnement, on voit que Maurras est beaucoup plus proche de Zola et de Sartre que ne le sont tous les tranquilles auteurs qui se prétendent zoliens ou sartriens. Barrès suit les traces de Hugo bien plus que celles de Renan et de Taine, qui sont pourtant les précurseurs du nationalisme français. La mystique politique rassemble le catholique Péguy et l'agnostique Malraux. La révolte de Georges Bernanos n'est pas si éloignée de celle de Jules Vallès, tandis que la politique explosive de Léon Bloy peut être rapprochée de l'anarchisme d'Alfred Jarry. Le scepticisme d'Albert Camus ressemble à la prudence d'Eugène Ionesco. Autant qu'Henri Michaux, Jacques Audiberti se méfie des grandes solutions politiques...
À peine provocatrice, encore moins esthétisante, cette méthode m'a permis de dégager des consanguinités qui embrassent les écrivains du passé et ceux du présent, et de découvrir des cousinages auxquels je ne m'attendais pas moi-même. Ces parentés nouvelles se sont imposées en redessinant peu à peu le paysage de la littérature au point que, de géologue, je me suis retrouvé explorateur, contemplateur et ironique.
Que l'on observe un instant seulement comment nos artistes se comportent face à la politique : on les voit hésiter, s'avancer, fuir, se vanter, se cacher, se courber, jouer, se sacrifier, se trahir. Il y a les auteurs engagés et les tours d'ivoire, les écrivains courtisans et les schizophrènes ; à côté des prophètes et des mystiques se dressent les pamphlétaires et les maudits, tandis que les idéologues se tiennent face aux sceptiques. Quelquefois, ces attitudes se déclinent chez les mêmes auteurs. Inversement, certains noms symbolisent tellement les catégories où ils sont rangés qu'ils en sont devenus des icônes.
Une autre histoire s'est donc dessinée, dont le lecteur vérifiera le contenu et le piquant. Bien entendu, aucun découpage ne saurait prétendre à l'exhaustivité ni à une neutralité d'ailleurs impossible. Ce voyage littéraire, reconnaissons-le tout bonnement, se plaît davantage sur les mers de Jean Paulhan, de Léon Bloy et de Charles Maurras que sur les sables de Jean-Paul Sartre, de Louis Aragon et de Paul Claudel – ces séries ne sont pas plus homogènes qu'absolues. En revanche, le lecteur jugera peut-être surprenants le respect que m'inspire Camus, mes répulsions vis-à-vis de Céline et de Drieu la Rochelle, et plus encore, l'estime que je voue à certains écrivains anarchistes. Ce sont les risques et les bonheurs de la navigation.
Une histoire littéraire ressemble à un périple que l'on effectue au milieu d'un peuple nombreux, tour à tour batailleur, blagueur et gémissant, qui subjugue facilement les efforts de la logique. Avouons-le d'emblée : les écrivains sont difficilement gouvernables, et c'est sans doute pour cette raison qu'ils sont si nombreux à s'intéresser à la politique ou à rêver de l'inspirer. Malgré cela, ce livre aventurier m'a confirmé à quel point la littérature pouvait apporter une grammaire – heureuse ou consternante – à la politique, et il m'a permis de retrouver en elle une vitalité et un air de liberté que lui enlèvent tellement les manuels scolaires et tant d'ouvrages historiques, qui momifient et attristent tout.
À rebours, rendons maintenant l'histoire aux vivants !