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Deux archétypes

« Zola est grand ! »

Proverbe lycéen

A u commencement des temps furent Victor Hugo et Émile Zola.

Telle est du moins la légende qu'on leur a forgée. Situés au zénith de la conscience républicaine et au firmament de l'imagination scolaire, ces écrivains d'abord libres connurent un enrégimentement étatique particulièrement soigné, dont Hugo eut l'heur de connaître les bénéfices dès son vivant.

Ces monstres sacrés fixent les limites. À eux deux, sortes de Charybde et Scylla – ou bien, si l'on préfère, d'alpha et d'oméga –, ils représentent la borne absolue, l'étroit passage que tous leurs successeurs ont à franchir pour trouver quelque place : suiveurs, imitateurs, repreneurs, héritiers, rebelles, ennemis, calomniateurs, tous auront à se définir face à ces deux monstres pour faire comprendre quelle attitude ils adoptent face à l'État, à la société, ou à toute autre composante naturelle de la politique. En même temps, Hugo et Zola sont les deux moules où un écrivain français doit entrer s'il veut trouver gloire et popularité. Qu'un auteur défende une cause réputée juste, on verra bientôt apparaître la silhouette de Hugo-Zola pour adouber et embrasser. Qu'il défende une cause réputée injuste, ou seulement critiquable, on lui opposera alors les cœurs généreux de Zola-Hugo pour lui faire honte et l'enterrer.

Pourquoi l'écrivain français est-il sommé de représenter la conscience publique, de prendre parti, de faire pression, d'agir, de faire oublier, de rythmer la coulpe, de parler, de chanter, de se battre, etc. ? Pourquoi se laisse-t-il prendre au jeu, et s'y soumet-il alors avec le plus grand sérieux ? Il faut remonter aux deux frères ennemis Hugo et Zola pour comprendre ces temps nouveaux : les écrivains d'aujourd'hui sont souvent leurs rejetons heureux ou malheureux.

Les années 1880, qui voient se renforcer la République établie depuis 1871, n'en sont pas moins marquées par de profondes divisions et des incertitudes concernant l'avenir. À cette période, le 14 Juillet ne fait pas l'objet d'un consensus. La droite ne s'y reconnaît pas et recherche des dates symboliques de substitution. À la sanglante prise de la Bastille, le gouvernement va préférer la fête de la Fédération, plus pacifique, pour célébrer la fête nationale – elle est fixée le 8 juin. Il est vrai que la politique anticléricale de la République est en marche : en 1880, Jules Ferry publie un décret qui interdit aux jésuites d'enseigner. Le 30 juin, les forces de police expulsent les membres de la Société de Jésus de leurs établissements. Face aux effets d'une politique qui met en jeu la mémoire et l'identité de la France, la République a besoin de réconcilier celle-ci sur le plan symbolique, en l'associant au culte de figures prestigieuses qui relèvent du monde de la culture. Elle en trouve aisément une avec Victor Hugo.

À lui seul, Hugo semble symboliser la littérature française, au moins celle du XIX e siècle, dont il est l'écrivain le plus lu. Sa « bibliométrie » le place au premier rang des ventes et des droits d'auteur ; jusqu'à nos jours, ses œuvres sont achetées par centaines de milliers, voire par millions d'exemplaires1. Notre-Dame de Paris, Les Misérables, Ruy Blas, La Légende des siècles ont eu le temps de conquérir largement des publics divers. Dans la sphère politique, Hugo tient également une position suréminente. Dès le début du règne de Louis-Philippe, il a institué Quasimodo dans la conscience française comme un monstre aimable, incarnant le peuple en devenir. Près d'un demi-siècle après, lui assure la jeune République, le peuple est enfin éduqué, il dépasse Quasimodo, peut voter, etc. Selon les républicains, le poète des Châtiments est celui qui a su se dresser fièrement contre Napoléon III en le décrédibilisant par une poésie pamphlétaire que l'on espérait digne des Tragiques d'Agrippa d'Aubigné. Réfugié en Belgique en 1851, puis à Jersey l'année suivante, il a refusé toutes les offres que le gouvernement impérial lui a faites pour qu'il regagne la France. Comme Chateaubriand, Victor Hugo ne veut vivre et penser qu'à hauteur de l'Histoire.

Et puis le Second Empire s'effondre ; après la Commune, une république nouvelle, encore innommée, se met en place. Élu député en 1871, puis démissionnaire et battu plusieurs fois, Hugo voyage en Belgique, au Luxembourg, et retourne à Guernesey. Il publie L'Année terrible, qui évoque la chute du régime précédent, la guerre et la défaite : sorte de confirmation et de péroraison des Châtiments. En 1875 paraît Avant l'exil, qui rassemble ses déclarations officielles et sa participation aux débats parlementaires. « La formule républicaine a su admirablement ce qu'elle disait et ce qu'elle faisait, écrit-il, la gradation de l'axiome social est irréprochable. Liberté, Égalité, Fraternité. Rien à ajouter, rien à retrancher. Ce sont les trois marches du perron suprême2. » Il se fait élire délégué sénatorial de Paris en 1876. Il adresse alors un message aux communes de France : « Électeurs des communes, Paris, la commune suprême, vous demande, votre vote étant un décret, de décréter, par la signification de vos choix, la fin des abus par l'avènement des vérités, la fin des monarchies par la fédération des peuples, la fin de la guerre étrangère par l'arbitrage, la fin de la guerre civile par l'amnistie, la fin de la misère par la fin de l'ignorance. » La grandiloquence binaire du discours prolonge la veine prophétique et hallucinée du poète. Cette fois, Hugo devient pleinement un élément de la politique républicaine. En 1877, il soutient Jules Grévy, en qui il voit un homme éminent, et se réjouit de voir les républicains accéder à toutes les responsabilités institutionnelles principales pendant l'hiver de 1879.

Désormais, la République, sous sa forme laïque, démocratique et parlementaire, est en place. Les éléments de programme que préconise Hugo sont ceux de la République même. Il défend l'école publique élémentaire et, en retour, celle-ci amplifie certaines idées de Hugo via la Ligue de l'enseignement, qui apparaît comme la machine de guerre mise en branle pour détruire l'école religieuse. Hugo appuie de toute son autorité le rêve colonial de la jeune République. Imitateur du Britannique Disraeli, Jules Ferry promeut alors une politique impérialiste qui fera bientôt de la Tunisie un protectorat français, avant qu'elle s'étende au Sénégal et au Congo et, plus tard, à l'Indochine. Dans cette fièvre colonisatrice qui s'empare de la France, le poète appuie Ferry dans son entreprise prochaine : « Dieu offre l'Afrique à l'Europe. Prenez-la. Où les rois apportaient la guerre, apportez la concorde3. » Grotesque délire d'un rhéteur. C'est sous la IIIe République que la France a été la plus colonisatrice, et non pas sous les rois, acharnés à fixer le pré carré. Bien qu'il ait invoqué, comme on l'a vu, l'arbitrage et le renoncement aux guerres, Hugo est un inspirateur de la revanche, que sa popularité rend beaucoup plus efficace que les poèmes claironnants de Paul Déroulède. Dès le 3 mars 1871, il a dénoncé énergiquement le vote du traité qui livre à l'Allemagne Metz et Strasbourg. Comme le rappellera Maurice Barrès, Hugo « a toujours lutté contre le grand dessein de la Prusse sur le Rhin et pour que la France acquît ses formes complètes. Il a protesté jusqu'à sa mort contre les traités de 18714 ».

Grâce à ces combats, une osmose s'est créée entre l'écrivain et le régime. « Depuis quinze ans et plus, se souvient Arsène Houssaye, Victor Hugo assistait à son apothéose. Ses adversaires mêmes, ceux de la politique et ceux des lettres, se taisaient devant sa glorieuse vieillesse5. » Tout un consensus se forme autour du vieil Hugo : le 12 février 1881, alors que le grand homme s'apprête à fêter son soixante-dix-neuvième anniversaire, Jules Ferry lui rend une visite officielle, au cours de laquelle il lui remet un grand vase de Sèvres portant l'inscription : « Le gouvernement de la République à Victor Hugo6. » Environ six cent mille personnes défilent sous ses fenêtres, tandis que Ferry et Grévy le proclament Père de la nation. De son vivant, malgré les règles de jurisprudence, vingt-quatre rues se voient attribuer son nom.

Ces noces entre un État et son poète ne fournissent pourtant pas une image idéale. Un certain nombre de hiatus se sont vite instillés, sur lesquels l'histoire officielle de la IIIe République ne s'attarde pas. La République dite « des opportunistes » ne correspond que partiellement au modèle dont rêvait l'auteur d'Avant l'exil. Sans doute le poète a-t-il retrouvé l'un des grands principes inspirateurs du sentiment républicain, à base d'utopisme : l'idée de progrès. Mais cette fois, il le fait dans un esprit de crainte et de pénitence qui contraste avec le volontarisme de ses frères d'armes. Il ne croit plus à ce progrès linéaire et béat dont tant d'œuvres de lui sont marquées. Dans « La loi de formation du progrès », il invoque :

Penseurs, réformateurs, porte-flambeaux, esprits,

Lutteurs, vous atteindrez l'idéal ! à quel prix ?

Au prix du sang, des fers, du deuil, des hécatombes.

La route du progrès, c'est le chemin des tombes7.

La liberté liberticide peut-elle vraiment être voulue ? Le progrès est-il encore lui-même lorsqu'il détruit ? La nature humaine, la matière ne sont-elles décidément pas plus fortes que la loi du progrès, que l'auteur de La Légende des siècles avait chantée autrefois avec ferveur ? Depuis, l'expérience historique a fait son œuvre, elle a rapproché le poète des dures réalités humaines. La volonté a perdu ses ailes, elle ne peut plus survivre qu'avec prudence et remords. Entre la résignation, la culpabilité et l'espoir, Hugo hésite, et cette seule hésitation annonce la mort de l'idéologie du progrès, dont se défient d'ailleurs la plupart des écrivains depuis le milieu du XIX e siècle, de Baudelaire à Flaubert, de Mistral et Barbey d'Aurevilly jusqu'au vieux Lamartine.

De ce fait essentiel dans l'histoire des idées, la classe politique n'a cure ; elle préfère les incantations populaires au progrès, le vieil optimisme du XVIII e siècle, et pour cela, elle réinvente l'histoire de France. Elle oublie la souillure d'une paix que l'ancien député lui reproche d'avoir acceptée. Comme le note Daniel Halévy, Victor Hugo peinait à reconnaître « une République inaugurée par le sacrifice de quinze cent mille Alsaciens ou Lorrains, par le massacre ou la proscription de cinquante mille républicains français8 ». D'autres dissonances s'imposent. Le laïcisme antijésuite du gouvernement contraste fortement avec le rêve d'un poète qui prétendait réconcilier Voltaire avec Jésus-Christ, et qui réaffirme sans cesse sa foi en Dieu et dans l'immortalité de l'âme. De ce point de vue, Zola correspond mieux à l'idéologie anticléricale de la République. En 1881, celui-ci écrit contre les Quatre Vents de l'esprit de Hugo un article rempli de haine : il attaque ce « perpétuel cabotinage » et vomit son « humanitairerie finale de bon vieillard gâteux »9. Qu'importe si Hugo appartient à un autre temps, et que la nouvelle génération des écrivains prétende ne plus se reconnaître en lui – son influence littéraire ne s'exercera souvent plus que de manière souterraine et inavouée. Le jeune Barrès qui croise le vieillard dans le salon de Leconte de Lisle n'éprouve, sur le moment, qu'un haussement d'épaule : « Son prestige sur nous était fait de sa gloire plus encore que de son œuvre. Une gloire sacerdotale et charlatanesque. Quelle vie il acceptait et s'était organisée ! C'était l'ancêtre et le prophète du régime, au milieu d'une génération de blagueurs10. »

Lorsque Victor Hugo meurt, le 22 mai 1885, l'émotion est apparemment générale, toute la France ayant reçu quelque chose de son poète. « Victor Hugo mort, c'est une parcelle de la patrie qui disparaît et qui meurt11 », lit-on dans La Nation. Et dans La Revue populaire : « Victor Hugo meurt, entraînant avec lui dans les abîmes du passé ce dix-neuvième siècle qu'il avait forgé de sa main de géant12. » Les funérailles nationales sont votées à la Chambre par 415 voix sur 418 votants. Charles Garnier, architecte de l'Opéra, transformé en Jean-Paul Goude du moment, a mis en scène l'Arc de triomphe pour accueillir l'immense catafalque surmonté des initiales « V. H. ». Des cuirassiers à cheval ont veillé toute la nuit, sans s'endormir. Tôt, le matin du 1er juin, la cérémonie s'ouvre par une salve de vingt et un coups de canons tirés du mont Valérien, qui font fuir les colombes. Ministres, représentants des deux chambres, la Grande Chancellerie de la Légion d'honneur, le corps diplomatique, l'Académie française, tout ce que la France compte d'institutions est présent, parmi deux millions de personnes venues rendre hommage au poète, au dramaturge, au romantique, au politique – la complexité de Hugo vivant se retrouve dans cette heure funèbre. De part et d'autre du défilé où les musiciens de l'armée font retentir les tambours, on lit sur les boutiques closes : « Fermé pour cause de deuil national. »

Or, le conseil municipal de Paris a décrété le transfert des cendres de Hugo au Panthéon. Voilà qui introduit un élément de politisation dans ce qui avait semblé dans un premier temps un hommage véritablement national. Comme le note Mona Ozouf, le Panthéon est « le lieu même de la rupture entre les Français, car sur lui ne parvient pas à s'effacer la marque originelle de la Révolution française13 ». En dépit du deuil, la polémique cléricale ou anticléricale, républicaine ou monarchiste, trouve une nouvelle occasion de s'affirmer. Et le testament de Hugo n'arrange rien, puisqu'il reflète les ambiguïtés mêmes de la France : « Je donne cinquante mille francs[-or] aux pauvres. Je désire être porté au cimetière dans leur corbillard. Je refuse l'oraison de toutes les Églises. Je demande une prière à toutes les âmes. Je crois en Dieu14. »Il fallait convenir que le créateur de Jean Valjean était également celui de Mgr Myriel. Toute sa poésie, ses romans, jusqu'à ses essais, sont animés par un biblisme littéraire – plus ou moins extravagant et infantile – à travers le vocabulaire, les images, le lyrisme, le ton prophétique ; son œuvre est chrétienne, panthéiste, spiritiste, sataniste, remplie de toutes sortes d'émotions bizarres et de mysticité inaboutie, obsédée par les larmes et sans cesse placée sous le joug du manichéisme. La religiosité – au sens le plus large – ayant été la matrice de son écriture, il n'existe probablement pas de monument littéraire aussi peu laïque, c'est-à-dire neutre sur le plan religieux15. Hugo a refusé la présence des représentants des différentes confessions à ses funérailles, mais toute son œuvre accueille Dieu, mélange de déisme, de culture chrétienne et de mythologie personnelle dans le sillage du romantisme. Du point de vue anticlérical, bien sûr, c'était accorder beaucoup trop au catholicisme et au besoin religieux de l'homme. Si les funérailles de Hugo ont été nationales, sa panthéonisation n'a été que républicaine. En mal de légitimité et de stabilité, soucieuse de contrecarrer la droite et l'extrême gauche, la République doit s'emparer du citoyen Hugo et de sa destinée mémorielle. Elle en a fait un lieu de mémoire pour la France et un programme d'anniversaires : en 1902, pour le centenaire de la naissance du poète ; et encore, en 1985 et en 2002 ; attendons 2085...

Statufié par l'État, le colosse devient la risée des adversaires du régime et des sceptiques, il provoque la lamentation de ceux qu'exaspère le bruit. Au cours des apothéoses hugoliennes orchestrées par les officiels, l'ironie, la colère ou le silence prudent des écrivains reflètent toute l'ambiguïté de la relation entre la politique et la littérature. Dans Le Désespéré, Léon Bloy évoque la panthéonisation du « Proxénète de l'Idéal » : « L'auteur des Misérables ayant absurdement promulgué l'égalité du Bras et de la Pensée, le Bras imbécile voulut tout seul manifester sa reconnaissance et l'âme flottante du poète a dû s'envoler, en gémissant, hors de portée de cet hommage16. » Outré et peut-être jaloux, Paul Verlaine affirme qu'« il eût fallu que Victor Hugo meure vers 1844-184517 ». Quelques années plus tard, Charles Péguy évoquera « l'ignoble statufié en redingote », et Paul Claudel « la semoule agglomérée », le « bousilleur éhonté d'admirables dons »18.

Ces réactions exaspérées et ces images provocatrices demeurent marginales : l'État a décidé de construire et de diffuser le Victor Hugo qu'il voulait, indépendamment des oppositions idéologiques et du jugement littéraire de ses confrères. Entré dans les programmes de l'enseignement secondaire en tant que poète romantique dès le Second Empire, Hugo devient sous la IIIe République un symbole du régime destiné à tous les Français, et non pas seulement aux cercles littéraires. Tous les manuels d'instruction civique reproduisent le discours du 31 mai 1850 : « le suffrage universel, en donnant un bulletin de vote à ceux qui souffrent, leur ôte le fusil » – axiome qui en dit long sur l'image du peuple chez Hugo et sur la tendance binaire de sa pensée. Dans son Histoire de France des petits enfants, distribuée en 1884 à toutes les écoles communales de la Ville de Paris, Pauline Kergomard nomme Hugo « le plus grand génie du XIX e siècle19 ». L'enrégimentement républicain du romancier et poète n'aura de cesse jusqu'à nos jours, en subissant les métamorphoses dictées par les besoins du moment : tour à tour on fera appel au progressiste, à l'utopiste, au chantre des États-Unis d'Europe, au patriote, à l'éreinteur de la peine de mort et au pacifiste. Inversement, on oubliera le poète officiel de la Restauration, le Victor Hugo royaliste légitimiste à qui Louis XVIII offrit une pension de deux mille francs, en 1820, pour son ode à la « Mort du duc de Berry », l'auteur des Odes et ballades qui reçut la Légion d'honneur des mains de la monarchie en 1825, le poète pensionné par Charles X, l'ami du duc et de la duchesse d'Orléans que Louis-Philippe nomma pair de France, l'écrivain orléaniste qui entra à l'Académie française. On négligera le manichéisme historique qui gouverne Notre-Dame de Paris et Les Châtiments. On interprétera ses vingt-cinq années de monarchisme comme l'enfance nécessaire à son idéalisme démocratique. Et l'on passera sous silence les passages réactionnaires de Choses vues, le spiritualisme et le déisme des dernières années. Le peuple ayant besoin de gémir sur son sort, Hugo fait office de pleureur.

Date fondatrice pour l'idéologie littéraire du régime, le 1er juin 1885 n'en demeure pas moins ambigu pour la République. Jamais, dans son histoire, aucun de ses hommes d'État n'entrera au Panthéon dans des conditions comparables – même Malraux, à la fois écrivain, soldat et ministre. Il y a certes une imagerie républicaine : le ballon de Gambetta, les discours de Jules Ferry, les visites de Clemenceau dans les tranchées, l'hommage à Jean Moulin. Mais la popularité de Hugo domine les autres. C'est qu'elle dépasse de très loin l'ancrage républicain. Elle demeure politique dans un sens beaucoup plus large, dans la mesure où elle reflète l'imaginaire littéraire que le poète, romancier et dramaturge a donné à la France, et parce qu'elle implique une certaine reconnaissance des pouvoirs de la langue et de la poésie de cette nation.

Inversement, les quinze ans de gloire hugolienne (1870-1885) ont compté dans la construction républicaine de l'opinion et ont apporté un archétype au besoin de mythologie politique et littéraire des Français. Les partis, les élections, les gouvernements, les hommes d'État et les débats ne suffisent pas à la politique française ; pour que la France soit l'expression d'une ambition politique, pour que des projets y soient menés, il faut l'onction de la littérature, bonne ou mauvaise, parce que le besoin de magie, de mythe et de religion, y est profond, indélébile. Hugo, Zola, Sartre, Malraux : la France se rêve selon un même modèle. Sans ce modèle, elle souffre ou périt, elle se trouve dans un état de décapitation morale. Le 1er juin 1885 symbolise le pouvoir de l'écrivain qui s'établit en invoquant comme précédents les Philosophes des Lumières : Hugo vient après Voltaire et Rousseau, inventeurs mythiques de la Révolution, éclaireurs et conducteurs du peuple ; il achève leur œuvre en parachevant la République. Le XIX e siècle a beau être désenchanté, il n'a pas perdu son besoin de confiance, d'espérance et d'illusion. Faire, défaire le régime politique, abaisser la gloire des méchants, élever la pureté des gentils, parler au nom du peuple, ou d'une fraction de ce peuple, agir sur le réel par le discours, l'article, l'essai, le drame, le roman et le pamphlet, marquer l'histoire politique et sociale, recevoir enfin l'hommage de la patrie reconnaissante : Victor Hugo incarne toute une part du rêve politique et littéraire de la France, et il reflète aussi une aspiration ou une tentation permanente chez les écrivains qui viendront après lui. En raison de la force de ce précédent, ses pairs seront désormais obligés de se définir par rapport à lui, y compris sur le mode de l'opposition. D'une certaine façon, « Victor Hugo » aura toujours raison contre les sceptiques, les dilettantes et « tours d'ivoire », puisque l'État est avec lui. Parce qu'elle rêvera toujours de ses écrivains et qu'elle en recherchera souvent la caution, la vie politique va faire de la France un produit littéraire.

Au lendemain de la Commune, Hugo n'est pas le seul phare de l'humanité. Il partage ce privilège avec Émile Zola.

1880. Zola a quarante ans. Il vient de publier Nana et poursuit la grande aventure dans laquelle s'insère ce roman, Les Rougon-Macquart. Histoire naturelle et sociale d'une famille sous le Second Empire. Cette année-là, Zola organise un double coup littéraire pour développer le naturalisme dont il est, depuis L'Assommoir (1877), le théoricien principal et l'illustrateur le plus célèbre. Au mois de mars, il publie avec ses amis Guy de Maupassant, Joris-Karl Huysmans, Paul Alexis, Henry Céard et Léon Hennique Les Soirées de Médan, un recueil de nouvelles qui, en donnant une interprétation et une peinture naturalistes de la guerre de 1870, prend l'allure d'un manifeste. Dans une période où la France se remet à parler de fraternité internationale, ce groupe d'œuvres tente de retrouver la commune humanité française et allemande au-delà de l'année terrible. Octave Mirbeau s'en souviendra plus tard dans Le Calvaire, lorsque le personnage principal, sentinelle perdue, embrasse le cadavre du soldat allemand qu'il vient d'abattre. Hauteur morale, compassion humanitaire : les idéaux de la gauche française sont en marche. Quelques mois plus tard, en décembre 1880, Zola publie Le Roman expérimental, recueil de ses principaux articles théoriques, véritable bréviaire du naturalisme, dans lequel les jeunes romanciers sont appelés à suivre, avec l'auteur, la méthode scientifique de Claude Bernard. 1880 : une année culminante pour le naturalisme.

Pourtant, ce projet n'a pris forme qu'au fur et à mesure. Fils d'un ingénieur italien installé à Aix-en-Provence et mort en 1847, Émile sait ce que sont les problèmes financiers. Pour aider sa mère et subvenir à ses propres besoins, il cherchera toute sa vie à gagner de l'argent, que ce soit en dirigeant le service de publicité de la librairie Hachette, en écrivant dans les journaux, ou bien en concevant les vingt romans des Rougon-Macquart. Son espoir et son immense travail ne seront pas restés vains : chaque volume de la série atteindra et dépassera très vite les cent mille exemplaires vendus. Dans cette vaste fresque romanesque, il scrute les aspects sociaux, économiques, financiers, les usages, les mœurs de son pays, il en fait un grand champ d'inspiration. Il observe l'essor des grands magasins et le déclin des petits commerces et des artisans (Au bonheur des dames, 1883), il dépeint les milieux artistiques, notamment ceux de l'impressionnisme (L'Œuvre, 1886), il attaque le célibat des prêtres dans La Faute de l'abbé Mouret (1875), et peint de façon saisissante la catastrophe nationale de Sedan (La Débâcle, 1892).

La mémoire collective retient surtout les pages pathétiques qui concernent les ouvriers, les effets de la révolution industrielle, la misère, le déclassement, l'exode rural, la condition de personnages écrasés par la nécessité sociale. Zola a créé des images frappantes qui sont entrées dans la mémoire littéraire et républicaine de la France par le biais de l'école : repas orgiaque avec Gervaise dans L'Assommoir, grève des mineurs dans Germinal, rugissement du train moderne dans La Bête humaine. Les évocations des humbles et des ouvriers prolongent Les Misérables plus encore que La Comédie humaine de Balzac : Gervaise se place, après Fanny et Cosette, dans la galerie romanesque des victimes sociales. Zola fait davantage en introduisant pleinement le peuple dans le roman, comme Michelet l'avait fait en histoire. Il le mythifie grâce au thème de l'exclusion et à l'évocation épique de la prise de conscience politique des ouvriers, comme on le voit dans L'Assommoir et Germinal. On peut dire que Germinal, à lui seul, a joué un rôle fondateur dans la construction idéologique de la classe ouvrière, et que sa popularité a parfois effacé les autres romans. Zola lui-même a fini par être perçu comme un intime des mineurs du Nord et comme un homme du Nord lui-même : il consacra en réalité quatre romans à sa ville natale, Aix-en-Provence, et vécut moins de deux semaines à Valenciennes. Le passage de la réalité au mythe traduit un besoin dans la symbolique sociale de la France. Si le naturalisme va exercer un rôle essentiel dans la formation du socialisme français20, en lui assurant un imaginaire romanesque et en lui apportant une aura littéraire dans la revendication, ce sera surtout grâce à ce fils d'un milieu social modeste, bâtisseur de cathédrales laïques.

Sensibilité socialiste française marquée par le culte du travail et l'amour des humbles, de ceux que le rythme social a défaits, que des classes aisées et des patrons exploitent et ne traitent pas humainement. Les notables et les bourgeois hugoliens, les rapaces et les spéculateurs du monde balzacien ont trouvé un prolongement dans les arrivistes dont Zola dépeint l'ascension et la chute : Eugène Rougon, puis Aristide Rougon, dit Saccard.

Bien sûr, ce monde romanesque ne va pas sans manichéisme ni polémique, dans la mesure où il distribue socialement les innocents et les coupables. « Opposer la classe aisée à la classe pauvre21 », se fixe Zola en préparant L'Argent. Les outrances du capitalisme et du nouveau système bancaire apparu sous le Second Empire n'incitent-elles pas à peindre de fortes oppositions, et le roman ne doit-il pas être le miroir de la situation politique, économique et sociale ? Peu importe si, pour terrasser le régime de Napoléon III, Zola pratique l'anachronisme : tant pis si le romancier partisan fait coïncider le désastre de la Banque universelle (contemporain de la République) avec la faillite de l'Empire. « Débâcle militaire, débâcle politique, débâcle financière, explique Émilien Carassus, tout se tient, c'est la même issue, fatale, inexorable, d'un régime de turpitude et de corruption22. » Ce manichéisme n'est-il pas une condition pour assurer aux Rougon-Macquart une popularité que l'écrivain a délibérément recherchée ? L'univers romanesque des Rougon-Macquart est celui de rapports de force, où des êtres égoïstes et moralement monstrueux sacrifient inexorablement les faibles et les pauvres.

Zola retrouve néanmoins certaines vues anthropologiques de la gauche avec la notion de « race », présente dans toute son œuvre. Dans La Débâcle, un soldat assiste à « la crise historique et sociale de la race ». Zola est un romancier de l'hérédité, qu'il assimile aussi bien à la descendance qu'au sens déterministe et hiérarchique de ce terme, nuance « devenue au XX e siècle celle du racisme moderne23 ». Dans la préface aux Rougon-Macquart, Zola écrit que « l'hérédité a ses lois, comme la pesanteur ». Le naturalisme a une visée scientifique. Il oppose à l'inutile poésie la vérité des mœurs et des hommes ; au pouvoir magique des muses, il préfère le réalisme du scalpel. Zola se dit en somme un « physiologiste » et un déterministe, ce qui confère à l'action de ses romans la couleur sombre de la fatalité et de l'absence de rémission : de nombreux personnages zoliens meurent, nombre d'entre eux attendent un châtiment. Par la faute de l'abbé Mouret, Albine, enceinte, se suicide. Le docteur Pascal, à la fin du cycle, meurt d'une sclérose du cœur, consumé par l'inextricable fatalité de la dégénérescence familiale.

Heureusement pour ses œuvres, Zola outrepasse les limites scientifiques de son projet : ses romans sont poétiques malgré ses ambitions rationalistes. Ils sont souvent polémiques, partisans, injustes. Derrière l'anéantissement de l'individu par la nécessité sociale, et par-delà l'ancrage socialiste, on retrouve la vérité humaine dans ce qu'elle a de plus universel.

Zola reflète et renforce non seulement les idées sociales de la gauche, mais aussi la clé psychologique de celle-ci : la compassion. Comme l'écrit François-Marie Mourad, la « sensibilité compassionnelle » est « l'un des traits les plus durables de la création zolienne »24, et c'est pourquoi il continue de nourrir la sensibilité de la gauche en ce début du XXI e siècle. Les discours de Jean Jaurès entreront en résonance avec les tableaux collectifs dans lesquels Zola dépeint la misère, la dépression, la peine face à la difficulté des conditions de travail. Son attitude n'est pourtant pas celle d'un révolutionnaire : « Germinal est une œuvre de pitié, non de révolution25 », déclare-t-il à un journaliste. Probablement hanté par la violence de la Commune tout autant que par la sanglante répression des communards, il évoque la foule haineuse des ouvriers : « C'était la vision rouge de la révolution qui les emporterait tous, par une soirée sanglante de cette fin de siècle. Oui, un soir, le peuple lâché, débridé, galoperait ainsi sur les chemins ; et il ruissellerait du sang des bourgeois26. » La compassion de Zola ne va pas, en règle générale, jusqu'au ressentiment. Alors que la lutte anticléricale se déchaîne et que la République laïcise progressivement l'école, le romancier écrit Lourdes suite au voyage qu'il a effectué sur les lieux où Bernadette Soubirous connut une « hallucination ». Il évoque les foules de pèlerins, décrit les malades, les gestes d'entraide et de charité. Tout en se défiant de la hiérarchie cléricale, il ne partage pas la haine du christianisme, il compatit avec la souffrance des autres, et discerne chez le prêtre secourable l'égalité et la justice. Le grand cœur de Zola ne va pas non plus jusqu'à dessiner un socialisme spirituel, comme on le verra chez Péguy ; pas plus qu'il n'approuve le socialisme révolutionnaire. C'est un matérialiste, mais un matérialiste enchanté à la manière de Diderot27, et nourri de morale protestante.

Archétype de la relation entre l'écrivain et la politique, Zola a également été un utopiste : Fécondité et Travail sont des utopies sociales pour l'écriture desquelles il s'est replongé dans la lecture de Fourier, de Saint-Simon et d'Auguste Comte. Le projet de société tourne à l'approche catéchétique, lourdement démonstrative, mais il n'apporte pas moins sa contribution au sens utopiste du socialisme. Comme dans Les Châtiments de Hugo, on trouve ici la nomenclature essentielle de l'idée de progrès et de son corollaire, l'utopie. « Glorification sublime, s'exclame Octave Mirbeau au sujet de Travail, magnifique épopée du travail conquérant, peu à peu, toutes les résistances humaines, toutes les forces et toutes les richesses de la nature, pour en faire, non plus le privilège de quelques-uns, mais la jouissance et la propriété de tous28. » Par la thématique du travail, Zola retrouve Marx : l'homme est son propre Prométhée, il se libère des forces telluriques par la conquête de la nature. Dans le conte « Le Forgeron », Zola semble annoncer l'esthétique du réalisme socialiste. L'artisan à la musculature admirable proclame à la face du monde : « travail est liberté ».

Ainsi, avant même que le journaliste ne passe à la postérité avec l'affaire Dreyfus, l'écrivain a-t-il participé à l'élaboration de la conscience socialiste ; et au-delà, il apporte un élément critique à la société industrielle, à la bourgeoisie triomphante – dont il partage lui-même la réussite – et il oblige les artistes et les écrivains à conserver un regard sur les différentes formes de la misère sociale. Ce qui ne signifie pas que son œuvre ne soit pas lue et admirée par des esprits classés à droite, comme le jeune Maurras qui, en 1887, rêve d'écrire un roman qui s'intitulerait La Rue. Zola réussit à tenir ce rôle parce qu'il est en phase avec son temps, qu'il sait très bien comment s'adresser à ses contemporains, à la fois en tant qu'écrivain et comme propagandiste aguerri aux méthodes publicitaires. De là, sa popularité et ses succès de librairie, parmi les plus considérables du XIX e siècle : Lourdes s'est vendu à 121 000 exemplaires en deux mois, tout en paraissant simultanément en feuilleton dans le New York Herald Tribune.

Hugo-Zola ou Zola-Hugo.

Ces deux monstres sacrés donnent le la à l'engagement politique de l'écrivain français : prophètes, martyrs laïques, glorieux patriotes, idéologues et encartés, quitte à ce que des empêcheurs de chanter en rond apportent de graves bémols. Bien au-delà de leurs œuvres, ils sont les instruments de mesure de la vertu littéraire en politique.

1Pascale Devars, Edgar Petitier, Guy Rosa et Alain Vaillant, « Si Victor Hugo était compté : Essais de bibliométrie hugolienne comparée », in Pierre Georgel (dir.), La Gloire de Victor Hugo, Éditions de la RMN, 1985, p. 329-391.

2Victor Hugo, préface à Avant l'exil (mai 1875), in Œuvres complètes, t. XV-XVI (1), Le Club français du livre, 1967-1970, p. 582.

3Victor Hugo, « Discours sur l'Afrique », 18 mai 1879, ibid., p. 1452.

4Maurice Barrès, « Conférence de 1919 », in Maurice Barrès, Les Maîtres, Plon, 1927, p. 262.

5Arsène Houssaye, Journal des débats, 23 mai 1885.

6Cité par Chantal Martinet, « Les hommages publics », in La Gloire de Victor Hugo, op. cit., p. 284.

7Victor Hugo, « La loi de formation du progrès », in Victor Hugo, L'Année terrible, Œuvres complètes, tome XV-XVI (1), op. cit., p. 103, 105 et 107.

8Daniel Halévy, La Fin des notables, Hachette, coll. « Pluriel », 1995, p. 51.

9Émile Zola, « Hugo et Littré », Le Figaro, 13 juin 1881.

10Maurice Barrès, Mes cahiers, tome I (1896-1898), Plon, p. 28. Cela ne l'empêchera pas de reconnaître par la suite Hugo comme l'un de ses maîtres.

11 La Nation, 23 mai 1885, cité par Chantal Martinet, « Les hommages publics », in La Gloire de Victor Hugo, op. cit., p. 289.

12 La Revue populaire, 1er juin 1885, ibid.

13Mona Ozouf, « Le Panthéon, l'École normale des morts », in Les Lieux de mémoire, tome I, La République, Gallimard, 1984, p. 140.

14Codicille du testament de Hugo, daté du 2 août 1883, et confié à Auguste Vacquerie ; in Victor Hugo, Œuvres complètes, tome XV-XVI (2), op. cit., p. 950.

15Sur ce point, on lira l'analyse d'Emmanuel Godo, Victor Hugo et Dieu. Bibliographie d'une âme, Éditons du Cerf, 2001.

16Léon Bloy, Le Désespéré, UGE, 1983, p. 160-161.

17Paul Verlaine, « Panthéonades » (Lutèce, août 1885), in Les Mémoires d'un veuf, Léon Vannier, 1886, p. 120.

18Cités in La Gloire de Victor Hugo, op. cit., p. 77.

19Pauline Kergomard, Histoire de France des petits enfants, Weill, 1883, p. 181.

20Jusqu'à aujourd'hui ; voir le discours de François Mitterrand à Médan, le 10 octobre 1976, panégyrique littéraire autant que politique.

21Émile Zola cité par André Wurmser in Émile Zola, L'Argent, Flammarion, coll. « GF », 1974, p. 495.

22Émilien Carassus, dans sa préface à L'Argent, ibid., p. 20.

23Alain Morice, « La rédemption de la “race ouvrière” vue par Émile Zola », Le Monde diplomatique, octobre 2002.

24François-Marie Mourad, présentation, in Émile Zola, Contes et nouvelles, tome I, Flammarion, coll. « GF », 2008, p. 10.

25Cité par Adeline Wrona, présentation, in Émile Zola, Germinal, Flammarion, coll. « GF », 2000, p. 24

26Émile Zola, ibid., p. 391-392.

27Voir François-Marie Mourad, présentation, in Émile Zola, Le Roman expérimental, Flammarion, coll. « GF », 2006, p. 18.

28Octave Mirbeau, « Travail », L'Aurore, 14 mai 1901.