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(Toutes) petites causes,
inégales et variées

«L e moment est venu où il n'est plus permis à qui ce soit de garder le silence. Il faut qu'un cri universel appelle enfin la nouvelle France au secours de l'ancienne. Tous les genres de profanation, de dégradation et de ruine menacent à la fois le peu qui nous reste de ces admirables monuments du Moyen Âge, où s'est imprimée la vieille gloire nationale, auxquels s'attachent à la fois la mémoire des rois et la tradition du peuple209. »

Au lieu d'embrasser de grandes causes – liberté, égalité, fraternité, autorité, justice, paix, amour –, certains écrivains ont épousé des causes partielles ou particulières, qui toutes traduisent une attitude devant la société humaine, les lois ou l'État. On le voit bien, dans cet extrait de l'article fulminatoire que Victor Hugo écrivit en 1825 pour faire prendre conscience de la nécessité de préserver le patrimoine architectural du Moyen Âge.

Des causes comme celle-ci, les écrivains en ont épousé des centaines.

La mode a longtemps été à la défense des pauvres. Hugo, organiste des vastes compassions françaises, a démontré combien les pauvres avaient froid l'hiver et combien l'année les payait mal. Comme si Les Mystères de Paris d'Eugène Sue n'avaient pas suffi à faire pleurer les chaumières, Les Misérables sont venus renforcer cette sombre activité. Tous deux remportèrent un immense succès, qui les protégea de la misère, mais grâce auquel ils purent aussi continuer à vitupérer les riches. On a largement oublié la petite épopée d'Hector Malot, Sans famille. Et l'on ne connaît plus Jehan Rictus (alias Gabriel Randon) qui, quant à lui, débuta vraiment dans la misère. Après des années d'errance, de petits métiers et de bohême montmartroise, il est aidé par José Maria de Heredia et Albert Samain. Remy de Gourmont témoigne de son évolution : « Comme il est privé de toute jouissance matérielle, les grands principes le laissent froid. Le Socialiste en paletot et le Républicain en redingote lui inspirent un identique mépris et il ne conçoit guère comment les malheureux, doucement leurrés par les politiciens gras, peuvent encore écouter sans rire la honteuse promesse d'un bonheur illusoire autant que futur210. » Rictus découvre l'anarchisme, qu'il chante à travers l'Élégie de la dynamite et qu'il défend en 1891 dans le roman de propagande (inachevé) L'Imposteur – le thème en est repris dans le poème Le Revenant. Chansonnier aux Quat'z'Arts, il est surtout le poète des Soliloques du pauvre (1897), dont Mallarmé salue la langue « géniale », et qui lui valent les compliments de Léon Bloy et de Charles Maurras. Si La Chanson des gueux (1876) de Jean Richepin a conduit celui-ci à la prison Sainte-Pélagie pour outrage aux bonnes mœurs, en revanche, vingt ans plus tard, chanter les marginaux, les exclus, les pauvres est mieux admis. Le genre de la chanson constitue à lui seul une trame de la littérature anarchiste, en jetant un pont entre l'individualisme populaire, la sociabilité arrosée et la poésie – Brassens continuera Rictus et Bruant. Inversant les connotations somme toute bourgeoises généralement attachées aux pauvres, Barbey d'Aurevilly et Bloy montrèrent au contraire la nécessité métaphysique et théologique du pauvre dans la société. Loin de chercher à le faire disparaître, ils virent dans le visage du pauvre un rayon christique rappelant l'humanité à son véritable rang dans la Création. Chez Bloy, qui s'appelait lui-même « le mendiant ingrat », cette mystique s'affirme particulièrement dans Le Sang du pauvre et dans La Femme pauvre. De nos jours, les écrivains s'intéressent beaucoup moins aux pauvres, peut-être parce que ceux-ci ne peuvent pas acheter leurs livres.

La critique de l'armée et des militaires a nourri toute une fibre de la sensibilité littéraire de la France, pays où prospéra l'une des plus anciennes traditions militaires du monde. Cette opposition a particulièrement rassemblé les écrivains anarchistes, quoiqu'ils eussent toujours répugné à marcher en rang. L'étrange Mécislas Golberg (1869-1907), critique et théoricien de l'anarchisme en même temps que poète et dramaturge, malmène à la fois l'armée, l'éducation et la famille. Dans sa revue Sur le trimard (1895-1898), il milite pour un « anarchisme expérimental » qui s'appuie sur Marx et Bakounine. Sa revue, pour être antibourgeoise et anticapitaliste, est surtout conçue comme un outil critique du socialisme français, où il discute la conception socialiste du travail, rejette le collectivisme de Jules Guesde et l'humanitarisme de Jean Jaurès. Il s'en prend à l'Instruction publique : « L'asservissement des cerveaux s'appelle l'éducation. Les tripotages, les lentes infamies, les atroces cruautés de l'homme fort contre l'enfant impuissant à se défendre, s'appellent le développement des jeunes intelligences, la formation des intègres citoyens et des bonnes mères de famille211. » Octave Mirbeau, auteur du célèbre Jardin des supplices, le rejoint sur ce terrain, bien que sa haine la plus profonde soit celle qu'il éprouve à l'égard de l'éducation religieuse. Pour lui, la famille, noyau de la société « bourgeoise », ne sert qu'à fabriquer « des déclassés, des révoltés, des malheureux ». Il voit dans les politiciens un « tas grouillant d'êtres malpropres et malhonnêtes, sans courage, sans dignité, sans conscience, sans patrie, qui trafiquent de leur mandat, vendent leurs convictions au ministre le plus offrant212 ». Sa critique s'adresse au principe même de l'État, qui « prend à l'homme son argent, misérablement gagné dans ce bagne : le travail ; il lui filoute sa liberté, à toute minute entravée par les lois213 ».

L'ironie antimilitariste rassemble des auteurs aux marges de l'anarchisme, comme Léon Vanier, auteur de Patara et Bredindin (1884). Dans Sous-Offs (1889), Lucien Descaves entreprend une cinglante critique du militarisme, ce qui lui vaut d'être poursuivi en justice pour outrage aux bonnes mœurs – il sera acquitté. Plus tard, dans Philémon, vieux de la vieille (1913), il fera parler les proscrits de la Commune. Question d'honneur, sans doute, pour une famille politique qui n'apprécie pas beaucoup l'appropriation socialiste de cette révolte. Biribi (1890), de Georges Darien, poursuit cette veine antimilitariste en peignant les bataillons disciplinaires d'Afrique du Nord qu'il connut lui-même pendant trois ans, pour punir son indiscipline d'appelé. Un roman passé inaperçu. Dans ce même filon irrévérencieux, on est aussi tenté de retenir Les Gaîtés de l'escadron (« revue militaire en trois actes et neuf tableaux », créée le 18 février 1895) de Georges Courteline, bien que celui-ci soit un satiriste plus qu'un anarchiste. Parmi tous ces coups de canon contre l'armée, l'œuvre la mieux écrite et la plus poétique (dans la syntaxe du symbolisme) est celle d'Alfred Jarry, Les Jours et les Nuits. Roman d'un déserteur (1897), publié en pleine affaire Dreyfus. Sengle, antihéros de l'histoire, est incorporé pour effectuer son service militaire (comme Jarry trois ans plus tôt), mais il s'évade de la caserne, de lui-même et du monde grâce à un puissant remède : le rêve.

C'est surtout Remy de Gourmont qui, étant donné son importance comme théoricien et critique littéraire, va créer l'événement en publiant en 1891 son article « Le joujou patriotisme ». Plus mesuré et profond que Mirbeau, Gourmont dénonce les oppositions factices que le patriotisme revanchard produit entre la France et l'Allemagne. La critique littéraire ou musicale n'affirme-t-elle pas souvent que l'art français serait en soi supérieur à l'art germanique ? « On ne peut, il est vrai, nous dénier une littérature et un art supérieurs à la littérature et à l'art allemands, concède Gourmont ; mais cet art même et cette littérature, demeurés tout cénaculaires, sont inconnus à nos derviches hurleurs, et de ceux d'entre eux qui les soupçonnent, méprisés : ce qu'on en montre dans les journaux et dans les expositions devrait, au contraire, nous engager vers une certaine modestie. Quelle fierté les patriotes ont-ils jamais tirée des œuvres de, par exemple, Villiers de L'Isle-Adam ? Soupçonnaient-ils son existence, alors que le roi de Bavière l'accueillait et l'aimait ? Ont-ils subventionné Laforgue, qui ne trouva qu'à Berlin la nourriture nécessaire à la fabrication de ses chefs-d'œuvre d'ironie tendre214 ? » Ces ironies valent à Gourmont d'être obligé de démissionner de son poste à la Bibliothèque nationale. Avant même que n'éclate la guerre, Romain Rolland inscrit son idéal pacifiste dans son roman Jean-Christophe (1904-1912). Tout l'itinéraire du personnage principal, un jeune compositeur allemand, met en cause les notions de patrie, de sang, de sol et d'héritage. Mais c'est surtout pendant la Grande Guerre que l'indignation de l'écrivain se déchaîne. Le rejet du bellicisme passe par celui de la démocratie armée : « L'État sorti de la Révolution française et propagé en Europe par les canons de Napoléon, avec son dogme la patrie, et son matériel humain : la nation, est proprement devenu Dieu. » La haine absolue de la guerre hante le Journal littéraire de Paul Léautaud. La satire de l'armée et de l'esprit militaire se retrouve plus tard chez des chanteurs à textes comme Léo Ferré, Serge Gainsbourg et Georges Brassens. Mais la disparition du service militaire a porté un rude coup à cette école.

En face, on serait tenté d'évoquer tous les écrivains qui célébrèrent la gloire de l'armée, qui en soutinrent l'effort au cours des guerres, ceux qui en chantèrent les douleurs ou qui en exaltèrent les traditions, les habitudes et les mérites : on citerait alors les écrivains patriotes (Charles Maurras, Maurice Barrès), les écrivains de l'exotisme et les explorateurs (Pierre Loti, Ernest Psichari et Charles de Foucauld), les écrivains sortis de l'armée (à commencer par Blaise Cendrars), les biographes (André Maurois avec son Lyautey), les mémorialistes (Guillain de Bénouville, avec son admirable Sacrifice du matin, 1946, de Gaulle avec ses Mémoires de guerre). Il faudrait encore évoquer les soldats amers de Nimier, les romans de Jacques Perret (Les Biffins de Gonesse, Bande à part, Le Caporal épinglé...), Le Grand Coucher de Guy Dupré, La Confession négative de Millet...

Parmi les causes particulières, l'homosexualité a régulièrement inspiré la littérature française, avec des nuances diverses. Les symbolistes et les décadents s'en prennent non seulement au préjugé bourgeois et à l'hostilité catholique, mais aussi au puritanisme socialiste, dont Zola est un doctrinaire : « Un inverti est un désorganisateur de la famille, de la nation, de l'humanité, écrit le romancier social ; l'homme et la femme ne sont certainement ici-bas que pour faire des enfants, et ils tuent la vie, le jour où ils ne font plus ce qu'ils font pour le faire215. » Antisocial, le symbolisme est anti-zolien. Rachilde attaque l'ordre établi en focalisant ses romans sur les ambiguïtés, les déviations et les perversions sexuelles. Elle se fait connaître par le scandale de Monsieur Vénus (1884), où la masculine Raoule de Vénérande entretient un fleuriste au charme équivoque. Le parquet de Paris accuse l'auteur d'inventer « un vice nouveau ». Encouragée par cette procédure, l'écrivain anarchiste poursuit son aventure avec Nono, La Marquise de Sade, À mort, La Virginité de Diane, Madame Adonis et L'Animale qui, comme Monsieur Vénus, lui attire les foudres de l'opinion. Succès de scandale. Les Hors Nature (1897) évoquent, dans une juxtaposition peu fine, l'homosexualité et l'inceste. Rachilde y reviendra encore en 1928, avec ses souvenirs sur Alfred Jarry ou le Surmâle de lettres, première monographie consacrée à l'auteur d'Ubu roi. Rachilde ne craint rien, mais prend ses précautions. On la voit solliciter de la préfecture de police une autorisation pour s'habiller en homme ; sur sa carte de visite, elle fait imprimer : « Rachilde, homme de lettres ». Depuis la création du Mercure de France (1889), avec son mari Alfred Vallette, « Mademoiselle Salamandre » – comme l'appelle Jean Lorrain – reçoit le mardi dans les locaux de cette revue, rue de l'Échaudé, puis rue de Condé. Un désordre établi.

Pour les écrivains anarchistes, la « libération sexuelle » forme une condition de l'émancipation intégrale de l'individu. On le vérifie encore dans les Lettres à Alexis de Mécislas Golberg. Certes, l'homosexualité ne constitue pas un thème spécifique à l'anarchie littéraire, mais l'anarchie littéraire s'en empare parce qu'elle y trouve un moyen d'emmerder le bourgeois et d'agacer les lois : c'est dans ce contexte symboliste, très élitiste, que navigue le jeune André Gide. À la fin du XIX e siècle, faut-il le rappeler, l'homosexualité est considérée comme un crime, une maladie et une grave perversion. Dans Les Jours et les Nuits, Jarry ne fait apparaître l'homosexualité que sous le terme d'adelphisme, sans volonté de scandale ; à l'inverse, son Surmâle est farouchement hétérosexuel.

Ces écrivains fin de siècle ont été somme toute des précurseurs ou des avant-gardistes à propos d'une question qui ne déchaîne pas les passions françaises. C'est en France qu'Oscar Wilde fuit les prisons victoriennes. C'est un homme d'ordre et de tradition, Charles Maurras, qui, dans son Romantisme féminin, consacre à Renée Vivien les pages les plus perspicaces, tendres et ironiques que l'on ait écrites sur cette muse saphique, amie de Natalie Barney. Après Rachilde et Jarry, Gide (Corydon, Paludes), Proust (principalement dans Sodome et Gomorrhe), Cocteau (Le Livre blanc) ont apporté à l'uranisme ses lettres de noblesse, sans pour autant passer pour de dangereux militants ni que leurs œuvres respectives comportent de revendications sociales ou juridiques très précises. Leur tâche est peut-être, en tout premier lieu, de rendre compte d'une sensibilité, d'un type d'éros, d'une forme de psychologie et d'un drame humain dont il convient de reconnaître l'existence. On pourra trouver chez Gide un art d'écrire et une stratégie, chez Proust de la causticité et de la provocation, chez Cocteau des fantasmes et des icônes. Dans un pays où l'homosexualité est généralement admise ou tolérée, les écrivains peuvent difficilement en faire un enjeu politique ou social. Maritain gronde Cocteau plutôt qu'il ne lui élève un bûcher. Dans un tel contexte, il faudra à Jean Genet une grande intelligence perverse pour placer l'uranisme parmi ses idoles antisociales, en l'associant au crime, à la prison, à la déchéance – à cause de la portée autodestructrice de cet idéal négatif, Angelo Rinaldi traitera Genet de « Notre-Dame-des-Salauds ».

Les œuvres de Jean Cocteau, Marcel Jouhandeau, Marguerite Yourcenar, René de Ceccatty disent autre chose que l'ordure et l'avilissement – que l'amour homosexuel est bien humain, qu'il rejoint l'universalité des sentiments, et que la littérature peut témoigner des profondeurs de sa psyché et de l'esthétisme qu'il appelle souvent. Encouragé à ses débuts par Colette pour Mon village à l'heure allemande (1945), Jean-Louis Bory aborde son homosexualité dans La Peau des zèbres (1969), Tous nés d'une femme (1976), et surtout dans Ma moitié d'orange (1973), qui rencontre un éclatant succès. Bien qu'il se soit associé au militantisme homosexuel d'extrême gauche, Bory rejette l'arrogance tout comme la honte, comme il le montre en 1975 dans l'émission « Les dossiers de l'écran », par une déclaration d'allure aristotélicienne : « Je n'avoue pas que je suis homosexuel, parce que je n'en ai pas honte. Je ne proclame pas que je suis homosexuel, parce que je n'en suis pas fier. Je dis que je suis homosexuel, parce que cela est. » Le saphisme de Marguerite Yourcenar apparaît dans son œuvre et dans sa correspondance. Il s'affirme subtilement à travers l'éros masculin qui lie Adrien à Antinoüs, dans les Mémoires d'Hadrien, et dans le dialogue souterrain qu'elle entreprend avec Mishima. Au fond, c'est cette image paisible des amours masculines ou féminines que porte essentiellement la littérature française. Quant à la vie privée des écrivains, convoitises immodérées, pédophilie de Gide, habitudes de Montherlant, ce sont là sujets peu littéraires, encore moins politiques...

À la fin du XX e siècle, on peut dire que la tâche des écrivains qui abordent l'homosexualité s'est transformée. Il s'agit surtout de la faire sortir des clichés sociaux que son américanisation a entraînés depuis les années 1970, et de rendre compte de nouveaux phénomènes. En opposition à la « culture » gay du Marais, la Gaieté parisienne (1996) de Benoît Duteurtre rappelle que l'on peut être homosexuel et libre – c'est-à-dire indépendant du communautarisme ; homosexuel et en même temps intelligent et raffiné ; et surtout, en communion avec l'humanité. Les récits de René de Ceccatty (L'Accompagnement, Aimer), le roman Les Corps célestes de Nicolas Bréhal (1993), se placent dans la tradition du roman psychologique français, dans des styles différents. Le roman autobiographique d'Hervé Guibert, À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie (1990), a sensibilisé le public au drame du sida. Ces écrivains apportent un témoignage qui va plus profond qu'aucun discours militant, et qui échappe à la controverse des revendications. Ils contribuent à une certaine reconnaissance de l'homosexualité, sans honte ni arrogance. Il arrive néanmoins que des écrivains prennent des positions plus militantes, en se plaçant sur le plan juridique et politique : en 1996, Maurice Blanchot signe « l'appel des 234 », pétition en faveur de la reconnaissance légale du couple homosexuel216.

Le féminisme a également une longue histoire littéraire, où l'on peut retrouver les aimables provocations de Colette, ou celles, plus tranchées, de Simone de Beauvoir. L'auteur du Deuxième Sexe est considérée comme l'héroïne de la seconde vague du féminisme, en défendant notamment le droit à l'avortement, la contraception, et en incriminant tous les éléments culturels, religieux ou politiques par lesquels l'homme imposait aux femmes sa domination ou son oppression. Cet ouvrage, publié en 1949, eut un retentissement mondial. En déniant l'existence de la féminité, mythe forgé de toutes pièces par les mâles, Le Deuxième Sexe aurait pu se révéler fatal à d'honorables traditions de pays amis. Heureusement, il n'a pu venir à bout de l'activité artistique des geishas, que deux cents femmes maintiennent héroïquement à Kyoto.

Comme toujours, c'est La Fontaine qui a le mieux compris quel était le sujet le plus politique pour les écrivains : les animaux217. En plaçant parmi les revendications partielles un sujet si total, nous nous sommes probablement trompé de chapitre. Avec l'animal, il faut bien admettre que l'homme retrouve sa place dans la Création ; il se définit par rapport au mal, il réfléchit sur sa langue, son âme, sa relation à autrui, trouve et récite des morales, raconte des fables, en remontre aux rois, etc. En quelques apologues animaliers, La Fontaine parvient à mettre Descartes KO.

Pour un individu né après 1789, l'affaire consiste à savoir si l'animal est un thème progressiste ou réactionnaire. Récemment, un expert du Cotentin a démontré que le lapin était de gauche, et que c'était le lièvre qu'il convenait de classer à droite218. Un tel byzantinisme vérifie une fois encore l'arrogance dont l'homme fait preuve à l'égard de l'espèce animale, en la classant dans des catégories qu'elle ignore. Néanmoins, il faut admettre que plusieurs écrivains ont défié l'inégalité qui sépare l'ordre des animaux et celui des hommes en pariant que les uns et les autres avaient une âme. Ouaf ! Léon Bloy est certainement le premier écrivain moderne (antimoderne, devrais-je écrire) à avoir affirmé la dignité de l'animal. Une telle réhabilitation parmi les créatures n'a pas trouvé ses sources dans la spiritualité franciscaine, ni dans la philosophie de Nietzsche, dont les métaphores animales suffiraient à transfigurer le monde. Elle procède de la lecture de la Bible (le Lévitique) et d'un regard apocalyptique sur l'espèce humaine. Déjà, dans Quatre ans de captivité à Cochons-sur-Marne, l'écrivain commence le portrait de ses voisins et concitoyens par une demande de pardon aux cochons, qui vont endurer l'injustice d'être comparés à leurs bourreaux humains. Dans Léon Bloy devant les cochons, le Pèlerin de l'Absolu utilise le cochon comme étalon de la dignité des journalistes. Dans ce calcul simple, on l'a deviné, c'est le cochon qui l'emporte. Ailleurs, il interroge les droits de l'homme moderne à partir de l'expression : « Je ne veux pas mourir comme un chien. » Et il note : « Il est permis de se demander, et même de demander aux autres, pourquoi un homme qui a vécu comme un cochon a le désir de ne pas mourir comme un chien219. » Cruelle énigme, aussi cruciale que la théologie de la justification. De la même façon, Bloy prend au mot le cliché « Être à cheval sur les principes » pour en venir à l'édifiante conclusion : « Les principes que monte le Bourgeois sont d'inégalables, d'indépassables coursiers de la mort et il les loge dans l'écurie de son cœur220. » Voilà qui emplafonne tous les lieux communs hippiques.

Héritier de Léon Bloy sur ce point, Paul Claudel poursuit la théologie catholique de l'animalité pour interroger la place que l'homme croit devoir jouer dans la Création : « Maintenant, une vache est un laboratoire vivant. [...] Le cochon est un produit sélectionné qui fournit une quantité de lard conforme au standard. La poule errante et aventureuse est incarcérée. Sont-ce encore des animaux, des créatures de Dieu, des frères et sœurs de l'homme, des signifiants de la sagesse divine, que l'on doit traiter avec respect ? Qu'a-t-on fait de ces pauvres serviteurs221 ? » Claudel ne se sert pas moins d'un lourd jeu de mots pour qualifier l'évêque Cauchon qui jugea Jeanne d'Arc : « Porcus » chante son hymne à soi-même dans Jeanne au bûcher, l'oratorio écrit avec Arthur Honegger (1937).

Cette concession à l'imagerie populaire nous chagrine moins que la place tenue par les animaux dans le Journal littéraire de Paul Léautaud. Ce dernier se transforme en maman ermite et nounou pour les animaux perdus. La santé de Pierre Louÿs vient-elle à décliner, l'auteur du Petit Ami s'enquiert de ses chats auprès d'un ami commun. Ses mille et une anecdotes plaintives ou tendres seraient d'une autre saveur si elles n'exprimaient pas une misanthropie vraiment anarchiste : son amour des animaux n'en finit pas de vérifier sa défiance et son dégoût de l'humanité, sa méfiance solennelle envers toute res publica. Face à une telle zoophilie, il n'est point de Contrat social qui tienne. L'animal devient le centre de l'univers, et l'homme peut crever à sa périphérie, dans une introuvable SPH.

Le plus grand écrivain animalier – et l'un des plus grands prosateurs de son siècle – fut Colette. Par elle, la cause partielle, l'animal, retrouve le problème universel de la Cité. Qui mieux que la fille de « Sido » peut évoquer les chats et les chiens ? Ses récits autobiographiques, remplis de poésie et de douces célébrations du monde, mêlent si bien les animaux de compagnie aux enfants et aux adultes que ceux-ci finissent par y adopter des postures de chats ou de chiens. Parler des animaux, nous dira-t-on, est-ce bien parler de la politique ? On devrait méditer l'exemple d'un de nos plus grands hommes d'État, le cardinal de Richelieu, qui possédait et soignait des chats. Animal de compagnie, de bonne compagnie devrait-on dire... Colette l'a bien compris. Les animaux dont elle parle valent un traité d'éducation du souverain ; en dépit des revers du destin, ils comprennent l'alliance secrète entre la bonté et la justice qu'ignorent tous ensemble les États corrompus, les tyrannies et les pays déclinants. Que serait la maison et son jardin, comment parleraient Sido et « la petite », sans ces présences amies ? Que serait la famille de Claudine sans les histoires qui arrivent à Bellaude et à la Toutouque ? Sans Colette, le citoyen moderne risque de s'endormir à propos de la centralité de l'homme dans l'univers : cette place est tellement convenue que ce maître se fait promener de plus en plus facilement en laisse. Il se pourrait bien au contraire que l'aventure de l'animal domestique fournisse de meilleures leçons que ne le font l'épopée napoléonienne ou les exploits racontés par Plutarque dans les Vies des hommes illustres. Des récits de Colette, l'on pourrait tirer un traité politique qui serait aussi un traité d'anthropologie et une théorie de la politesse ; il aurait quelque chose d'Aristote et de saint François d'Assise, de Léon Tolstoï et de Francis Jammes, défendrait la paix et l'amour entre les êtres à partir de la contemplation des truffes, des museaux et des yeux qui vous observent. Quel plus beau programme politique que celui auquel invite l'humain spectacle de l'animal familier ?

Les petites causes honorent grandement la littérature. Elles invitent aussi les écrivains à s'engager sur mesure. Plutôt que s'encarter, et souffrir des programmes aussi gigantesques qu'impossibles, ils préfèrent signer des manifestes, prêter leur nom à des comités d'honneur ou de soutien – des appartenances ponctuelles. En 1919, il s'agissait du Manifeste pour un parti de l'Intelligence, à l'initiative d'Henri Massis et de Jacques Maritain : manière de se dire maurrassien sans entrer à l'Action française. En 1960, il s'agit du Manifeste des 121, qui réclame le droit pour les appelés du contingent à ne pas faire la guerre d'Algérie. Parmi les signataires : Claude Roy, Marguerite Duras, Maurice Blanchot, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Jean-Louis Bory, Nathalie Sarraute, André Pieyre de Mandiargues, Alain Robbe-Grillet... Aujourd'hui les causes humanitaires appellent de plus en plus souvent des écrivains à une forme d'engagement plus ténue et moins risquée que l'adhésion à un parti. Des dizaines de manifestes sont lancés chaque année dans les journaux, où l'écrivain joue son autorité symbolique. Pour ou contre la guerre au Kosovo ou en Irak. Pour ou contre l'État palestinien. Pour ou contre l'enseignement du grec et du latin, la chasse aux perdrix, le nez de Cléopâtre, etc. En 2007, des écrivains signent un manifeste « Pour une littérature-monde en français » : Tahar Ben Jelloun, Nancy Huston, J.M.G. Le Clézio, Érik Orsenna, André Velter. En 2009, Patrick Chamoiseau et Édouard Glissant signent un « Manifeste pour les produits de haute nécessité » dans les Antilles.

D'autres préfèrent les combats isolés, à l'écart des partis et des mouvements constitués, quand même ils leur ont naguère appartenu. Ancienne activiste d'extrême gauche et auteur quasi millionnaire de romans policiers, Fred Vargas poursuit un combat acharné en faveur de Cesare Battisti : ce membre des PAC, que la justice italienne a déclaré responsable d'au moins quatre morts, vit au Brésil comme réfugié politique. Contestant la régularité du procès, la romancière finance les avocats du terroriste, et depuis 2004 prend sa défense dans la presse.

La politique devient sectorielle, éclatée en circonstances plus ou moins pressantes. Les écrivains ne sont plus encartés, mais ils hantent les médias. La mort du parti devient un instrument d'ascension sociale et une condition pour s'élever. Des réseaux, des coteries offrent moins de lisibilité vis-à-vis de l'extérieur, et donc davantage de sécurité. Parce que les partis font peur, ou qu'ils ne les convainquent pas, les écrivains leur préfèrent les groupuscules et les franc-maçonneries, la fréquentation des revues, à moins de délibérer des choses de l'État au fond d'un bar, le verre en main. Qu'auraient-ils à gagner dans un parti, l'époque n'étant plus aux utopies mobilisatrices, aux rêves des lendemains meilleurs ? L'histoire politique ayant fait son œuvre, elle enseigne aux écrivains d'aujourd'hui le danger de certaines inféodations. Comme leurs concitoyens, ils sont atteints par la dépolitisation : dégoût envers le monde politique, scepticisme philosophique, prudence carriériste, méfiance envers la récupération, peur d'être attaqué, volonté de conserver une entière liberté... Parce qu'elles paraissent plus modestes, mieux vaut se retrancher sur des causes partielles, qui invitent d'ailleurs à un certain pragmatisme en détournant des grandes théories unitaires.

De fait, si l'on met de côté la question qui taraude tout Français digne de ce nom – suis-je de droite ou de gauche ? –, d'autres questions tout aussi impératives se présentent à l'esprit des écrivains, qui témoignent du maillage très complexe de la réalité politique. Les petites causes sont innombrables, et éclairent toujours un aspect de la vie sociale et politique au sens le plus large : l'écologisme de Marguerite Yourcenar, les banlieues selon René Fallet, les chemins de fer vus par Henri Vincenot, le sport médité par Antoine Blondin, Kléber Haedens et Denis Tillinac, l'affaire Dominici analysée par Jean Giono, la place de l'Amérique dans les cœurs parisiens examinée par Yves Berger et Philippe Labro, le devenir de l'Auvergne dans le monde, selon les enquêtes inlassables d'Alexandre Vialatte... Grâce à ces petites causes, certains écrivains parviennent à se parler, à défaut de se mettre d'accord sur les grandes.

Small is beautiful, remarquait un savant économiste. Mais ce thème est éminemment politique.

209Victor Hugo, « Guerre aux démolisseurs », in Notre-Dame de Paris, « Dossier », Flammarion, coll. « GF », 2009, p. 694.

210Remy de Gourmont, Le Livre des masques, Mercure de France, tome 2, 1898, p. 211.

211Mécislas Golberg, « Idéalisme social », Le Mercure de France, décembre 1895.

212Octave Mirbeau, « Lettres de Versailles I », Le Gaulois, 6 août 1884.

213Octave Mirbeau, préface à Jean Grave, La Société mourante et l'Anarchie (1893), in Octave Mirbeau, Combats politiques, Séguier, 1990, p. 129.

214Remy de Gourmont, « Le joujou patriotisme », Le Mercure de France, avril 1891.

215Émile Zola, lettre-préface à Docteur G. Laupts, Tares et poisons. Perversion et perversité sexuelles, G. Carré, 1896.

216« Pour une reconnaissance légale du couple homosexuel », Le Nouvel Observateur, 9 mai 1996.

217Voir Pierre Boutang, La Fontaine politique, Albin Michel, 1981.

218Jean Desfontaines, « Le lapin est-il de droite ? », Les Épées, n° 26, 2008.

219Léon Bloy, Exégèse des lieux communs, Gallimard, 1968, p. 228.

220 Ibid., p. 79.

221Paul Claudel, Le Bestiaire spirituel, Mermod, 1949, p. 127-128.