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Tours d'ivoire

Je ne suis rien politiquement. Je n'ai aucune sympathie pour les pouvoirs politiques. Je n'ai jamais voté.

Richard Millet

C ette fois, c'en est trop. La politique, cette vieille ménagère, ne fait qu'encrasser tout ce qu'elle touche. Au lieu de se soumettre à l'impératif de la Cité, comme le propose Platon, ou de voir dans la politique la plus grande des charités après les Évangiles, comme l'affirme Pie XII, mieux vaut remettre cent fois son ouvrage sur le métier, comme le conseille le bon Boileau. La politique, que voilà une sale chose, une horrible bête. Gardons intacte notre pureté, et tranchons en faveur du seul critère esthétique ou poétique.

L'histoire poursuit à perpétuité le combat entre ceux qui affirment le devoir de l'engagement ou la responsabilité de l'écrivain et ceux qui en récusent le pouvoir spirituel, la magistrature ou qui critiquent l'implication des œuvres et des auteurs dans la société. L'écrivain tour d'ivoire reste malgré tout un mythe, puisque la neutralité absolue n'existe pas. On conviendra avec Philippe Hamon247 que tout texte présente une dimension idéologique minimale ; ou bien, si l'on est soucieux de l'inscription sociale des œuvres, on dira avec Albert Thibaudet que « l'histoire de la littérature ne consiste pas seulement dans l'histoire des formes, mais dans l'histoire des idées formulées et agissantes248 ». Ce qui existe néanmoins, c'est la volonté de se retirer du champ de la politique, le désir de fuite, l'instinct du retrait, des attitudes prudentes qui peuvent aller jusqu'au mutisme. Sans doute, un écrivain ne parvient jamais à ressembler parfaitement à une tour d'ivoire, mais il peut y aspirer. Il garde pour lui ses idées et ses commentaires sur le présent, dans une démarche délibérée et loyale. Cette fameuse tour correspond sans doute à l'attitude la plus controversée et la plus régulièrement attaquée.

Et en effet, est-il moral pour l'écrivain de s'abstraire de la Cité ? En 1944, Simone Weil remettait en cause en même temps les tours d'ivoire, les sceptiques et les dilettantes. La littérature se soustrait-elle aux catégories du bien et du mal, contrairement aux autres activités humaines ? Les critères esthétiques sont-ils les seuls à devoir s'appliquer à la littérature249 ? Ne faut-il pas penser, comme Michel Foucault, que la responsabilité serait intrinsèquement liée à l'émergence de la figure de l'écrivain moderne250 ? Comme on va le constater, les « tours d'ivoire » répondent très diversement à ces injonctions ou à ces réclamations venues de la philosophie et de la politique, en fonction des circonstances et de l'environnement littéraire et intellectuel au sein duquel elles ont à prendre place.

Prenons le cas de l'école parnassienne : une tour superbe, et impeccablement sculptée. Dégoûtés ou déçus par les expériences sociales et politiques du romantisme, des poètes se sont rangés derrière Théophile Gautier, l'apôtre de « l'art pour l'art ». En 1835, celui-ci publie l'un des plus grands manifestes littéraires, la préface à Mademoiselle de Maupin. Dans ce chef-d'œuvre de théorie et de polémique, l'écrivain réclame la beauté comme seul et unique destin de l'artiste véritable. « Il n'y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c'est l'expression de quelque besoin, et ceux de l'homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature. – L'endroit le plus utile d'une maison, ce sont les latrines251. » Avec ce manifeste, antérieur à 1848, un divorce historique se met en place entre les partisans de l'art pour l'art et les écrivains humanitaristes et socialistes. On ne peut pas se réclamer également de Théophile Gautier et de Victor Hugo. Entre Émaux et camées et La Légende des siècles, il faut choisir son camp.

Vis-à-vis du romantisme et des injonctions optimistes léguées par le siècle des Lumières, les parnassiens optent pour la dissidence, la rupture et la réserve, et ce discours va exercer une influence tout au long du XIX e siècle. Trop de romantiques ne se sont-ils pas laissé flouer par les éternels professionnels et profiteurs de la politique ? Lamartine, Hugo, Vigny... Qu'importent leur sincérité, leurs idées généreuses, leur bonne volonté pour améliorer le sort du peuple, puisque le destin se dessine sans eux ou malgré eux. Témoin de la catastrophe, Alphonse de Lamartine : le père du romantisme français en poésie se révélerait aussi le père du désenchantement. Modèle pour plusieurs générations de rimeurs depuis les Méditations poétiques (1820), il s'est laissé séduire par les accents utopistes des années 1840, pour se jeter dans la mêlée politique. Défait par un aventurier plus rusé, au nom redoutable, Louis-Napoléon Bonaparte, le poète assista à la fin de la république qu'il avait rêvée et mourut dans l'obscurité. Témoin aussi, Baudelaire, pourfendeur des utopies d'Étienne Cabet et du socialisme de Victor Hugo. Désignant Joseph de Maistre et Edgar Poe comme ses deux maîtres en politique, il en retient surtout la dénonciation de la démocratie et des valeurs humanistes du monde moderne, plutôt qu'une adhésion positive à une quelconque formule politique. Réactionnaire et antimoderne, Baudelaire n'adhère qu'à une monarchie idéale et autoritaire : en attendant, il se déclare apolitique. On observe un retrait comparable chez Gustave Flaubert, dont la correspondance vomit régulièrement la bêtise démocratique et bourgeoise, quoiqu'il n'envisage pas le régime politique avec lequel alterner : le pessimisme sur l'homme emporte la volonté politique. Sans appartenir au mouvement parnassien, Jean Richepin se défend de vouloir changer le monde. Dans sa préface à La Chanson des gueux (1876), il écrit qu'il ne veut « rien attaquer, rien détruire, rien changer, rien prouver, rien persuader même. Il se contente de regarder la vie, de l'exprimer au mieux, d'exciter le rêve, de charmer l'imagination, de toucher le cœur, et il n'a pas d'autre but à sa poésie que la poésie252 ».

Enfant des fées et favori des muses provençales, Frédéric Mistral a fini par gravir les marches de la tour d'ivoire, comme un grand prêtre de la Provence perdue. Un temps emporté par les mouvements d'enthousiasme politique de sa génération (1848), il épouse ensuite une conception pessimiste de la politique (Lou Roucas de Sisifo – « Le rocher de Sisyphe » –, 1871). Si profonde est sa méfiance de la politique, si grande est sa volonté d'incarner la Provence par-delà les clivages franco-français que Mistral laisse à d'autres le soin de défendre sa seule idée politique durable : le fédéralisme253. Pour le reste, le poète se tait. Bien qu'il compte parmi les plus grandes gloires poétiques de la France du XIX e siècle, bien que sa popularité ait redoublé quand Gounod a adapté Mireille pour l'opéra, et bien que toute son œuvre soit écrite en provençal – sa langue maternelle, celle de sa famille et de ses aïeux –, Mistral passe à travers son époque dans une attitude olympienne, en se défiant de mille sollicitations et pièges tendus par ses amis félibres de tous bords. Tout juste se contente-t-il d'affirmer sa fidélité à sa plus grande patrie, la France, lorsque celle-ci combat la Prusse en 1870 ; même son soutien à la Ligue de la patrie française ne constitue pour lui qu'un moyen de confirmer sa loyauté nationale, bien plus qu'une position partisane dirigée contre Dreyfus : le poète n'a-t-il pas été soupçonné de déloyauté envers la France, en laissant imprimer une note trop farouchement autonomiste dans son deuxième poème épique, Calendau, en 1867 ? En 1899, Mistral donne une caution de patriotisme. Enthousiaste du Maurras félibre, qu'il a influencé et formé sur le plan provençal et en qui il a vu son continuateur en matière de fédéralisme, Mistral se montre plus prudent vis-à-vis de l'Action française tout comme à l'égard des croyances républicaines, héritières du centralisme révolutionnaire. Catholique fervent, vraisemblablement monarchiste de cœur, Mistral aspire à demeurer à l'abri du vent. Sa tour d'ivoire, qu'il vaut mieux appeler un château provençal, sorte de palais intérieur et sacré, c'est la langue provençale, avec ses trésors infiniment délectables. Comme elle était habillée en paysanne, l'art de Mistral l'a transformée en princesse grâce à de magnifiques poèmes : Mirèio, Calendau, Lou Pouèmo dóu Rose (« Le Poème du Rhône »), etc. Il la célèbre dans un chef-d'œuvre d'érudition linguistique, qui se double d'une vaste encyclopédie, Le Trésor du Félibrige, pour lequel il reçoit le premier prix Nobel de littérature, en 1904. En quête d'une position qui se veut au-dessus des bourrasques et des tempêtes de la politique, trop lucide sur « l'uiau di revoulucioun 254 » (« l'éclair des révolutions »), Mistral éprouve de plus en plus l'amertume et la nostalgie. À mesure que les temps nouveaux repoussent la culture provençale vers le passé, il doit en préparer la conservation plus ou moins artificielle par le Museon Arlaten (Musée arlésien), Le Trésor du Félibrige et, avant tout, par le truchement de ses vers. Cette lourde peine d'amour qui assombrit ses dernières années, le poète de Maillane la confie à son vers :

Iéu, en guirant l'endoudible que mounto,

Descrestiana, rabènt, universau,

Pèr la sauva dóu flèu e de sis ounto,

Ai estrema ma fe que rèn noun doumto

Au miradou d'un castèu prouvençau255.

Du fait de son génie poétique et de sa science, Mistral a garanti à la langue provençale une véritable universalité littéraire, puisqu'elle est aujourd'hui étudiée à travers le monde.

Cette attitude de retrait trouve un approfondissement capital à la fin du XIX e siècle avec les symbolistes : cette fois, l'art devient matière à religion platonicienne ou hégélienne, à idéalisme et à mysticisme. Aboutissement du romantisme, réaction contre une société tournée vers l'argent, l'industrie et la science, la littérature n'a encore jamais rêvé d'ambitions plus antipolitiques, plus étrangères aux sollicitations du présent. Le but de l'art et de l'artiste n'est pas de défendre des conceptions politiques, encore moins de servir des politiciens, il est de rivaliser avec la musique et de produire une synthèse esthétique et mystique.

Historiquement, le symbolisme est né d'une opposition farouche à l'école fondée par Zola. Pour Stéphane Mallarmé, l'entreprise naturaliste n'est qu'un exercice de copiage, une illusion naïve de la réalité, une photographie du « réel » au nom d'une philosophie sociale clairement identifiable, qui soumet la littérature à une vérité extérieure à elle, et qui fait le procès de la poésie. Mallarméen ou non, le symbolisme est un antinaturalisme absolu.

Toutefois, les attitudes des symbolistes sont diverses. Certaines traduisent la méfiance à l'égard de la société démocratique en devenir. Au « référendum artistique et social » lancé par la revue L'Ermitage, le poète et romancier Hugues Rebell répond : « L'État socialiste vers lequel la foule tourne aujourd'hui son regard, avec le désir d'un Moïse contemplant la terre promise, réalisera, sous la bannière hypocrite de la liberté, une tyrannie plus effrayante que toutes celles d'autrefois. [...] D'autre part, une liberté illimitée aurait pour conséquence l'avènement au pouvoir de la populace, c'est-à-dire l'oppression par le nombre de la petite théorie des intellectuels256. » Pour Adolphe Retté, fondateur de la revue L'Ermitage et auteur de Thulé des brumes (1891), le refus de l'engagement politique correspond au rejet des injonctions sociales de la bourgeoisie. La littérature la plus élitiste et la plus marginale devient ainsi une assurance de liberté. « Un penchant se donne carrière actuellement dans la littérature, penchant qui se porte sur le socialisme et l'anarchie. [...] Nos anarchistes des lettres le savent aussi bien que nous : le bourgeois contemporain déteste l'artiste d'une haine qui, pour se dissimuler souvent sous des dehors d'ironique bienveillance, n'en est pas moins fondamentale257. »

Le symbolisme développe des formes plus nettes d'apolitisme, par l'individualisme artistique et le culte exclusif de la beauté. De là, les expériences d'écriture les plus audacieuses : instrumentisme de René Ghil, théâtre du silence chez Maeterlinck (La Princesse Maleine, 1890), hermétisme médiéval de César-Antéchrist (1895) de Jarry. Et encore, de remarquables excentricités : culte du revolver chez Jarry, satanisme de Guaita et de Huysmans, ésotérisme de Péladan... Auteur d'Istar et de la série intitulée La Décadence latine, Joséphin Péladan, dit « le Sâr Péladan », crée avec Guaita l'Ordre kabbalistique de la Rose-Croix, qu'il refonde en Ordre de la Rose-Croix catholique et esthétique du Temple et du Graal en 1891. Il s'attire de cruels sobriquets : on l'appelle tour à tour « le Sâr Pédalant » ou bien « Artaxerfesse ». Malgré cela, ce « Mage d'Épinal » joue un rôle important dans la constitution du symbolisme et dans le culte fin de siècle de la beauté musicale, poétique et picturale. La cérémonie d'ouverture du Salon de la Rose-Croix, chez le grand collectionneur Durand-Ruel, obtient un grand succès, en attirant soixante artistes et vingt mille Parisiens. Naturellement, Péladan déteste Zola, qu'il qualifie de pourceau.

Pour un écrivain symboliste, ne pas être lu ni écouté par le public ne constitue pas un échec. Au contraire, l'incompréhension de la foule signale plutôt la qualité et la hauteur de vue. Un article de La Revue blanche défend ainsi l'échec d'Ubu roi : « La foule ne comprend pas Peer Gynt, qui est une des pièces les plus claires qui soient ; elle ne comprend pas davantage la prose de Baudelaire, la précise syntaxe de Mallarmé. Elle ignore Rimbaud, sait que Verlaine existe depuis qu'il est mort. [...] L'art et la compréhension de la foule étant si incompatibles, nous aurions eu tort d'attaquer directement la foule dans Ubu roi 258. » L'élitisme littéraire implique la marginalité sociale, et se paie parfois chèrement. Tel est le cas de Hugues Rebell, auteur de l'Union des trois aristocraties (1894) et du roman érotique Les Nuits chaudes du Cap français (1902) : surendetté, vivant dans la misère, il vend tous ses meubles, mais conserve ses livres en les disposant en fauteuil pour ses rares visiteurs. Il s'éteint en 1905 sur le grabat laissé par sa compagne, au milieu des ouvrages précieux qu'il s'était refusé à vendre.

Mallarmé vit au contraire bourgeoisement, dans ses appartements cossus de la rue de Rome ou dans sa charmante petite maison de Valvins, donnant sur la Seine. C'est dans son œuvre que s'inscrit son apolitisme. Liée à une forme de pessimisme et de nihilisme, sa « religion » poétique et musicale implique une large défiance à l'égard des idées et des engagements politiques. Chercheur d'absolu, Mallarmé est l'équivalent littéraire du peintre songeur et fou qu'a mis en scène Balzac dans Le Chef-d'œuvre inconnu. Par sa théorie (développée dans Igitur, Divagations et Crise de vers), il s'impose comme le grand prêtre du silence et de la magie idéale et sensuelle des mots. Cet apolitisme va plus loin qu'un rejet des appartenances idéologiques ou un repli romantique – qui impliquerait encore une déception. Mallarmé n'est pas un progressiste ou un optimiste retourné. Il est à la fois le témoin et l'inventeur de la crise du langage, ou plutôt d'une crise du langage qui sera à l'origine de la poésie moderne : « La littérature ici subit une exquise crise, fondamentale259. » Plus tard, il va la figurer dans Un coup de dés : l'échec de son Œuvre Absolue est aussi celui du langage commun – et donc de la Cité.

Cet idéalisme poétique le rend étranger aux grands mots qui agitent la vie politique de son temps : démocratie, république, monarchie, socialisme, avenir et progrès, le poète reste sourd à ces cymbales, il les éloigne de sa tâche. Certes, on peut trouver dans sa correspondance des réactions à la vie politique. Lorsque Zola publie « J'accuse », Mallarmé dit qu'il a « agi en très brave homme et en homme très brave260 ». Mais en Mallarmé, le poète récuse l'homme ; sa tâche est une « Action restreinte », où « l'écrivain » joue le rôle d'un « spirituel histrion261 ». Comme l'écrit Bertrand Marchal, pour le poète, « la société, la démocratie, la république sont moins des réalités que des effets de discours », « des mythologies contemporaines » entretenues par « la crédulité évidemment entretenue des citoyens262 ». Mallarmé et les poètes symbolistes qui vont le suivre (Paul Valéry au premier chef) ne sont pas complètement étrangers au monde, ils tirent les conséquences de la rupture ontologique, religieuse et épistémologique où il est entré et qui compromet la politique elle-même. La plupart des contemporains de Mallarmé sont incapables de saisir ce renversement : « Dans une société sans stabilité, sans unité, il ne peut se créer d'art stable, d'art définitif. De cette organisation sociale inachevée, qui explique en même temps l'inquiétude des esprits, naît l'inexpliqué besoin d'individualité dont les manifestations littéraires présentes sont le reflet direct263. »

Ainsi, l'ambition mallarméenne s'apparente à l'effort secret de l'alchimiste en quête de transmutation. « Un désir indéniable est de séparer comme en vue d'attributions différentes le double état de la parole, brut ou immédiat ici, là essentiel. Narrer, enseigner, même décrire, cela va et encore qu'à chacun suffirait peut-être pour échanger la pensée humaine, de prendre ou de mettre dans la main d'autrui en silence une pièce de monnaie, l'emploi élémentaire du discourt dessert l'universel reportage dont, la littérature exceptée, participe tout entre les genres d'écrits contemporains264. » La syntaxe hermétique des recueils mallarméens, l'écriture extraordinairement savante et complexe, forment un jeu et une musique qui détournent loin d'eux le banal lecteur, une fuite hors des injonctions sociales, politiques ou religieuses. Avec Mallarmé, le « n'importe où hors du monde » de Baudelaire est devenu une sorte de « en poésie seulement » et le travail poétique, la seule voie de salut – aristocratisme altier, où Mallarmé rejoint Flaubert et annonce Proust. Le double divorce entre le poète et la société, entre le rêve et l'action, dont témoignait déjà la plainte romantique, trouve ici son expression la plus radicale.

Verlaine sonne le glas du monde ancien, il pleure la mort des héros et des ferventes légendes :

Après le désenchantement des romantiques, qui ne laisse pas indemne Victor Hugo lui-même, la littérature se détourne du roman et se réenchante par le pouvoir de la poésie. Au lieu de refaire le monde ou de l'éclairer, elle cherche à le suggérer, à le dépasser ou à cultiver des sensations. Essentialisme platonicien ou néo-hégélien, poétique de la dissémination ou de la mise en procès du sens au bénéfice de la suggestion, ou encore témoignage de la divine Présence, les philosophes du XX e siècle n'en finiront pas d'explorer les arcanes de la pensée mallarméenne.

Après la mort de Mallarmé, la politique réinvestit la littérature : elle revient lentement à travers l'essor des écrivains catholiques, la polémique qui oppose les symbolistes à l'école romane de Jean Moréas, mais plus sûrement encore sous l'effet de deux riches individualités : Maurice Barrès et Charles Maurras. Un mélange d'éthique individuelle, d'esthétisme, de politique et d'histoire nourrit la célébration barrésienne de la France et de la Lorraine : nuance régionaliste qui se retrouve chez Maurras, dont la Provence constitue un pôle littéraire et politique essentiel. À partir de 1910, et plus encore au lendemain de la Première Guerre mondiale, les écrivains de droite dominent le paysage intellectuel, sous l'influence de l'école critique que forme l'Action française266. Est-ce l'intégrisme de la tour d'ivoire qui inspire Julien Benda lorsqu'il publie La Trahison des clercs en 1927 ? Ou bien, derrière la posture du lettré de stricte obédience, ne vaut-il pas mieux lire l'hostilité à Maurras et à ses disciples ? D'abord ami de Péguy, il a publié plusieurs textes dans les Cahiers de la quinzaine. Partisan de l'intellectualisme contre les débordements sentimentaux (Belphégor, essai sur l'esthétique de la présente société française, 1918), il s'est inscrit contre la philosophie de Bergson (Le Bergsonisme, ou une philosophie de la mobilité, 1912). Mais c'est avec La Trahison des clercs, écrite à Sucy-en-Brie chez Daniel Halévy, qu'il trouve enfin la célébrité, une célébrité mêlée de scandale, parce qu'il s'attaque aux grands du moment.

Déjà, en 1924, Marcel Arland avait dénoncé « la contamination que la politique impose aujourd'hui à la littérature267 ». Benda constate à son tour que les idées politiques touchent désormais un nombre d'hommes « qu'elles n'ont jamais touché », tandis qu'avant le XVIII e siècle, elles n'atteignaient qu'un petit nombre de personnes. Les clercs (écrivains, intellectuels) ont failli en se mêlant aux passions communes. En apparence, La Trahison des clercs constitue un rappel à l'ordre issu de la cléricature elle-même, visant à protéger son autonomie. Benda condamne le fait que l'on puisse assigner un but pratique à la littérature et, plus généralement, à l'effort intellectuel. Selon lui, l'écrivain doit s'astreindre à la recherche du vrai et du juste qui sont, selon son vocabulaire, à la fois statiques, désintéressés et rationnels. « Aujourd'hui, écrit Benda, il suffit de nommer les Mommsen, les Treischke, les Ostwald, les Brunetière, les Barrès, les Lemaître, les Péguy, les Maurras, les d'Annunzio, les Kipling, pour convenir que les clercs exercent les passions politiques avec tous les traits de la passion : la tendance à l'action, la soif du résultat immédiat, l'unique souci du but, le mépris de l'argument, l'outrance, la haine, l'idée fixe. Le clerc moderne a entièrement cessé de laisser le laïc descendre seul sur la place publique. Il entend s'être fait l'âme de citoyen et l'exercer avec vigueur. Combien cette adhésion du clerc aux passions des laïcs fortifie ces passions dans le cœur de ces derniers, cela est aussi naturel qu'évident268. »

Dans la réalité, l'intellectualisme de Benda est un écran de protection rien moins que neutre, où il est fort peu question d'esthétique. Benda s'attaque aux maurrassiens, aux barrésiens et aux marxistes, comme plus tard aux démocrates-chrétiens (Mauriac) et aux existentialistes ; mais il passe sous silence la construction républicaine de l'écrivain, qui a poussé celui-ci dans l'arène politique, et il dénie aux pensées adverses toute rationalité comme toute perspective universelle. Ouvrage brillant autant que stimulant, La Trahison des clercs obéit aux lois du pamphlet à travers le vernis logique. Cette tour d'ivoire en carton apparaît surtout comme un soutien utile au système politique et intellectuel de la IIIe République269, dont l'ambition universaliste est alors mise en cause par le réalisme politique de l'école de l'Action française.

Sur le moment, Benda est attaqué à la fois sur sa gauche et sur sa droite. À gauche, au cours d'une séance du Congrès international des écrivains pour la défense de la culture, en 1935, Paul Nizan l'accuse d'accorder trop d'importance à la sécurité temporelle des intellectuels et de s'éloigner excessivement des préoccupations concrètes. À droite, Maurras accuse Benda de plagier L'Avenir de l'intelligence (1905), qui mettait en garde la littérature contre la tentation de diriger le monde – l'essayiste, en Maurras, ne coïncide pas entièrement avec le journaliste politique. Mais la réponse majeure vient de Daniel Halévy, ancien dreyfusard dégoûté par le dreyfusisme et qui se rapproche peu à peu de Maurras. Il évoque Péguy marchant, rue de la Sorbonne, à côté de Julien Benda : « Le trait est marqué dans les légendes : à côté du héros, il y a le traître, et un singulier attrait du héros pour le traître270. » La trahison de Benda vis-à-vis de Péguy, c'est d'écrire La Trahison des clercs, c'est de destiner l'écrivain à l'épure d'un rationalisme prétendu radical, comme si un écrivain pleinement vivant n'avait pas à se prononcer sur les épreuves du monde, et que la spéculation dût interdire l'action. Daniel Halévy réagit à ce contrôleur des lettres en l'accusant de fuir dans l'intellectualisme comme Maritain le fait, selon lui, dans la théologie pure. L'écrivain, au contraire, doit être responsable devant les événements qui affectent son pays, la civilisation, le devenir de l'homme. À la fin des années 1920, Halévy observe une dépolitisation de la littérature. « Proust, Dostoïevski, l'abbé Bremond, Léon Chestov, Paul Valéry, autant d'œuvres, autant d'itinéraires de fuite, tous ont été suivis271. » Mais Benda ne s'est-il pas trahi lui-même en transgressant ses prescriptions tout au long de sa vie ? Militant dreyfusard, critique du fascisme, du marxisme et de l'Action française, il fera parfois les yeux doux au communisme avant de se montrer un épurateur intransigeant, refusant toute circonstance atténuante aux écrivains collaborateurs272.

L'essai de Benda, enrichi en 1946, contenait néanmoins une puissance libératrice qui ne retrouvera d'élan qu'au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Cette réclamation réapparaît alors sous la forme d'une contestation de l'éthique sartrienne de l'écrivain, infiniment plus lourde et exigeante que la responsabilité civique recommandée par Halévy.

Contre l'engagement, on a déjà évoqué les répliques des Hussards, parce qu'elles se sont révélées libératrices pour plusieurs générations. Dans son pamphlet Paradoxe sur le roman (1941), Kléber Haedens réclame pour le romancier la liberté de rompre avec les modes, notamment celles de vouloir appliquer une théorie ou de fonder des écoles. Au lieu de fabriquer de l'angoisse à la chaîne, il demande à la littérature de former un témoignage de la liberté créatrice elle-même, et de stimuler par ce biais celle du lecteur lui-même. Mais les réponses et les objections à Sartre fusent de tous côtés. Les « terribles maximes » de ces années, témoigne Roger Caillois, « ont enlevé à plus d'un combattant le plaisir de la victoire et parfois jusqu'au désir de la remporter273 ». Même mouvement d'irritation chez Benjamin Péret, dont Le Déshonneur des poètes (1945) s'attaque à la notion de poésie engagée – moment important dans la guerre que se livrent surréalistes et existentialistes. Jean Paulhan ironise sur la « conscience humaine » à laquelle s'identifie l'écrivain engagé : « C'est mettre bien haut notre petit talent, nos petits mérites [...]. Voilà qui est immodeste, qui est inconscient274. » Attitude plus implacable encore chez Georges Bataille, qui fonde sa pensée sur la part d'incommunicable du langage : Sartre fait de la littérature un instrument à cause d'une conception trop univoque et positive du langage. De retour dans sa tour d'ivoire, Benda retrouve l'occasion de faire briller sa colère en s'attaquant à Heidegger, Sartre et Camus, dans sa comminatoire Tradition de l'existentialisme ou les Philosophies de la vie (1947). Tonton flingueur ne désarme pas. Roger Peyrefitte revendique pour l'écrivain le droit de ne pas s'engager275. Généralement réservé et discret, Julien Gracq publie en 1950 La Littérature à l'estomac pour dénoncer l'hégémonie de la littérature « engagée » et des magistères – ceux de Sartre, de Camus et plus généralement de la revue Les Temps modernes. Même agacement chez Roland Barthes, dont Le Degré zéro de l'écriture (1953) constitue une récusation savante des mêmes fables de l'engagement, en insistant sur l'autonomie de l'esthétique moderne.

L'histoire de l'antisartrisme n'a pas encore été écrite. Elle décrirait une révolte contre un ciel bas et lourd, comme un couvercle, qui empêcha mille voix de se faire entendre et d'être gaies, n'hésitant pas à soupçonner et à proscrire. Au cours du même segment chronologique, l'existentialisme et le dodécaphonisme ont également pesé en imposant un dogme, avec inquisiteurs, bourreaux et suppliciés. Il était admis dans ces camps voisins que les Hussards n'étaient pas de véritables écrivains, de même qu'en musique, Poulenc, Honegger, Sauguet, Chailley et Castérède devaient être relégués parmi les archaïsmes. S'étant rapproché de Sartre, Michel Leiris exprime dans L'Âge d'homme la mauvaise conscience de l'écrivain qui se contenterait de la valeur esthétique. Terrorisme séducteur et hypertrophie du discours vertueux, qui consacrent la primauté de l'intention et débouchent pratiquement sur le règne des contrôleurs de la littérature. Marc Fumaroli, qui traversa cette époque ayatollesque, se souvient du rôle joué par le « dictateur philosophique des lettres », inspirateur du devoir de tristesse : « Sous son autorité d'usurpateur de l'empire littéraire, la mélancolie n'était pas un état d'âme guérissable et éventuellement fécond, mais une mobilisation générale et permanente contre les salauds, un hystérique état de siège antibourgeois. Plusieurs générations ont pataugé dans une marée noire, “engagées” qu'elles étaient pour une “cause du peuple” où les lettres et le peuple avaient tout à perdre276. » Cependant, ces sophismes trouvent encore des défenseurs277.

Au-delà des années 1950 et 1960, un nombre assez considérable d'écrivains récusent l'injonction politique et veulent se contenter de leur travail littéraire. Position hautaine et élitiste, attitude inspirée par la lâcheté, disent leurs adversaires. Sommés de parler, ils sont encore astreints à justifier leur abstention et leur absence. Lorsque le siècle a montré tant de directeurs d'opinion, et qu'au pouvoir spirituel de l'écrivain se substitue la toute-puissance journalistique, le retrait prend un autre sens. Retiré de l'Histoire, Claude Simon prétend ne rien avoir à dire. Avec beaucoup de mots et de phrases, ce triste Orphée parvient néanmoins, dans ses Géorgiques 278 (1981), à scander l'impuissance de l'homme face au destin, et à dénoncer l'universel cloaque – la guerre – où l'humanité régresse perpétuellement. L'anonymat des trois personnages principaux, situés à des époques différentes, la superposition de leurs existences en contraste avec la permanence des saisons, le point de vue neutre et objectif font de l'histoire humaine un processus interminable et répétitif, sans goût d'espérance ni appel à la transcendance. Mais l'attitude la plus proche et la plus symbolique de la tour d'ivoire se trouve auprès d'un des plus grands écrivains du siècle, Julien Gracq, sorte de stèle sacrée dont l'autorité imperturbable sert de modèle à tous ceux qui aspirent au silence et à l'exclusive tâche d'écrire. L'auteur du Château d'Argol, du Rivage des Syrtes et du Roi pêcheur a constamment déserté les bruits du monde, l'agitation politique, en refusant de répondre à d'innombrables propositions d'entretiens. Tenant que les manuels scolaires devraient s'appuyer sur les œuvres et non sur les auteurs, il s'est cloîtré dans l'enseignement au lycée Claude-Bernard à Paris et l'écriture de ses romans et essais. Sa critique elle-même ne déroge pas à cette posture279, bien qu'elle implique des regards furtifs sur le monde et sur la civilisation, l'art de vivre qui n'est plus ou les lumières publiques dont on a abusé. Beaucoup mieux réussie que celle de Benda, une telle réserve face à la scène du monde n'est pas sans révéler une pente nihiliste, qui forme d'ailleurs le risque permanent de la tour d'ivoire. Se déprendre, s'isoler, s'abstraire, n'est-ce pas aussi renoncer à la vie ? Cette figure altière d'écrivain, d'éminence silencieuse, on la retrouve tout au long de l'histoire de la littérature : pèlerins de l'absolu littéraire, artisans et savants en quête de l'ouvrage bien fait, orfèvres discrets de la langue française, poètes rebelles à l'enrôlement...

Et pourtant, les tentations sont grandes de sortir de la fameuse tour : pression des événements, sollicitations extérieures, autosuggestion éthique et poids du tropisme français lui-même, selon lequel l'écrivain éclairé doit orienter le bon peuple. Tout en ayant noué des amitiés à gauche et à l'extrême gauche, Michel Butor a tenté d'observer une distance vis-à-vis de la politique, qu'il assimile surtout à une tentative pour améliorer le séjour humain280. Mais à plusieurs reprises, il a pris position sous le coup d'événements historiques comme la guerre d'Algérie, où ses attaches sont apparues au grand jour. Son expérience lui indique qu'il est des moments graves où l'écrivain a le devoir de quitter courageusement son retrait. Richard Millet cherche à sortir le moins possible de sa tâche, tout en menant une guerre de tireur d'élite contre l'abaissement et la réfrigération littéraires. « Je ne suis rien politiquement281 », affirme-t-il. « Je n'ai aucune sympathie pour les pouvoirs politiques. Je n'ai jamais voté. Je ne suis même pas inscrit sur les listes électorales. » Soit. Mais le non-engagement partisan peut très bien coexister avec l'expression d'idées et de sentiments plus largement politiques, comme ceux de la langue. Le souci que Millet conserve à l'égard de l'enseignement, son regard sur le Moyen-Orient, ses réflexions sur la francophonie, son combat pour maintenir la littérature à une certaine hauteur indiquent suffisamment, non pas une appartenance idéologique locale, mais un enracinement profondément politique, lié à l'amour de la civilisation et à la recherche de la perfection. Chez Philippe Le Guillou, le flambeau esthétique tend à envelopper et à neutraliser l'expression politique. Le roi dort (2001) imagine la fin de la république et le recours au prince héritier. Pourtant, à la parution de son roman, l'écrivain a voulu marquer les frontières de son royaume imaginaire ; il dit en caresser le symbole sans s'affirmer expressément royaliste. À travers les mythes bretons, picturaux ou musicaux, on sent pourtant chez lui l'ambition de construire des arches et des ponts entre les hommes, une soif de communion symbolique, une âme sacrée jusqu'au lyrisme, en quête de signes dans le parcours de l'histoire.

Les contemporains des grandes crises politiques du siècle ont eu des raisons de désespérer de la Cité et des hommes. Dans sa préface à La Musique intérieure, Charles Maurras lui-même s'interroge sur ce démon du journalisme politique qui l'a pris, en l'emportant loin de sa première vocation : la poésie. On sent régulièrement chez Mauriac le regret d'une vie tranquille où il eût mieux fécondé ses préoccupations. Dans ses Nouveaux mémoires intérieurs, il affirme n'avoir « jamais cru au bonheur en politique282 ». N'appartient-il pas quelquefois aux écrivains les plus investis en politique d'éprouver la nostalgie d'une île ? L'écriture de romans et de poèmes consacre alors le retrait, la réserve, en même temps que la vocation première de la littérature.

Demeurer éternellement dans un sage retrait comme Du Bellay en sa chambre, pour y travailler et danser avec les muses, devient un sport et un exploit à mesure que l'écrivain prend de l'ampleur et que son autorité s'assoit dans les redoutables médias. L'affirmation politique ne nourrit-elle pas de manière privilégiée la formation d'un destin et la possibilité d'une aventure sérieuse ou intéressante ? Ne prolonge-t-elle pas la présence au monde de tout écrivain ? À l'inverse, la gloire d'un écrivain ne doit-elle pas tenir à son seul génie ? Julien Benda, Daniel Halévy, Jean-Paul Sartre, Jean Paulhan : lequel faut-il suivre ? La neutralité et l'indifférence sont impossibles : un choix s'impose nécessairement.

Dans leur revue Ligne de risque, Yannick Haenel et François Meyronnis ont voulu adopter un point de vue strictement littéraire : dignité assez rare, qui ne se retrouve que chez ceux qui communient dans l'héroïque souci de la littérature et de la langue. Ce primat littéraire n'étouffe nullement le combat des idées, comme le montrent Ligne de risque de Meyronnis et Haenel, Introduction à la mort française (2001) et Évoluer parmi les avalanches (2003) de Haenel, et enfin Prélude à la délivrance 283, entretiens apocalyptiques que les deux écrivains consacrent à notre monde défait et à la méthode individuelle pour en sortir. Leur cri peut être rapproché de ceux de Drieu la Rochelle (Mesure de la France), de Montherlant ou d'Orwell, parce qu'ils participent à une communion d'inquiétude devant la « catastrophe planétaire ». Le langage de ces enfants perdus de Debord et de Joyce éveille néanmoins des questions. Il est difficile de décrire le déclin et le chaos sans recourir aux notions politiques classiques : cette absence de catégories conduit à des vues eschatologiques parfois brillantes, mais qui confinent à un exercice d'évitement du politique. Ce contournement dépasse le cas d'ailleurs estimable de ces deux auteurs : pour exprimer leur jugement sur la société et la civilisation, pour dire le réel, les écrivains d'aujourd'hui sont-ils condamnés à un art d'écrire ? Sont-ils voués au rejet de la politique par autocensure ou parce que veilleraient des chiens de garde ?

Il y aurait beaucoup à dire sur les fausses tours d'ivoire : ces écrivains chargés de convictions politiques très précises, qui refusent de s'engager publiquement par prudence ou par peur. Ils désespèrent dans la solitude de leur écriture au lieu de se lancer et d'agir avec les moyens du bord en assumant pleinement le risque de leur liberté. Et pourtant, sans cesse leurs œuvres sont léchées par les remous de l'action à laquelle ils ne se consacrent pas. Il est vrai que certains tiennent pour fatales la confusion de la Cité et la déchéance de l'esprit, qu'ils sentent le pouvoir létal de la sous-culture de masse. À quoi bon parler à un pays qui veut mourir ? À quoi bon s'aventurer en politique, quand la lecture bien faite devient rare, que le public cultivé tarit, et que l'honneur n'est plus une valeur commune ? À quoi bon énoncer la politique, d'une façon ou d'une autre, dans un monde dominé par l'économie, l'argent et la communication, où manque la loyauté du débat, et où la parole d'un écrivain est finalement tenue pour nulle ? Parmi ces pessimistes, beaucoup héritent des antimodernes décrits par Antoine Compagnon284 : ces grands écrivains qui, de Flaubert à Proust, nourrirent leur méfiance de la politique par l'incrédulité à l'égard des illusions démocratiques.

247Philippe Hamon, Texte et idéologie, PUF, 1984.

248Albert Thibaudet, Histoire de la littérature française, CNRS Éditions, 2008, p. 76.

249Simone Weil, sous le pseudonyme Émile Novis, « Morale et littérature », Cahiers du Sud, janvier 1944.

250Gisèle Sapiro, « De la responsabilité pénale à l'éthique de responsabilité. Le cas des écrivains », art. cité.

251Théophile Gautier, préface à Mademoiselle de Maupin, Flammarion, coll. « GF », 1973, p. 45.

252Jean Richepin, préface à La Chanson des gueux, Librairie illustrée,1876, p. 5.

253Voir Claude Mauron, Frédéric Mistral, Fayard, 1993.

254Frédéric Mistral, « Epouscado » (« Éclaboussure »), 1888, in Les Îles d'Or, Éd. Marcel Petit, Raphèle-lès-Arles, 1980, p. 251.

255« Moi, à l'aspect du déluge qui monte,/ antichrétien, rageur, universel,/ pour la sauver du fléau, de ses hontes,/ j'ai confiné ma foi, qui demeure indomptée,/ dans la vedette d'un château provençal » (traduction de F. Mistral) ; « L'archétype », Les Olivades, Alphonse Lemerre, 1912, p. 5.

256Hugues Rebell, L'Ermitage, juillet 1893, cité par Stéphane Le Couëdic, préface à Hugues Rebell, De mon balcon, Librairie La Vouivre, 1994, p. 8.

257Adolphe Retté cité par Christophe Charle, Naissance des « intellectuels », Éditions de Minuit, 1990, p. 107.

258 La Revue blanche, 1er janvier 1897.

259Stéphane Mallarmé, « Crise de vers », Divagations, Gallimard, 1976, p. 239.

260Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, tome I, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1998, p. LXIII.

261Stéphane Mallarmé, Divagations, op. cit., p. 255.

262Bertrand Marchal, Lire le symbolisme, Dunod, 1998, p. 23.

263Stéphane Mallarmé cité ibid., p. 22.

264Stéphane Mallarmé, Divagations, op. cit., p. 254.

265Paul Verlaine, « Prologue », Poèmes saturniens, Flammarion, coll. « GF », 1977, p. 42.

266Voir François Huguenin, À l'école de l'Action française. Un siècle de vie intellectuelle, Jean-Claude Lattès, 1998.

267Marcel Arland, Essais et nouveaux essais de critique, Gallimard, 1952, p. 31.

268Julien Benda, La Trahison des clercs, Grasset, 1927, p. 57-58.

269Pierre Chambat, postface à Julien Benda, La Trahison des clercs, Pluriel, 1970, p. 393.

270Daniel Halévy, Péguy et les « Cahiers de la quinzaine », Le Livre de poche, 1979, p. 367.

271Daniel Halévy, « France. À la recherche d'une Europe », Revue de Genève, juillet 1927, p. 75.

272Sur l'engagement politique de Benda, voir Pierre Chambat, in Julien Benda, La Trahison des clercs, op. cit., p. 391-394.

273Roger Caillois, Babel, Gallimard, coll. « Folio », 1996, p. 370.

274Jean Paulhan, lettre à Vercors, 18 décembre 1946, in Choix de lettres, tome III, Gallimard, 1996, p. 39.

275Voir Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit., p. 618.

276Marc Fumaroli, Exercices de lecture. De Rabelais à Paul Valéry, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 2006, p. 11.

277Par exemple Benoît Denis, dans Littérature et engagement. De Pascal à Sartre, Seuil, coll. « Points », 2000.

278Claude Simon, Les Géorgiques, Éditions de Minuit, 1981.

279Notamment Lettrines I (1967) et Lettrines II (1974), En lisant, en écrivant (1980).

280Voir Yehuda Lancry, « Échographie idéologico-politique en terre butorienne », in Michel Butor, Déménagements de la littérature, sous la direction de Mireille Calle-Gruber, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2008, p. 41-46.

281« Richard M., le maudit », art. cité.

282François Mauriac, Nouveaux mémoires intérieurs, op. cit., p. 499.

283Yannick Haenel et François Meyronnis, Prélude à la délivrance, Gallimard, 2009.

284Antoine Compagnon, Les Antimodernes, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 2005.