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Le mythe du sauveur

Chacun, en relisant la Vie de Jésus, pourra remarquer que l'humilité qui a saisi Mauriac et l'a épuisé face à de Gaulle ne l'avait guère dérangé pour traiter du fils de Dieu.

Jacques Laurent

«A lors même que vous vous sentiez sincèrement engagé au service d'une France historique, spirituelle et mythologique, “princesse de contes” ou “madone aux fresques des murs”, comme vous appelez votre aimée dans les premières lignes de vos Mémoires de guerre, vous avez fait bien plus que toute autre figure nationale du monde occidental pour rompre avec le passé. Vous avez entrepris la modernisation de la France. Vous qui avez tant de fois été accusé de vous prendre pour Jeanne d'Arc pouvez vous vanter d'avoir accompli tout seul la tâche titanesque de nous avoir débarrassé de la “France de Papa”, ainsi que vous l'appeliez vous-même196. »

Cette célébration du général de Gaulle est signée par Romain Gary, auteur de l'Ode à l'homme qui fut la France. Il témoigne de la reconnaissance d'un combattant de la France libre et d'un homme qui n'oublie pas ce qu'a signifié le mot libération en 1944-1945 pour la plupart de ses contemporains. L'aventure exceptionnelle du Général, improbable Jeanne d'Arc flanquée au milieu du terrible XX e siècle, le rôle majeur qu'il a rempli pour assurer la permanence de la France au combat et redonner une assise à l'honneur expliquent la force de cet hommage. Romain Gary a été dans une certaine mesure, et avec d'autres accents, confirmé par André Malraux dans Les chênes qu'on abat (1971). À leur suite, il faudrait citer les pages de Dominique de Roux, Gabriel Matzneff, Philippe de Saint Robert ou la prose quasi religieuse de Philippe Le Guillou dans ses cinquante-huit Stèles à de Gaulle (2000). Comme Napoléon, de Gaulle est devenu un mythe littéraire sans fin.

Le mythe du sauveur doit beaucoup aux écrivains. Aucun « sauveur » ne semble vraiment imaginable sans une contribution littéraire. L'éloge et le dithyrambe, les récits d'exploits, l'héroïsation : on peut allonger indéfiniment la liste des formules rhétoriques et poétiques à la disposition de l'écrivain que hantent les grands exemples homériques ou chevaleresques. La littérature grecque et romaine et la littérature classique française possèdent tout un domaine où des avenues triomphales sont ouvertes pour célébrer la gloire de rois, de chevaliers et de héros – sauveurs problématiques, comme l'Œdipe de Sophocle ou le Horace de Corneille. On peut dire que transformer tel personnage politique en héros correspond à une tentation permanente de l'écrivain, qui y voit peut-être une manière de résoudre la conflictualité inhérente à la politique – ou, tout du moins, de s'en donner l'illusion.

Estimant que le roi de France ne sauvait plus assez, Voltaire et Diderot adulèrent des sauveurs à l'étranger, quitte à mésestimer leur despotisme et la modération du Très-Chrétien. Après eux, le mythe s'est renforcé, parce que le XIX e siècle fut à la fois le siècle de l'histoire et celui du peuple. Napoléon en marque tout autant la naissance moderne et l'archétype fascinant, non encore dépassé. Il présente d'abord l'originalité d'avoir été considéré comme un sauveur après coup. De son vivant, il connut la gloire d'avoir contre lui les plus grands écrivains français, de Chateaubriand à Madame de Staël. Son pathétique exil et sa mort douteuse eurent pour résultat d'inverser le regard d'écrivains plus jeunes, qui ne supportaient pas l'impression de platitude suscitée par la Restauration et la monarchie parlementaire de Louis-Philippe, l'essor de l'industrie et le triomphe de l'argent. Toute une mythologie napoléonienne héroïque investit le champ littéraire, dans un siècle en manque d'épopée, étouffé par la médiocrité et la bêtise d'une bourgeoisie repue. Balzac avec son colonel Chabert, Stendhal avec Fabrice del Dongo et Lucien Leuwen, Musset avec sa Confession d'un enfant du siècle fixèrent pour plus d'un siècle le mythe Napoléon dans la conscience des Français. Avec un destin hors du commun, des conquêtes comme on n'en avait pas vu depuis Alexandre et César, une aventure brève, l'Empereur possédait a priori tous les caractères nécessaires pour constituer un mythe populaire de grande ampleur. Les écrivains l'ont compris, qui brodèrent dessus et placèrent leur succès dans le sillage d'une épopée historique fascinante.

Le bilan et le passif de l'Empire passèrent naturellement au second plan. Qui savait que les guerres napoléoniennes avaient causé la mort de 900 000 Français, autant que la Révolution ? La jeunesse, l'amusement, l'insouciance valaient mieux, en définitive, que des analyses objectives et des résultats tangibles. Stendhal voulut croire dans cette image pimpante, et c'est ce qui nous fait rire ou sourire au début de La Chartreuse de Parme. En ce XIX e siècle, l'histoire était écrite moins par des scientifiques que par des écrivains comme Lamartine, ou des historiens poètes en mal d'épopée, tels Jules Michelet et Edgar Quinet. Visionnaires, partisans, injustes et rêveurs. Victor Hugo contribua à la mythologie littéraire de Napoléon dans La Légende des siècles. Dans Les Châtiments, il sut utiliser le mythe qu'il avait déjà puissamment enrichi pour opposer au géant Napoléon « Napoléon-le-Petit », le « nain », « chacal » et « vipère ». Pour s'opposer pleinement à Napoléon, Chateaubriand eut besoin de s'affirmer comme son égal – stratégie pour le moins équivoque, et qui explique la part admirative que les Mémoires d'outre-tombe consentent à l'aventurier impérial. Il n'est pas jusqu'à Léon Bloy qui, d'une certaine façon, ne cédât à la fascination pour l'Empereur. Dans un pamphlet mystique d'un style immense, L'Âme de Napoléon, il laissa glisser dans la légende noire de sa victime la lumière de son mythe. C'est ainsi qu'il eut cette formule étonnante et pleine d'ambiguïté : « Napoléon, c'est la face de Dieu tournée vers les ténèbres. » Au début du XX e siècle, Edmond Rostand engonça le mythe du fils dans celui du père avec L'Aiglon : tandis que Napoléon avait été la victime des Anglais, le roi de Rome fut celle de l'affreux Metternich.

Grâce à la littérature, Napoléon n'est pas le général qui canonna à bout portant des royalistes excédés par les violences révolutionnaires, le continuateur de Robespierre ; il n'est pas l'empereur qui ligua l'Europe contre la France, et dont le règne exigea le sacrifice de centaines de milliers d'hommes et de chevaux. Il n'est pas le souverain dont l'abdication fut suivie d'une occupation de plusieurs années et d'indemnités écrasantes. Il n'est pas l'envahisseur et le dominateur qui enflamma les nationalismes européens, l'inspirateur du militarisme tranquille qui triompha longtemps dans l'esprit et la pratique de la république, bien qu'il ne fût pas républicain lui-même. Malgré le pamphlet de Léon Daudet (Deux idoles sanguinaires) et les réflexions de Maurras (Jeanne d'Arc, Louis XIV, Napoléon), le mythe est demeuré solidement ancré dans la mémoire française. Aidé par de célèbres peintres qui inscrivirent durablement son image dans l'esprit des Français, Napoléon l'a été tout autant, en vers et en prose, par les écrivains romantiques.

On pourra toujours rechercher dans le mythe napoléonien le décalque de la glorification de Louis XIV. Mais avant la période romantique, aucun écrivain ne s'était identifié à ce point à un « sauveur », ou n'avait construit sa biographie autour de la contemplation du grand homme. À partir du Napoléon forgé par la littérature, ces parallélismes et ces identifications sont possibles : dans les Mémoires d'outre-tombe, Chateaubriand en a marqué les bornes définitives, dans un immense portrait parallèle entre « Moi » et « Lui ».

Chaque siècle étant le fils du précédent, au XX e siècle, les écrivains se sont cherché d'autres sauveurs, des Napoléon de substitution. Lorsqu'ils n'en trouvèrent pas, ils revinrent à l'Empereur, sans dissimuler la nostalgie qu'ils éprouvaient pour ce César français. Mais dans une époque désenchantée, où la magie des grands récits se trouvait déjà perdue, le risque était celui de l'isolement et du ridicule. Certains furent piégés par les circonstances, avec l'arrivée de sauveurs qui ne sauvaient pas autant qu'on le croyait, et qui se révélèrent ensuite être des coquins ou des drôles. À la fin des années 1880, le jeune Barrès, alors socialiste, croit comme bien d'autres dans l'aventure du général Boulanger. Fatigué par l'opportunisme républicain, exaspéré par le scandale de Panama, il pense que ce général ramènera la France à une version un peu plus hautaine de la république. Son espoir est moins bonapartiste que patriotique et socialiste. Boulanger suscite une vague d'espoirs politiques, puisque, des socialistes au parti monarchiste, tout un chacun s'essaie à le récupérer. Barrès décrit cette espérance un peu folle dans La Revue indépendante et se lance peu après dans la campagne électorale boulangiste. Il fonde en Lorraine Le Courrier de l'Est (1889-1892) pour soutenir sa propre candidature à la députation à Nancy. Le 6 octobre 1889, le voici élu. En dépit d'un travail consciencieux, Barrès s'ennuie. Quant au général, il échoue lamentablement : après un vote très favorable, il n'ose pas entreprendre le coup d'État que beaucoup attendent, s'enfuit en Belgique et se donne la mort sur la tombe de sa maîtresse. L'opinion, qui a d'abord admiré ses moustaches et sa prestance de bel officier, se met ensuite à le conspuer et à l'appeler un « général de pacotille ». L'écrivain anarchiste Séverine a sur lui ce mot : « S'annonça comme César, vécut comme Catilina, et succomba comme Roméo. » Barrès n'a finalement pas rencontré le Sauveur qu'il espérait pour la France.

L'illusion boulangiste de Barrès n'a pas constitué un grand danger pour la patrie ni pour les esprits. Les sauveurs du type barrésien avaient peu de chance de réussir à l'heure de la IIIe République triomphante. Il n'en fut pas de même par la suite, lorsque, les institutions se délitant de plus en plus, les prétendants au salut collectif se multiplièrent et rivalisèrent âprement pour s'imposer, en France et à l'étranger. Romain Rolland, réfugié en Suisse pour ne pas voir le carnage franco-allemand de 1914-1918, chantre de la paix, de l'humanité et de la compassion, voulut croire dans les héros bolcheviques Lénine et Staline. Lorsque le premier mourut en 1924, le grand écrivain pacifiste dit éprouver pour cette individualité « une vive admiration. Je n'en connais pas de plus puissante dans l'Europe de ce siècle197 ».

Autour de 1940, on ne compte pas les hymnes, hommages, remerciements au maréchal Pétain. Même François Mauriac et Paul Claudel, bientôt antipétainistes, commencent par soutenir le nouveau chef de l'État. La France agenouillée et défaite par la puissante armée allemande ne sait à quel « saint » se vouer. Tout au long des années 1940-1941, Maurras et le journal L'Action française tentent de peser de tout leur poids pour influencer le nouveau pouvoir, avant d'être balayés, dès la fin de 1941, par les technocrates, puis les collaborationnistes. Initialement, selon la perspective maurrassienne, il s'agit d'assurer l'unité nationale en vue d'une reprise ultérieure du combat – qui en fin de compte viendrait sans Pétain. Ensuite, le vieux théoricien du fédéralisme attend du Maréchal des réformes décentralisatrices (qui ne viendront pas) ; il espère une réforme de l'État (qui ne se fera pas comme il l'entendait) ; en revanche, le seul chapitre où il semble avoir été écouté concerne l'antisémitisme d'État198. Les lois antisémites de 1940 et 1941 découlent en grande partie de l'influence du journal nationaliste et royaliste, qui est notable chez les fonctionnaires du Commissariat général aux questions juives. À partir de 1941, l'influence de Maurras décline : l'heure est à Drieu, Céline et aux hommes politiques que les Allemands préfèrent : Déat et Doriot. En 1942, Paris prend le pas sur Vichy. Un certain culte vis-à-vis du maréchal Pétain (qu'il ne rencontre que trois fois pendant l'Occupation), l'exaltation d'une Révolution nationale abandonnée au bout d'un an, la célébration de la terre, la défense de l'histoire de France, les articles sur l'éducation, les campagnes contre les gaullistes, les communistes et les collaborationnistes, rien ne sert plus un maréchal de plus en plus impuissant, doublé par le « clan des ya » tout à fait hostile au vieil écrivain antigermanique. L'attachement de Maurras à Pétain dépasse l'entendement maurrassien, qui se méfie a priori du culte de la personnalité : voilà le paradoxe. Non seulement Maurras demeurera fidèle à Pétain jusqu'à la fin de la guerre, mais, de sa prison, il réclamera la libération du Maréchal, en gâchant les chances de survie de l'Action française par cet indéfectible lien qu'il a scellé avec lui. Fidélité d'autant plus étrange que le maréchal Pétain s'était toujours dit républicain et légaliste.

Le besoin d'un être supérieur, atteignant aux registres les plus élevés de l'Histoire, se révèle parfois fiévreux, maniaque et, il faut l'avouer, ridicule. D'aberration en aberration, guidé par sa pente nihiliste, Drieu la Rochelle succombe au culte du grand homme à travers Mussolini, puis Jacques Doriot, et, peu avant de se donner la mort, Staline. Dans un registre comparable, Aragon n'a d'yeux doux que pour Maurice Thorez, qui le paie en retour de tant de fidélité par le biais de places, prébendes et publicité. Quant à Malraux, tour à tour mythomane et extralucide, il s'enchante des noms de Trotski, de Gaulle, Mao et Nehru ; lorsqu'il n'a pas rencontré réellement la personnalité supérieure dont il rêve, l'écrivain l'invente pour dialoguer et se mettre en scène avec elle. On peut accuser le manque de solidité psychologique, le besoin névralgique d'une figure paternelle, la fascination de la force ou de la puissance, la rêverie utopique et totalitaire, l'absorption narcissique dans le mythe personnel. En offrant des pages lyriques au sauveur ou au grand homme, l'écrivain a du moins le sentiment de se confronter à l'Histoire et de participer à son souffle : l'immortalité à laquelle il contribue le sauve lui-même des eaux du temps.

Dans le cas de Malraux et du général de Gaulle, une harmonie imprévue s'est mise en place199. Le lien impossible de Chateaubriand avec Napoléon advient dans cette rencontre presque miraculeuse entre le grand écrivain et le grand homme d'État. En 1944 encore, de Gaulle voyait en Malraux un communiste, et Malraux soupçonnait le général d'être un fasciste. Cette double méprise s'achève avec la rencontre du mois d'août 1945, dans l'appartement de Boulogne où vit la famille de l'écrivain : « Ils auraient évoqué, à bride abattue, Marx, Nietzsche, la Résistance, l'Occident, l'Empire, la Révolution, Hoche, les Brigades internationales. Coup de foudre, coup de jauge ? Les deux hommes se trouvent réciproquement à leur goût200. » Amicale autant que politique, leur relation sert à chacun d'eux. Après avoir sauvé la France de la honte de la défaite et de l'Occupation, de Gaulle va, dans un sens, sauver Malraux, en lui prouvant que le grand homme selon ses rêves existe bien, et que, comme lui, il peut insérer du lyrisme et de la grandeur au sein de la politique. Malraux n'évoquera jamais Charles de Gaulle, l'homme : il cherchera toujours en lui l'être supérieur, afin de le mettre en épopée, de renforcer la croyance symbolique qui s'attache à sa personne. De Gaulle, pour Malraux, est une incarnation de l'Histoire, une icône sacrée de la nation, une trace vivante du destin qu'il a la charge de faire connaître à travers ses discours et grâce aux innombrables rencontres qui jalonneront désormais sa vie de gaulliste. Avec le couple Malraux-de Gaulle, la politique retrouve cette aura légendaire dont les peuples ont besoin pour vivre. Les rapports que Victor Hugo entretenait avec les députés, les sénateurs et les hommes de gouvernement de la IIIe République naissante ne possédaient aucune magie. Barrès rêva toute sa vie d'un grand homme, capable de régénérer la république et d'assurer la place de la France dans le monde, et ne connut que la chute minable de Boulanger – son fils, Philippe Barrès, eut en revanche l'heur de devenir l'ami et le serviteur du général de Gaulle. Malraux, quant à lui, a bien trouvé son géant français, et il lui voue fidélité et loyauté jusqu'à sa mort, dans une relation qui fait penser aux dévouements suscités autrefois par Napoléon. À partir de 1945, et surtout à compter de la création du RPF, la muse politique française peut se réjouir : elle reçoit la grâce de la littérature à travers la présence et l'action constantes de Malraux. Quant à la muse inspiratrice des Chateaubriand, Barrès et Hugo, en quête d'une surhumanité politique, elle peut danser frénétiquement. Habité par de Gaulle, Malraux relèvera le vieil arbre dans l'essai qu'il lui consacre en 1971, Les chênes qu'on abat, en poursuivant par-delà la mort le dialogue avec la légende.

Dans le cas de Mauriac, l'émerveillement paraît davantage politique. Le goût du sauveur se nuance d'un sentiment de justice et de reconnaissance pour les services éminents que de Gaulle a rendus à la patrie. Mauriac a été parmi les premiers à suivre l'aventure du Général. Il le soutient pendant la guerre, lui conserve attachement et admiration pendant la traversée du désert, tout en soutenant la politique de Mendès France. En 1954, il assiste, fasciné, à une conférence de presse du Général. Il sent le souffle venu « du temps où la France était une grande Nation. De Gaulle, le dernier Français qui nous aura fait croire qu'elle l'était toujours201 ». Constatant la grandeur et la misère de la politique, Mauriac ajoute que « de Gaulle ne consent qu'à en épouser la grandeur ». Vient-il à lire les Mémoires du Général, l'écrivain s'extasie : « Comme César, comme Napoléon, le général de Gaulle a le style de son destin, un style accordé à l'histoire [...]. Le général de Gaulle, en voilà un qui est sûr de son éternité ! Les événements le portent, mais plus encore le récit qu'il en fait202. » Exaltation, lyrisme, reconnaissance. De Gaulle fait vibrer la voix d'un certain nombre d'écrivains. Soucieux de réconciliation nationale, Jean Paulhan n'oublie pas, dans son discours d'entrée à l'Académie française, de remercier le Général pour l'œuvre historique qu'il a accomplie. À ses yeux, de Gaulle parvient à incarner les deux tendances qui scindent la France depuis la Révolution : « Ce premier venu nous a été donné, et il s'est trouvé, pour notre bonheur immérité, qu'il avait du génie. Il a su accomplir tout ce que rêvaient de noble et de viable ces vieux partis que l'on appelait jadis la Droite et la Gauche : épris comme tous les révolutionnaires de ce que pourrait être l'homme, mais, comme tous les réactionnaires, de ce qu'il est ; non moins soucieux de l'État que de la Nation, de l'autorité que de l'indépendance203. »

Pour dire la grandeur, il faut un écrivain.

Lorsque de Gaulle meurt, en 1970, et que Pompidou annonce que « la France est veuve », il ne fait qu'emprunter une image à Musset : « La France, veuve de César204 ». Les mêmes élans dévotieux se retrouvent au moment de l'élection de François Mitterrand, en 1981. Amie de longue date du nouveau président socialiste, et sauvée par lui pendant l'Occupation, Marguerite Duras devient son principal supporter dans le monde des lettres, notamment à la télévision. Pâle imitation du couple de Gaulle-Malraux, dont le dernier acte apparaît sous la forme d'entretiens sonores publiés en 2007.

Le mythe du sauveur ne va généralement pas sans son double et rival : la légende noire. L'écrivain devient alors un ricaneur et un entrepreneur de démolitions. Dans sa pièce Le Soldat Dioclès (1961), Audiberti fait parler l'idole politique chère aux temps modernes : « J'agis pour l'humanité. Suspendue entre les astres et les insectes, l'humanité, la foule des hommes, demande à sa tête un prince, un pontife, un héros qui concilie en lui les espaces dominateurs et le minuscule fourmillement, quelqu'un d'apte à de vastes desseins systématiques, certes ! mais, en même temps, de régler les plus humbles détails205. » Plutôt que ce type un peu abstrait, qui paraît fournir un prolongement à Ubu roi d'Alfred Jarry, on retient davantage des inversions concrètes de la légende, à travers des exemples fameux : comment des écrivains vomissent ce qu'une forte partie de l'opinion vénère ou adore. On a déjà évoqué les fameuses charges des Hussards contre le général de Gaulle. Mais des auteurs d'horizons divers, selon une intensité variable, ont contribué à la légende noire d'un président qualifié de « perche », de « général de guerre civile » ou de « fasciste » : Marcel Aymé, Alfred Fabre-Luce, Jacques Perret, Alexandre Vialatte, Marguerite Duras, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Emmanuel Berl et Jean Anouilh, auteur de l'irrévérencieuse fable « La girafe et la tortue »206 :

Pour son air de bravoure et pour sa haute taille

La girafe un jour voulut être roi.

Elle n'avait pas gagné la bataille

Mais elle avait en maint endroit,

Du haut de son col dominant la mêlée,

Par des ruses bien calculées,

Donné l'impression de diriger la guerre207...

Mêmes revers de fortune pour Napoléon, terrassé par les Deux idoles sanguinaires de Léon Daudet, et plus récemment par Le Feld-Maréchal von Bonaparte, de Jean Dutourd (1996). Déconvenue semblable pour François Mitterrand, cible d'un pamphlet de Jean-Edern Hallier, L'Honneur perdu de François Mitterrand (1996).

C'est que l'écrivain aime déployer une fanfare rhétorique, lancer des lauriers et des odes pour annoncer qu'un grand homme est enfin venu régler telle ou telle situation dramatique, et que le véritable civisme consiste à le rejoindre et à le soutenir. L'homme providentiel en question, s'il est habile, a tout à gagner dans une telle confiance et une telle publicité. Le maréchal Pétain remet la francisque à Maurras en l'assurant qu'il est « le plus français des Français », de Gaulle écrit dans ses Mémoires que Malraux a affermi sa volonté et honore Mauriac de plusieurs distinctions. François Mitterrand invite à déjeuner à l'Élysée de nombreux écrivains, parmi lesquels Christine Arnothy, Michel Tournier, Marguerite Duras, Claude Mauriac et Claude Roy sont les plus assidus.

Aujourd'hui, les grandes statures d'écrivains se font rares, de même que les personnalités politiques d'envergure. Des écrivains dérisoires quêtent des hommes politiques dérisoires. De Pompidou à Sarkozy, les chefs d'État français sont constamment descendus d'un étage. Plus de sauveur à célébrer. Des journalistes jouant les écrivains publièrent des éloges de Giscard d'Estaing, qui tous se montrèrent vains ; celui-ci fut en revanche vivement blessé par le plus réussi des pamphlets de Pierre Boutang : le Précis de Foutriquet. Avant d'être qualifié rétrospectivement de vichyste et de traître à la bonne conscience, François Mitterrand fut considéré comme le sauveur de la gauche, que l'année 1981 voulut assimiler à la France. Il fut comparé au général de Gaulle, qu'il avait combattu toute sa vie, ou à Jean Jaurès, qui possédait une tête plus lyrique et moins machiavélique que la sienne. Mitterrand eut l'habileté de jouer avec ses courtisans, mais ne rencontra pas d'écrivain d'ampleur suffisante pour apporter à sa présidence la couleur salvatrice et légendaire dont elle avait besoin. Il se contenta d'Une jeunesse française 208, immolation conçue avec Pierre Péan et beaucoup de tristesse. Cependant, à chaque présidentielle ressurgit plus ou moins le mythe de l'homme providentiel, comme une mécanique fatale dans l'inconscient collectif : un écrivain peut aussi bien s'en emparer que se ruer sur l'idole pour la détruire.

196Romain Gary, « Lettre ouverte au général de Gaulle », Life Magazine, mai 1969, traduite dans Le Nouvel Observateur, 9 janvier 1997.

197Romain Rolland, Quinze ans de combat. 1919-1934, Rieder, 1935, p. 65.

198Voir Charles Maurras, La Seule France. Chronique des jours d'épreuve, Lardanchet, 1941 ; ces éléments de programme en composent la deuxième partie.

199Voir Alexandre Duval-Stalla, André Malraux, Charles de Gaulle, une histoire, deux légendes, Gallimard, 2008.

200Olivier Todd, André Malraux, une vie, op. cit., p. 379.

201François Mauriac, « Bloc-notes », 8 avril 1954, in Les Chefs-d'œuvre de François Mauriac, tome XIX, Flammarion, s.d., p. 72.

202 Ibid., 11 octobre 1954, p. 130.

203Jean Paulhan, Œuvres complètes, Cercle du livre précieux, tome V, 1970, p. 382.

204Voir Guy Dupré, « Le sceptre et la plume », in Dis-moi qui tu hantes, op. cit., p. 358.

205Jacques Audiberti, Le Soldat Dioclès, in « Pages », La Fin du monde, Actes Sud, 1989, p. 92.

206Voir François Broche, Une histoire des antigaullismes, des origines à nos jours, Bartillat, 2007, p. 470-481.

207Jean Anouilh, Fables, Gallimard, coll. « Folio », 2005, p. 111.

208Pierre Péan et François Mitterrand, Une jeunesse française (1934-1947), Fayard, 1994.