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Les mystiques

L'intérêt, la question, l'essentiel est que dans chaque ordre, dans chaque système, la mystique ne soit point dévorée par la politique à laquelle elle a donné naissance.

Charles Péguy

B rouillonne, ingrate, sale, contradictoire, la politique ne fournit pas à l'homme sa fin. Pour un mystique, elle n'est qu'une triste condition, un piège du monde et de Satan, ou bien, au mieux, une scène tragique où se joue le salut des âmes, sinon celui de la Cité. Un certain nombre d'écrivains – généralement catholiques, plus rarement agnostiques – ont entrepris le procès de la politique au nom de la mystique, ou bien ils ont cherché à subvertir la politique par la mystique. Cette attitude traduit un tournant historique ; elle ne correspond pas seulement à des démarches individuelles. Le XIX e siècle a été celui des utopies. La fin du XIX e siècle et le début du XX e appartiennent aux mystiques.

L'utopie lui étant encore trop terrestre, en manque d'étoiles et de magie, Victor Hugo lui-même a été tenté par la mysticité. Taraudé par la figure des prophètes d'Israël (Jérémie et Élie), hanté par Jonas, le poète veut asseoir la révolution et la république sur des arguments d'ordre mystique, si possible bibliques. Il refait le monde en jonglant avec les plus grands noms de la littérature universelle : Homère, Virgile, Dante, Shakespeare, divinités cosmiques dont il se fait l'interprète, à défaut de pouvoir se prétendre leur égal. Dans l'établissement de la démocratie, Hugo voit la Providence, un doigt de Dieu plus lourd et plus optimiste que le destin promis par Tocqueville aux sociétés européennes. Adepte des tables tournantes et des esprits chagrins, il interroge l'esprit d'André Chénier, le poète martyr de la Révolution. Cette tête, qui jadis défendit de son chant la famille royale et conspua les terroristes de la Convention, la voilà qui s'adresse à Victor : « J'ai à compléter mon œuvre connue et à créer mon œuvre inconnue. La première sera royaliste, la seconde sera républicaine. L'une maudira la Révolution, l'autre la bénira. Ma tête, en tombant, a vu l'idée dont mes yeux avaient vu la hache. Ma pensée arrosée de mon sang a germé dans le tombeau88. » En Hugo, Chénier renaît républicain. Cette généreuse révélation atteste chez l'écrivain l'inextricable besoin d'une justification surnaturelle ou mystique à la Révolution et au pouvoir populaire, sans crainte du ridicule. Hugo sait bien que les arguments politiques ne suffisent pas s'ils sont exclusivement servis par la froide raison – la Révolution en fit une déesse –, il leur faut une auréole mystique ou magique, une résonance, même ampoulée, avec le chant des anges, l'ordre des astres, la volonté de Dieu. De la mystique royale qu'il avait chantée dans les Odes et ballades de sa jeunesse, Victor passe à la mystique populaire dans ses romans et ses discours. Il finit en voisin et complice de Michelet et de Quinet, autres voix hallucinées du peuple providentiel et sacrificateur. La mysticité gyrovague de Hugo peut tout aussi bien se débarrasser de Dieu et inventer un autre Dieu, tout laïque et tout historique : tel est le sens du chapitre « Waterloo » dans Les Misérables, où le narrateur-historien-rhapsode démontre que le véritable vainqueur de cette bataille fut... Napoléon Bonaparte. Plutôt que sur un champ de bataille où pourrissent les corps mutilés, l'aventure politique et militaire s'achève en apothéose paradoxale, que seul le romancier romantique est à même d'interpréter et de faire connaître aux hommes : la plus grande défaite de Napoléon constitue sa plus grande victoire. Inversion romantique digne du prodige, qui permet commodément de justifier n'importe quel événement historique, et de le faire aimer à rebours de toute raison.

Le danger de ce type d'irrationalité, c'est qu'il n'accepte aucun gouvernail. Il peut envelopper toute chose d'une aura magique, et remplacer indéfiniment l'ordre logique par des images et des coups de cymbale dont notre poète ne fut jamais avare. Pour l'écrivain, le risque est de tomber dans la fantaisie, l'arbitraire et la sottise.

Si Hugo ne pensait qu'avec l'imagination, d'autres écrivains, dans la deuxième moitié du XIX e siècle, ont opposé la mystique à la politique avec des arguments plus rationnels. Rebelles au positivisme et au scientisme, ennemis de l'argent, méfiants à l'égard des philosophies de l'histoire et des constructions rationnelles, ils aspirent à la Cité céleste, du haut de laquelle ils considèrent avec apitoiement, colère ou compassion l'agitation des hommes. Baudelaire relève de cette famille. Ennemi de la philosophie du progrès et défenseur acharné du péché originel – à la limite de l'hérésie –, il marque la césure entre un monde littéraire qui croyait aux lendemains qui chantent et un monde en train de naître, qui n'y croit plus du tout. Baudelaire, qui n'aimait pas les romans de Victor Hugo, eut pour héritiers ceux que l'on a appelés les « quatre cavaliers de l'Apocalypse » : Ernest Hello, Jules Barbey d'Aurevilly, Auguste Villiers de L'Isle-Adam et Léon Bloy.

À rebours de l'utopisme, de l'athéisme et du matérialisme, en opposition à l'embourgeoisement de la religion catholique qui sacrifie la mystique à la morale, ces quatre écrivains se font prophètes – au sens premier du terme : des révélateurs d'un ordre supérieur, celui de Dieu, du Christ et des anges. Selon eux, la politique ne se limite pas à un champ de bataille humain où remuent des forces contradictoires, elle ne met pas seulement en jeu la seule nature, elle reflète la blessure du péché originel et le pouvoir du démon : déchiffrer l'histoire revient pour eux à cerner la puissance autodestructrice de l'homme. Les « cavaliers de l'Apocalypse » sont, avec joie ou fureur, de complets hérétiques des temps modernes – en même temps que des orthodoxes un peu biscornus. Leurs provocations, leurs excentricités, particulièrement nettes chez Barbey (cet héritier de Walter Scott devient romantique quand meurt le romantisme) n'empêchent pas leurs œuvres de contenir des idées et des rêves politiques tour à tour destructeurs ou constructeurs. Avec leurs conceptions théologiques, métaphysiques et métapolitiques, ces « prophètes du passé » – expression géniale de Barbey – se situent avec extravagance à l'opposé des Lumières et de la tentative progressiste qui en découle : évacuer le mal et nier le besoin de Dieu. Les Diaboliques de Barbey d'Aurevilly (1874), d'un antirousseauisme absolu, évoquent des bonheurs criminels où les méchants sont impunis. Il faut dire que, comme Villiers de L'Isle-Adam et Bloy, le « connétable des lettres » communie dans l'adoration de Baudelaire et de Joseph de Maistre. Le principe du mal que ces prophètes du passé rappellent au siècle de la tour Eiffel et des mines à charbon les place parfois au bord du satanisme littéraire.

D'ailleurs, ils ont en commun de détester Zola et Hugo. Ils se moquent du romancier de la cause ouvrière qui a fait fortune et vit confortablement dans sa maison bourgeoise de Médan, comme du sentimental de la misère qui convoite l'Académie française et refuse les invitations de Napoléon III. « M. Émile Zola croit qu'on peut être un grand artiste en fange, comme on est un grand artiste en marbre, écrit Barbey. Sa spécialité, à lui, c'est la fange. Il croit qu'il peut y avoir très bien un Michel-Ange de la crotte89. » Nos quatre cavaliers ont également en commun de préférer le passé au présent, de rêver à des résurrections monarchiques et à des invasions angéliques. Dans tous les sens que l'on voudra, ils se moquent du monde.

Morts la même année, en 1889, Villiers de L'Isle-Adam et Barbey d'Aurevilly ont un héritier qui leur demeurera fidèle : Léon Bloy. L'œuvre de celui-ci est en grande partie une mise à mort du naturalisme. Il en célèbre les funérailles dès 1891, lorsqu'il dénonce « une littérature d'abattoir qui ne peut exalter que la brute humaine90 ». Plus astucieusement, Bloy ouvre La Femme pauvre par un pastiche du roman naturaliste, avec le blasphème grossier – « Ça pue le bon Dieu, ici ! » – proféré par le père Isidore Chapuis, « balancier-ajusteur de son état et l'un des soûlographes les plus estimés du Gros-Caillou91 », lorsqu'il passe devant une église. Il est vrai que, « chrétien des catacombes » et « cymbale de douleurs », Bloy emploie un langage qui n'est pas celui de la logique rationnelle ou du sens commun, même pas celui du roman, dont il fait éclater la forme : ayant pour point de départ l'absolu, il puise dans les images retentissantes de l'Ancien Testament et des paraboles évangéliques pour rappeler l'histoire humaine à l'histoire sainte. Irrécupérable politiquement, impossible à intégrer dans aucune stratégie cléricale (les journaux catholiques se méfient de lui), il vomit non seulement la république, mais aussi les bourgeois et les notables, il accable Louis XVI au profit de Marie-Antoinette (La Chevalière de la Mort) et la France même, « la fille aînée de l'Église », puisqu'elle est « devenue la Salope du monde92 ».

Ces esprits chouans et médiévaux participent quoi qu'il en soit au divorce qui s'opère au XIX e siècle entre l'écrivain et la société – et donc la politique. Avec eux, une certaine alliance entre la plume et l'autel se décèle, préparant ainsi la voie aux écrivains catholiques du siècle suivant, grands convertis, pèlerins et chanteurs des routes spirituelles. Le plus important pour nous est, bien entendu, Charles Péguy. La complexité de la relation entre littérature et politique trouve en lui un véritable symbole. D'abord, Péguy n'a pas l'impression de faire de la littérature. Il est une voix, une parole vivante, qui puise sa source dans la contemplation des champs de Beauce, l'histoire médiévale, le rythme poétique d'où il s'élève sans cesse, avec un regard incessant sur les pauvres, les enfants, les artisans, les paysans, tout un peuple français qui n'existe plus depuis longtemps. On peut placer d'un côté des essais comme Victor Marie, comte Hugo, Un nouveau théologien. Monsieur Laudet, L'Argent, Situations et Clio, et placer ailleurs Le Mystère de la charité de Jeanne d'Arc et Le Mystère des saints innocents, parce qu'il s'agit de poèmes. Mais ces poèmes ne sont-ils pas politiques ? Apparemment, Péguy devient plus mystique à mesure qu'il se fait poète, et donc de moins en moins rationnel avec la politique. Mais il retrouve celle-ci autrement, en célébrant la Création, l'enfantement divin, la bonté du ciel et la beauté des jardins, sans lesquels la politique perd toute substance comme tout goût. Comme plus tard Bernanos, il subvertit les catégories en usage parce qu'il rapporte la politique à l'ordre de la charité – ou, si l'on préfère, de l'amour. C'est là une manière de remettre en cause la politique elle-même, d'en contrarier la rationalité tranchante, puisqu'elle est capable de rendre les hommes ennemis les uns des autres et de servir la puissance du mal. Si Péguy est un politique, il l'est en tant que poète et incantateur, qui se porte sans cesse vers l'au-delà de la politique : la foi, l'espérance, la charité, l'honneur. La politique ne sera jamais absente de son œuvre, elle sera simplement – et de plus en plus – subordonnée à l'urgence du salut et au devoir d'incarnation.

Située à un autre niveau, celui de la pensée politique, on peut toujours dire que l'œuvre de Péguy offre de nombreuses contradictions. La glorification de « l'ancienne France », monarchique et révolutionnaire, est-ce de la politique ou de la mystique ? Écoutons-le d'abord : « La République qui était l'objet d'une mystique et qui était un système de gouvernement ancien régime fondé sur l'honneur, et sur un certain honneur propre, et un gouvernement ancienne France, est devenue en leurs mains [celles des républicains] la matière d'une politique moderne, et généralement d'une basse politique et un système de gouvernement fondé sur la satisfaction des plus bas appétits »93. Un peu plus loin, Péguy affirme que « la force révolutionnaire » était l'honneur et la grandeur de ce pays. Peut-on véritablement unifier la monarchie française et la Révolution comme deux expressions d'un même peuple, sans nier la force et l'objectivité des idées, sans minimiser les ruptures, et sans finalement déformer l'expérience des hommes ? Peut-on placer sur un même plan une durée millénaire et une crise de dix années ?

Toute mystique, nous dit Péguy, dégénère en politique. Mais la politique ne consiste-t-elle pas avant tout à traiter les réalités de la Cité dans leur ordre propre, quel que soit le dessein surnaturel qui s'y inscrit ? La mystique n'avoue-t-elle pas par définition l'écart qui la sépare de la politique ? Ce n'est pas que la mystique dégénère en politique, c'est que la mystique et la politique diffèrent par essence, et qu'elles ne peuvent se rencontrer que sur le mode du drame ou de la tragédie. Péguy lui-même le reconnaît d'une certaine façon, lorsqu'il affirme que Kant a les mains propres parce qu'il n'a pas de mains. De semblables tensions se vérifient dans les essais de ce grand prosateur. Elles tiennent au fait que Péguy, tout influencé qu'il soit par Bergson, n'est pas un philosophe ; s'il est un moraliste, sa morale propose une tension, un effort, beaucoup plus que des thèses. Chez lui, les idées et les concepts sont relativement secondaires par rapport aux intuitions, aux enthousiasmes, aux colères et à la valeur humaine – de là, son dégoût des universitaires positivistes, qui enferment la vie et le monde dans des fiches. Il préfère Hugo et Michelet à Durkheim – et sans doute aussi, à Aristote. Ses goûts littéraires ne sont pas non plus sans contradictions : Péguy concilie dans son adoration la poésie de Hugo et celle de Corneille. Même la théologie, qu'il défend avec fougue contre le modernisme, il n'en parle que selon une démarche poétique qui n'a rien à voir avec le discours d'un théologien. Lecteur de Pascal, il cherche à démasquer l'insolence du rationalisme et à flanquer des paradoxes sur la face orgueilleuse de l'homme, au risque de rejeter la rationalité en même temps que le rationalisme.

On retrouve ce cheminement à propos de la politique. Péguy n'hésite pas à associer les contraires, à jouer avec des époques opposées. Il prend une part active dans la défense de Dreyfus, mais il le fait moins au nom des droits de l'homme qu'au nom de l'honneur français, notion tout aristocratique. Au début, Péguy est socialiste, mais d'un socialisme qui se montre vite improbable : d'un tempérament anarchiste, il s'en prend à l'État, aux bourgeois, au capitalisme, mais aussi aux socialistes eux-mêmes. Son universalisme est bientôt contrebalancé par un nationalisme nourri de Michelet ; il se met à vomir son ancien ami Jean Jaurès et le socialisme politique qui s'organise en parti pour conquérir le pouvoir. « C'est, remarque Arnaud Teyssier, un idéalisme qui n'a pas grand-chose à voir avec le marxisme ni avec le socialisme officiel94. » Dans quelque catégorie que l'on range Péguy, la voix de celui-ci la transfigure par la lumière du courage, du devoir d'incarnation, de la fidélité aux « vieilles vertus ». Chaque mur de la cité qu'il élève se prolonge par une flèche mystique.

Parmi les écrivains du XX e siècle, Bernanos offre un exemple encore plus déchirant, à l'image du Christ des douleurs dont il se voulut le messager. Comme un Nietzsche révulsé par Wagner, Bernanos a vomi Maurras après l'avoir glorifié, en minimisant ce que son propre royalisme lui devait. Camelot du roi bouillonnant, membre de l'Action française de 1905 à 1919, il a rompu ensuite avec le mouvement maurrassien. Tout au long de sa vie, l'auteur de Dialogues des carmélites a subverti les catégories en cours et jusqu'à son propre camp, toujours en exil de lui-même, se portant vers le malheur des autres comme pour s'attirer une sorte de crucifixion, dont les essais forment la complainte et le pamphlet. Dans L'Avant-garde de Normandie, il a d'abord bataillé contre les notabilités rouennaises et françaises. Dans La Grande Peur des bien-pensants (1930), il tresse des couronnes à Édouard Drumont, en qui, d'ailleurs, il célèbre le témoin d'une vieille France en perdition beaucoup plus que le vulgarisateur halluciné de l'antisémitisme. Dans Les Grands Cimetières sous la lune (1938), où il consomme sa rupture avec Maurras et l'Action française, il revient sur sa position : initialement favorable à la rébellion du général Franco, il a vu les exactions des phalangistes à Majorque et s'est rangé dans le camp républicain – quitte à sous-estimer les massacres commis par les communistes et les anarchistes. Ce revirement l'incite à combattre l'opinion catholique et celle de la droite française, généralement favorables au général espagnol dans la mesure où Franco défend l'Église persécutée. Il va jusqu'à adopter le terme révolution, en en révolutionnant le sens, comme le fit Péguy. Dès 1940, Bernanos soutient l'initiative chevaleresque du général de Gaulle, et prend feu contre le pétainisme. Il exalte la Résistance et ternit la collaboration. Il voit la puissance de la Bête se déchaîner sur l'Europe. Cinq ans plus tard, il n'admet pas de se trouver récupéré par le personnel politique qui a conduit la France à la catastrophe en 1940.

Cette attitude indépendante et farouche ne correspond pas seulement à un tempérament plein de panache. Elle s'explique encore moins par une utopie politique et religieuse, qui serait encore un moyen de céder au temps ce que Bernanos recherche dans l'éternité. Elle découle d'une théologie pénitentielle et doloriste – celle d'un flagellant espagnol – par laquelle le scrutateur Bernanos se penche sur toutes les plaies du monde. La politique n'est pas de la mystique dégénérée, elle est l'inévitable magouille de ce monde, le sinistre oubli de la charité et du pardon. Au milieu du drame politique que l'écrivain contemple en France, en Europe ou dans le monde, il recherche la Croix, le mystère de la blessure humaine, le combat avec le mal, la mort, le salut, le sang rédempteur. On a dit de Bernanos qu'il était un écrivain mystique de la trempe de saint Jean de la Croix, un moine chevalier du Moyen Âge, comme égaré au XX e siècle.

De fait, bien que ses Essais et écrits de combat s'inscrivent dans des périodes historiques précises, et qu'ils contiennent nombre de noms et de faits de plus en plus éloignés du lecteur contemporain, ils enseignent une prudence déchirée dans la lecture du grand livre du temps et défient les lois de la rationalité, qu'elle soit politique ou morale. Le salut de l'homme se joue dans le destin des cités, ou plutôt dans la totalité du drame terrestre : les malheurs politiques que ces essais décrivent sont à rapprocher des malheurs intimes des personnages romanesques de Bernanos. Suivant en cela la démarche des Pères de l'Église, de Bossuet et de dom Guéranger, il croit que l'histoire sainte se déroule derrière l'histoire humaine ; vis-à-vis de cette histoire providentielle, les idées politiques ne sont après tout que des jeux d'apparence et des attrape-nigauds. La révolution catholique bernanosienne consiste à réaffirmer la réalité de l'histoire sainte et à prendre ainsi le contrepied du positivisme des XIX e et XX e siècles, qui veut concevoir l'homme indépendamment de l'existence de Dieu et le détourne de toute contemplation. Ce n'est pas que Bernanos soit un passéiste. Tout au contraire. Il renvoie dos à dos le marxisme et le capitalisme comme deux illusions s'opposant et se réclamant l'une l'autre dans un jeu infernal ; il vomit le totalitarisme et le fascisme dans leurs variantes communiste et nazie. Mais il fait plus : il dénonce le totalitarisme mou, le renoncement à la liberté par la soumission à l'impératif économique et financier, ce qui le rend formidablement actuel.

Lucide dans la plupart de ses critiques, Bernanos a du mal en revanche à cerner la monarchie dont il rêve : il rêve d'un royaume chrétien et chevaleresque dont les principes historiques sont ceux qu'il a appris, malgré tout, chez Maurras, puis auprès du comte de Paris. Il ne croit pas, comme son ancien maître, aux dures lois de la réalité politique. Tout à l'inverse, Bernanos est l'ennemi juré de la Realpolitik. Il est facile de rétorquer qu'il n'a jamais gouverné, qu'il n'a tenu que la position d'un spectateur abondant et génial, et qu'il n'était pas un penseur politique. La responsabilité qu'il a cherché à tenir par sa plume était d'ordre mystique : en rappelant que la politique constituait un lieu de perdition et de salut. Ses démesures, son exigence folle de sainteté immédiate ne sont pas des jeux littéraires, encore moins politiques, mais bien des combats avec le diable.

La césure entre le temporel et le spirituel, entre la politique et la mystique, est familière au monde chrétien. Quelques citations de Jésus (« Rendre à César... »), quelques remarques de Bossuet, selon qui Jésus fut malgré cela un citoyen dévoué95, suffisent à tracer les limites entre des ordres différents. La Cité de Dieu de saint Augustin, la Somme de saint Thomas d'Aquin, tout le trésor de la pensée chrétienne a moulé l'esprit occidental au point que les écrivains sceptiques ou athées eux-mêmes reviennent incessamment à des notions d'eschatologie : rédemption, jugement dernier, communion entre tous les hommes par-delà leurs oppositions, sens du sacrifice... On l'a déjà observé chez Victor Hugo, dont le souffle littéraire, nécessairement grandiloquent, efface les limites entre la mythologie, la religion et la politique. Héritier de ce mage, André Malraux va plus loin que lui, et plus subtilement. Il offre à la littérature du XX e siècle la figure d'un révolutionnaire mystique.

Dans un premier temps écrivain esthète, « farfelu » plongé dans le cubisme, Malraux connaît, comme tant d'autres, une politisation croissante tout au long des années 1920. S'il préface Mademoiselle Monk de Maurras publié par Stock (1923), c'est parce que la notoriété du maître royaliste peut servir sa propre ascension. Au début des années 1920, il s'est fait connaître par son orientalisme et son discours anticolonialiste. Dans les journaux L'Indochine et L'Indochine enchaînée, il dénonce la rapacité et les malversations de certains colons, mais il se fait prendre par la police après avoir volé et vendu à un collectionneur un bas-relief du temple de Banteay Srei à Angkor. Cela lui vaut une condamnation à trois ans de prison ferme, réduits ensuite à un an avec sursis. De retour en France en 1924, le jeune Malraux fréquente les milieux populistes, proudhoniens et socialistes anarchisants, et il écrit dans le journal d'Henri Barbusse, Monde. On y accueille Les Conquérants (1928) comme un grand roman révolutionnaire et internationaliste. En 1931, dans La Nouvelle Revue française, à propos de ce même roman, Trotski salue lui-même en Malraux un ami de la révolution, tout en regrettant l'insuffisance de sa culture théorique96. Refusant de soutenir le pacifisme, le jeune écrivain croit à la régénération par la guerre épique – ce qui le rapproche du Jünger d'Orages d'acier. Il est nietzschéen. Ce lyrisme exalté le conduit à entrer au Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, en 1934. Il y affirme notamment : « En cas de guerre, nous nous tournerons vers l'Armée rouge97. » Deux ans plus tard, il demande à Gallimard de ne pas publier le Staline. Aperçu historique du bolchevisme de Boris Souvarine, où sont évoqués les crimes et les mécanismes du mensonge du régime soviétique.

Comme des centaines d'écrivains et d'intellectuels européens, Malraux tombe dans le piège tendu par les Soviétiques. Dans les années 1920 et 1930, on ne s'interroge pas sur les rapports que l'État soviétique pourrait entretenir avec le fascisme. L'œuvre d'Élie Halévy est presque ignorée, alors qu'il enquête depuis le début du siècle sur les liens entre l'individualisme et le fascisme et qu'il montre comment l'anticapitalisme des social-démocraties nourrit à la fois fascisme et communisme98. Malraux aurait pu accéder à ce regard critique. Mais les écrivains sont rarement des philosophes politiques ou des historiens ; soit par snobisme, soit par stratégie personnelle, soit encore parce que la muse se plaît à jouer de vilains tours, ils cherchent à prendre au moment opportun la vague de la nouveauté afin d'y paraître et, si possible, d'y jouer un rôle. Le communisme et le fascisme sont neufs : pourquoi ne pas les essayer ? Les autres options politiques (socialisme, radicalisme, libéralisme, démocratisme chrétien, royalisme de l'Action française) vont continuer à exister, mais en dehors de l'arène principale qui séduit les jeunes écrivains. Hitler et Staline seront bientôt les deux grands gagnants de ces manipulations : pour combattre l'un, il faudra devenir le soutien ou le complice de l'autre.

Sans doute (et Trotski l'a bien noté dans son article) Malraux n'est-il pas un communiste ni un marxiste orthodoxe. Ni La Condition humaine (1933) ni L'Espoir (1937) ne sont des romans à thèse stricto sensu ; il s'agit de romans lyriques et épiques. Dans une certaine mesure, Malraux dépasse et trahit le communisme dans son chef-d'œuvre, La Condition humaine. On aurait pu estimer que le cadre du récit, la tentative de révolution à Shanghai en 1927, était un moyen littéraire d'interpréter l'internationalisme du communisme et de l'antifascisme. En réalité, Malraux est en quête de dépaysement, mais d'un dépaysement spirituel plus encore que géographique. Déjà, dans La Tentation de l'Occident (1921-1925), l'interlocuteur fictif reproche aux Occidentaux d'être une « race vouée à la puissance, race désespérée99... ». Échapper au désespoir, voilà en quoi consiste la Chine de Malraux. Au fond, le romancier ne veut pas parler de l'Empire du milieu. Il parle de combattants impossibles à comprendre si l'on exclut le moule pascalien et chrétien d'où il les sort. Sa narration poétique et épique tisse les fils dorés d'une mystique de la foi et de l'acte tout droit sortie des Pensées. Les atmosphères nocturnes et crépusculaires, l'opacité qui baignent les personnages, les rues et les quartiers de Shanghai sont celles de l'inconnaissance de l'homme face à son action dans la vie. Au tout début du récit, lorsque Tchen se demande s'il va lever la moustiquaire pour tuer à l'arme blanche un homme endormi, il n'est pas décrit comme un exécutant ni comme un soldat de la liberté, mais bien comme « un sacrificateur100 » ; le meurtre lui apparaît comme « une fatalité ». C'est à travers lui que se met en place la dialectique fondamentale du roman entre la foi et l'acte.

Il n'y a donc pas de roman moins réaliste ni moins matérialiste que La Condition humaine. Le romancier suit Hugo plutôt que Hegel. Au matérialisme historique, il préfère la transcendance historique et le problème de l'incarnation. Le marxisme lui-même y subit une déformation d'ailleurs moderniste : pour Gisors (qui représente ici la pensée de Malraux), « le marxisme n'est pas une doctrine, c'est une volonté101 ». Le narrateur voudrait remplacer la Providence par le volontarisme, mais il demeure comme un guetteur posté dans la prose, qui surplombe la nuit et attend des signes des étoiles – puisque « tout est signe ». Tchen ne peut tuer ni aller à la mort que porté par un autre ordre qui le domine et dont il a soif. Clappique joue parce qu'il cherche à interpréter son destin. Tous les personnages sont sommés de répondre au mystère de leur existence qui fait échapper leur être à la pure individualité, et qui les place devant la possibilité du sacrifice – sauf Ferral, bien entendu, capitaliste et colonialiste pourri autant que libidineux. La condition humaine est tragique puisqu'elle implique la rencontre avec Dieu ou les dieux, en tout cas avec des figures du dépassement. Et qu'est-ce que le tragique pour Malraux ? C'est la manière dont l'homme moderne trouve un sens depuis que Dieu est mort. Tchen passe en effet par « une initiation au sens héroïque : que faire d'une âme, s'il n'y a ni Dieu ni Christ102 ? ». Malraux emploie sans cesse des termes que le marxisme cherche à abolir : selon cette doctrine, la question de Dieu ne se pose pas (ce n'est que l'opium du peuple) et l'héroïsme n'est qu'une idole de l'individualisme bourgeois. Or, les révolutionnaires de Malraux meurent pour une cause dont les générations suivantes, espèrent-ils, verront les résultats bénéfiques pour l'humanité. La révolution écrasée par les nationalistes attend « le lieu de sa résurrection103 » – on serait tenté de croire que le romancier de 1933 prophétise le triomphe de Mao en 1949, en lui ajoutant un contour eschatologique. Il s'agit bien, en somme, d'un roman progressiste commandé par une vision de l'histoire teintée de marxisme. Mais Malraux est plus inspiré par le spiritualisme de l'action héroïque (Nietzsche) que par la lutte des classes. Sa mystique trahit son peu de politique.

L'évocation finale des révolutionnaires prisonniers jetés l'un après l'autre dans le four d'une locomotive fournit une image très spectaculaire, cinématographique, qui fait culminer le roman dans l'horreur pathétique et l'héroïsme suprême. On peut la rapprocher du dénouement de Dialogues des carmélites de Bernanos, où les sœurs montent une à une vers la guillotine. Si l'on observe d'un côté l'apologétique chrétienne, on discerne, de l'autre, l'apologétique révolutionnaire. La mystique est analogue : c'est celle du sacrifice et du sang partagé, avec communion des saints et réversibilité des mérites.

L'auréole sacrificielle que le roman de Malraux fait briller n'est sans doute pas sans conséquences à long terme, en faisant assimiler les communistes chinois à des âmes pures, des victimes de l'ordre bourgeois et du nationalisme de Tchang Kaï-Chek. Il prépare le gigantesque contresens occidental sur Mao, la formidable illusion des années 1960, où des Français s'imagineront que vivre sous le régime maoïste vaut mieux que vivre à Taïwan, sous la république certes autoritaire de Tchang Kaï-Chek. La Condition humaine invite à rechercher la transcendance dans l'action révolutionnaire, qui est par essence liée au manichéisme, à la violence et au meurtre. Les carmélites de Bernanos étaient quant à elles vouées à la paix et à la prière, victimes d'une vision de l'histoire dont les héros de Malraux sont les héritiers et les complices.

Péguy, Bernanos, Malraux : une mystique chrétienne et une mystique de l'histoire se sont dressées parallèlement au déclin des utopies et à l'essor des contre-utopies. Mais ces écrivains nous interrogent : le renoncement aux utopies invite-t-il au cynisme, à la lâcheté, ou au seul réalisme politique ? Ne vaut-il pas mieux penser avec Péguy et Bernanos qu'une mystique vaut mieux, dans la mesure où elle ne viole pas nécessairement le réel, mais où elle l'ordonne à une fin plus haute ? L'existence même de Péguy et de Bernanos montre que la mystique n'est pas simple affaire de connaissance ou de regard, qu'elle entraîne l'action.

Mais ces auteurs ne forment pas des exceptions. D'une certaine manière, la mystique politique ou antipolitique traverse naturellement les esprits et les œuvres de tous les écrivains qui s'intéressent au sort de la Cité. La mystique ne correspond-elle pas à ce mouvement de la conscience prise dans l'écart entre ce qu'elle voit et ce à quoi la raison ou l'intuition la font aspirer ? Ne pourrait-on pas identifier assez facilement une mystique républicaine chez Michelet et Barrès, une mystique royale chez Maurras, Bernanos et La Varende, une mystique humanitaire chez Jules Romains et Romain Rolland ? Les textes autobiographiques de Maurice G. Dantec ne mêlent-ils pas les vues mystiques et eschatologiques aux considérations politiques ? Au-delà des exemples, on peut se demander si une volonté, une identité ou un être politique peuvent prendre forme sans un point de départ mystique qui constitue en même temps la voie de dépassement de l'appartenance politique. Si tel est le cas, l'exemple des écrivains est là pour nous le rappeler.

Parce qu'elle se charge d'éléments mystiques, d'une religiosité confuse et d'éléments symboliques dans la représentation, la littérature contribue donc à former – pour le meilleur et pour le pire – la volonté politique, et une certaine conscience du destin humain. Et il faut alors dégager la conclusion suivante : le déclin de la littérature – ou bien d'une certaine littérature – ne peut que contribuer au déclin de la politique elle-même, à l'atrophie de la volonté, à l'absence d'images, comme d'une entrée dans un monde obscur et sans âme.

88Victor Hugo, Les Tables tournantes de Jersey, Éditions Rencontre, 1968, p. 338.

89Jules Barbey d'Aurevilly, « L'Assommoir par M. Émile Zola », Le Constitutionnel, 29 janvier 1877.

90Léon Bloy, « Les funérailles du naturalisme », in Œuvres, IV, Mercure de France, 1965, p. 109.

91Léon Bloy, La Femme pauvre, Gallimard, coll. « Folio », 1980, p. 27.

92Léon Bloy, Le Désespéré, op. cit., p. 42.

93Charles Péguy, L'Argent suite, in Charles Péguy, Œuvres en prose, 1909-1914, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, p. 1260.

94Arnaud Teyssier, Charles Péguy. Une humanité française, op. cit., p. 87.

95« Jésus-Christ établit, par sa doctrine et par ses exemples, l'amour que les citoyens doivent avoir pour leur patrie. » Bossuet, Politique tirée des propres paroles de l'écriture sainte, in Œuvres complètes, tome 5, Gaume frères, 1846, p. 147.

96Léon Trotski, « La Révolution étranglée », La Nouvelle Revue française, avril 1931.

97André Malraux cité par Jean-Claude Larrat, in André Malraux, Le Livre de poche, 2001, p. 130.

98Voir Raymond Aron, postface, in Élie Halévy, L'Ère des tyrannies, Gallimard, coll. « Tel », 1990, p. 282.

99André Malraux, La Tentation de l'Occident, Le Livre de poche, 1972, p. 82.

100André Malraux, La Condition humaine, Gallimard, coll. « Folio », 1995, p. 10.

101 Ibid., p. 69.

102 Ibid., p. 67.

103 Ibid., p. 303.