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Histoires, mémoires

Les guerres, les souffrances, les mensonges, la honte de la défaite, l'occupation, c'est tout cela, pensait Alain, qui est venu à bout de la joie des Français.

Michel Mohrt

D ans un temps où la morale subjugue la politique, la mémoire historique offre un vaste champ de travail, presque une issue de secours. La mémoire, disait Jacques Amyot, est « le trésor de notre entendement ». Elle offre une inépuisable réserve de sensibilité, une mine d'images et de paroles anciennes, de durées et de faits que l'imagination littéraire transforme. La mémoire de l'histoire de France fournit aux écrivains un espace littéraire prodigieux, qui ne va pas sans consistance politique. La mémoire est aussi un trésor de l'entendement politique, une manière de retrouver les ciments et les parfums d'une patrie, d'une nation, d'une forme de société. Si les années 1970 ont connu la fin des grands récits, on peut se demander dans quelle mesure la mémoire française ne fournit pas à l'écrivain un après-récit, une possibilité de parler amoureusement de la France lorsque celle-ci sort de l'histoire. Au lieu de parler directement de la France d'aujourd'hui, des problèmes sociaux, politiques et économiques, au lieu de se risquer à tomber dans des clivages qui sont autant de pièges prévisibles, l'écrivain interroge la longue durée, recherche des signes et des talismans dans l'histoire, pour sentir une continuité que l'actualité dissimule ou met en sommeil.

L'écrivain s'approprie l'histoire de France pour la continuer, et peut-être aussi pour la faire renaître autrement, au-dessus de ses mensonges et de ses échecs. C'est ce mouvement que l'on retrouve chez les auteurs en quête de francité, fatigués de la guerre civile franco-française, comme Jacques Perret. Le soldat narrateur de Bande à part (1951) brosse le portrait de son supérieur, sorte de héros royaliste, anarchiste et cordialement franchouillard : « Mon Durandard est un adjudant marqué du signe royal, il est invincible, il a une plume blanche au bitos, la baraka entre les yeux, une lumière sur le front, il casse lui-même les vases de Soissons, boute les miteux et met les étoiles dans sa poche, il fait raser les donjons de la Sécurité sociale, il dénonce les dogmes de la production et de la sainteté du travail, il rend l'honneur aux oisifs, terrasse les trop malins, exorcise les démocraspèques, fait sonner la trêve de Dieu à tous les clochers et beffrois de France, de Navarre, de la Martinique et des Touamotous, il brûle les banques et plante des maïs, de par le roi du Ciel il requiert à tous les Français, maquisards, miliciens, ligueurs, marmousets, radicaux, dockers et zazous de faire une bonne paix, en route pour Reims, toutes les radios gueulent Montjoie, renouvellement des vœux du baptême en colonne par trois sur le Champ-de-Mars, carillons, lâchers de colombes186. » Pour Jacques Perret, la légende française est très drôle. Son contemporain Jean de La Varende plonge le lecteur dans l'histoire normande pour composer les fils et les chants d'une Normandie poétique, pleine de mystères et de charmes (Pays d'Ouche, Nez-de-Cuir, Les Manants du roi). L'historien et romancier Max Gallo relève de cette lignée littéraire.

Cette nostalgie de l'histoire prend en effet des formes très diverses, y compris chez des historiens grands lettrés. Chez Daniel Halévy, génial portraitiste et mémorialiste, elle épouse l'apparence d'une étude sociologique : poétiques plus encore que scientifiques, les Visites aux paysans du Centre (complétées en 1935) sont peut-être le chef-d'œuvre de la nostalgie française, avec ses enquêtes successives, à dix ou trente ans de distance, son parfum d'époque, ses rencontres attachantes comme un morceau de Chopin. C'est cette nostalgie, ou traversée des temps, qui, par d'autres voies, fait l'unité des somptueux romans de Guy Dupré, écrivain rare et trop méconnu qu'adoubèrent André Breton et Julien Gracq. Les fiancées sont froides (1953) et Le Grand Coucher (1981) situent l'histoire de France entre le souvenir personnel et le rêve nervalien. Ami de l'opacité dont Modiano aime aussi entourer ses personnages et ses intrigues, Dupré caresse l'histoire comme un corps endormi où battrait notre propre cœur. Lié par sa famille au général Mangin, l'écrivain est hanté par des traditions, des curiosités, des états d'esprit, des événements qui marquèrent la IIIe République : autant qu'un modèle de représentation historique, son introduction à la correspondance entre Maurras et Barrès187 est un hommage aux Anciens et un regret de la République romaine. Pour l'écrivain, l'interrogation sur l'histoire tourne à l'obsession féconde. Pendant sept ans, Daniel Rondeau a travaillé au roman d'un siècle : Dans la marche du temps (2004) retrouve les scansions et les petits faits vrais du XX e siècle à travers deux individus qui échangent le récit de leur vie.

Plus douloureux et tragique, Richard Millet a réveillé les mémoires paysannes du plateau corrézien de Millevaches dans des romans où la phrase épouse une scansion ténébreuse pour saluer un type d'humanité qui s'en va : un monde paysan aussi reconstruit que celui de Giono, aussi riche que le Chaminadour de Jouhandeau, mais dont l'évocation classique correspond surtout à une leçon de ténèbres qui accompagnerait la fin du monde. Pour parler de la France d'hier et d'aujourd'hui, Millet emprunte un chemin détourné : celui d'une terre boueuse où s'éteint la semence de l'homme. Le passé plus vrai – s'il n'est pas plus grand et plus beau – dénonce l'affaissement et la mort du pays, qui n'est plus à soi-même qu'une ombre errante. La contemplation du cadavre transforme le romancier en mémorialiste.

Sur un mode érudit et poétique à la fois, Marc Fumaroli entreprend une plongée dans l'une des heures les plus déchirantes de l'histoire de France : son monumental Chateaubriand. Poésie et Terreur 188 forme un dialogue avec la France à travers l'un de ses meilleurs artistes. Immense chant funèbre, écrit dans une prose aujourd'hui improbable, cet essai médite sur le royaume de France en exaltant les libertés aristocratiques qui ont été fondatrices de la civilisation de l'esprit.

La mémoire ne se contente donc pas de donner une matière à l'entendement. Religieuse autant que politique, elle décrit une blessure d'amour dont il n'est pas difficile de retrouver en creux le message positif : une loyauté, une fidélité, un certain honneur – à l'égard de la terre, du pays, de la nation, et d'une certaine couche d'humanité.

Vertus que l'on ne dit plus qu'en les lisant dans le passé.

Il y a à cela des raisons.

Devoir de mémoire, obsession lancinante ou amnésie, culpabilité française et européenne : la Shoah et l'Occupation retentissent dans la littérature de la fin du XX e siècle et dans celle du siècle nouveau. Vercors (Le Silence de la mer, 1942) et Jean Cau (Le Meurtre d'un enfant, 1965) ont diversement campé la figure de l'ennemi allemand. Mais dans l'espace de la mémoire du génocide, la littérature renvoie la politique et l'action humaine au plus grand soupçon ; le deuil, l'effarement, la terreur cosmique lui font souvent renoncer à la positivité du langage et rechercher de nouvelles formes d'écriture. L'écrivain s'interroge sur le rapport entre la politique et la morale, le divorce entre l'idéologie et l'humanité, l'identité de la France, le destin de l'homme – plus rarement, sur la genèse de la folie allemande. Le traumatisme historique s'est transformé au cours des années, à mesure que la prise de conscience s'est effectuée, avec lenteur et douleur. Dans les années 1950 et 1960, il a donné lieu à la théorie de l'« écriture blanche ». Lancée par Roland Barthes dans Le Degré zéro de l'écriture (1953), cette expression désigne le minimalisme stylistique dans l'écriture d'après guerre, notamment chez Albert Camus, Maurice Blanchot et Jean Cayrol. Rescapé de Mauthausen, ce dernier traduit par « verbe blanchi » la langue de ses Poèmes de la nuit et du brouillard (1946) et forge la notion de « romanesque lazaréen ». Chez Marguerite Duras, cette simplification se charge de négativité. « Je n'ai pas d'histoire, écrit-elle. De la même façon que je n'ai pas de vie. Mon histoire est pulvérisée chaque jour [...]. J'ai toujours vécu comme si je n'avais aucune possibilité de m'approcher d'un modèle quelconque de l'existence189. » La notion d'écriture blanche s'est ensuite étendue jusqu'à aujourd'hui, où on l'applique aux romans d'Annie Ernaux et de Henri Thomas. Chez Duras et Cayrol, on pourrait l'appeler une écriture de la consternation, qui rend compte de la déshumanisation dont l'homme est l'auteur. Après la Shoah, comment peut-on encore faire « du style » ? Comment admettre la beauté poétique, l'ornementation, la rhétorique quand l'humanité est parvenue, comme le dit Steiner, au « minuit de l'homme » ? Les fleurs ne sont-elles pas ridicules, comparées à l'immensité des cendres ? Comment croire encore un instant à la culture et au geste créateur ? L'humanisme est mort à Auschwitz et à Hiroshima (Duras, toujours). Pourtant, l'écriture continue à noircir des pages, et la culture reprend ses droits sur le papier ou l'écran. C'est que, s'il en était autrement, les nazis eussent remporté une terrible victoire.

En fin de compte, l'« écriture blanche » n'est qu'un moment dans la « littérature de la Shoah190 », et toute écriture blanche n'est pas un retentissement du génocide juif. Interrogation sur le mal, le destin et l'histoire humaine, cette thématique a néanmoins marqué le champ littéraire français. Après un texte fondateur, La mort est mon métier, de Robert Merle (1952), sont venues des œuvres autobiographiques, au premier rang desquelles on peut citer celles de Primo Levi (Si c'est un homme, 1987), Élie Wiesel (La Nuit, 1958) et Jorge Semprun (L'Écriture ou la vie, 1994). À travers un récit autobiographique, La Douleur (1985), Marguerite Duras décrit l'attente du retour de Robert Antelme (Robert L. dans le texte) dont elle ignore, en avril 1945, s'il a survécu à l'horreur des camps. Georges Perec a conçu une œuvre d'une facture originale, à la dualité inquiétante : dans W ou le Souvenir d'enfance (1975), il alterne en effet deux récits : l'un fait le tableau d'une cité régie par la loi olympique, l'autre est une autobiographie de l'enfance sous l'Occupation. Citons aussi une fiction étrangère qui, grâce à sa traduction (1983), joue un rôle essentiel dans le champ de la conscience française : Vie et destin de Vassili Grossman. En établissant un parallèle (sinon une synonymie) entre le goulag et les camps de la mort, entre le nazisme et le communisme stalinien, cette fresque romanesque a préfiguré le travail de l'historiographie contemporaine.

L'année 2006 a été marquée par la sortie des Bienveillantes de Jonathan Littell, qui a obtenu le prix Goncourt, le Grand Prix du roman de l'Académie française et un immense succès de librairie. Événement littéraire autant que débat mémoriel et historique191, dont l'intensité a été renouvelée par la publication de ce roman aux États-Unis. Comparé à La Guerre et la Paix de Tolstoï par certains historiens, ce livre a été salué pour la qualité de la reconstitution historique et la sûreté de la documentation. D'autres, comme Édouard Husson192, l'ont vigoureusement brocardé. Le roman relève-t-il donc de l'histoire plutôt que de la littérature ? N'est-ce pas l'entrée de la Shoah dans la fiction littéraire qui a posé problème, au point de former le centre du débat ? Peu de commentateurs ont noté qu'avec Les Bienveillantes, toutes les théories modernistes sur l'irreprésentable, l'indicible et la crise du langage volent en éclats. Littell s'affirme sur ce point un anti-Duras : c'est qu'il appartient à une génération récente, qui n'a pas connu la guerre.

Au-delà du débat sur les lignes de partage de la représentation littéraire, on a reconnu dans l'évocation des camps de la mort une tendance présente dans le cinéma contemporain : derrière la dénonciation de l'horreur se dessinerait la fascination pour le meurtre mécanique, l'attrait pour le morbide et la déshumanisation, et finalement, la banalisation du mal. On a reproché à la figure du SS l'accumulation de ses perversions et sa volubilité, comme si l'extermination avait été le fait d'« anormaux193 ». En d'autres termes, Les Bienveillantes contourneraient le problème du mal. D'autres critiques défendent ce roman parce qu'il pose avec acuité le rapport ambigu que la civilisation peut entretenir avec la nature humaine. C'est finalement l'auteur d'un ouvrage dont la traduction a connu un grand retentissement en France (Les Disparus, 2007), Daniel Mendelsohn, qui rétablit le mieux la dimension prioritairement littéraire du roman de Littell194. L'officier SS Aue y apparaît comme un agent typique de la mort à grande échelle, qui cherche à combiner en lui la morale et la pratique du massacre. C'est en lisant un commentaire de Blanchot sur Les Mouches de Sartre que le bourreau apprend comment le destin donne à Oreste un permis de tuer. Pour Mendelsohn, le mythe grec fournit aux Bienveillantes leur structure intime, notamment dans leur composante psychosexuelle. Mais à la suite de Sade, Lautréamont, Mirbeau et Bataille, ce roman relève également de la tradition française de la littérature transgressive.

Ailleurs est à l'œuvre une tentative de compréhension et de reconstitution du passé par un alliage très souple entre l'autobiographie et le roman. Ce sont les enfants qui tentent de retrouver leur père après sa mort, en quête de vérités morales et psychologiques. La guerre et l'Occupation fournissent un fil conducteur aux œuvres de Patrick Modiano. Troublé par cette période à la fois terrible et ambiguë, il campe dans La Ronde de nuit (1969) un personnage qui travaille à la fois pour la Gestapo et pour un réseau de résistance et qui, hésitant entre la trahison et l'héroïsme, aspire finalement au martyre. Dans une perspective générationnelle, Livret de famille (1977) aborde le souvenir de ses parents pendant l'Occupation – son père, juif et italien de naissance, et sa mère, d'origine belge, s'installent à Paris en 1942. À travers ce livre, le lecteur est invité à découvrir les différences de perception des événements selon la génération des protagonistes, mais surtout le flou des situations et des attitudes. Pour aborder le souvenir de son père, journaliste à Je suis partout, Frédéric Vitoux a choisi la forme du roman : dans L'Ami de mon père (2000), le narrateur fait la connaissance d'un agent de stars américaines qui fut très lié à son père. Ce type de personnage, que la trahison transforme en figure tragique, hante plusieurs romans de Michel Mohrt (notamment Mon royaume pour un cheval, 1949), qui interroge le fourvoiement de Christian de La Mazière, engagé dans la division Charlemagne avant de vivre la prison, l'exil et la clandestinité. On retrouve la même préoccupation lancinante chez Dominique Fernandez, fils de Ramon : l'un des meilleurs critiques de son temps à la NRF, auteur d'un Proust, d'un Molière et d'un Balzac de haute volée, l'une des principales figures intellectuelles de gauche passées à la collaboration – politique et littéraire – avec l'occupant. Des journalistes, des hommes politiques, des écrivains français célèbres ne sont-ils pas des fils de « collabos » en réaction contre eux et tourmentés par eux ? Le discours d'entrée de Dominique Fernandez à l'Académie française, le 13 décembre 2007, commence par un éloge nuancé du père. Le condottiere russophile et passionné de peinture opère un retour sur lui-même et sur un père longtemps maudit, peut-être volontairement perdu, dans un volumineux ouvrage qui constitue un hommage à la fois fidèle et critique195. Le fourvoiement, l'illusion, une espèce de folie politique pour se fuir soi-même ou se construire une identité de fort : ces questions hantent le roman Un traître (2008) de Dominique Jamet ou celui de Jean-Marie Rouart (Avant-guerre, 1983).

Si la littérature entretient un rapport profond avec la Cité où elle voit le jour, cela implique qu'elle subit immanquablement l'inflexion de la sortie de l'histoire. Les convulsions mémorielles de la littérature pourraient être l'indice et la manifestation de la syncope nationale que l'hécatombe de 1914-1918 et la honte de la défaite et de l'Occupation ont préparée. Qu'est-ce qu'être français aujourd'hui ? Quel destin pour la France dans le concert européen et mondial ? Victor Hugo, Maurice Barrès, Georges Bernanos, Albert Camus, Jean-Paul Sartre pouvaient répondre à de telles questions. Aujourd'hui, les écrivains explorent le passé de la France davantage qu'ils ne cherchent à en construire le futur.

186Jacques Perret, Bande à part, Gallimard, coll. « Folio », 1972, p. 185-186.

187Maurice Barrès, Charles Maurras, La République ou le Roi, correspondance inédite (1888-1923), Plon, 1970. Texte repris dans Guy Dupré, Dis-moi qui tu hantes, Éditions du Rocher, 2003.

188Marc Fumaroli, Chateaubriand. Poésie et Terreur, Éditions de Fallois, 2003.

189Marguerite Duras, La Vie matérielle, Gallimard, coll. « Folio », 1994, p. 99.

190Voir « La Shoah dans la littérature française », Revue d'histoire de la Shoah, n° 176, Somogy, 2003.

191Voir Jean Solchany, « Les Bienveillantes ou l'histoire à l'épreuve de la fiction », Revue d'histoire moderne et contemporaine, n° 54-3, juillet-septembre 2007, p. 159-178.

192Édouard Husson, « Les Bienveillantes, un canular déplacé », Le Figaro, 8 novembre 2006, et surtout Édouard Husson et Michel Terestchenko, Les Complaisantes. Jonathan Littell et l'écriture du mal, F.-X. de Guibert, 2007.

193Sarah Vajda, Gary & Co, Infolio, 2008, p. 64.

194Daniel Mendelsohn, « Transgression », The New York Review of Books, 26 mars 2009.

195Dominique Fernandez, Ramon, Grasset, 2008.