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Les vaillants
Au-delà de la poésie libre, il y a le poète libre.
Roger Vailland
19 mars 1874. Pour la première et la dernière fois, des prisonniers parviennent à s'évader du bagne de Nouvelle-Calédonie : scène sensationnelle, bientôt immortalisée par Manet. Ils atteignent à la nage l'îlot Kuauri, laissé sans surveillance. De là, un navire britannique va les conduire en Australie. Parmi eux, l'écrivain et polémiste Henri Rochefort. Des années plus tôt, il s'est fait connaître comme le plus farouche opposant à Napoléon III à travers des articles au vitriol, mais aussi en fomentant un complot pour renverser le régime. Implacable polémiste, il est l'auteur d'une phrase assassine longtemps demeurée dans les mémoires : « La France contient trente-six millions de sujets, sans compter les sujets de mécontentement. » À plusieurs reprises interdit de publication, cent fois pourchassé par la justice, il a déjà connu la prison, la clandestinité et l'exil. L'un de ses collaborateurs au journal La Marseillaise a été assassiné, ce qui a jeté deux cent mille personnes dans la rue. Pour avoir soutenu (avec nuance) la Commune, il a été condamné par les Versaillais à la déportation en enceinte fortifiée : Fort-Boyard, Oléron, Saint-Martin-de-Ré ont été ses prisons successives. Rochefort est arrivé en Nouvelle-Calédonie en décembre 1873, après un voyage de trois mois. D'Australie, son aventureuse équipée le conduit jusqu'aux États-Unis, où on le sollicite pour écrire dans le New York Herald Tribune le récit de son évasion, puis à Londres, où il retrouve d'anciens communards exilés. Après la loi d'amnistie du 11 juillet 1880, il rentre enfin à Paris. Aussitôt, Rochefort reprend son activité de polémiste en créant le journal L'Intransigeant.
Au-dessus des idées politiques, il y a le courage de les défendre et de les incarner.
On a pris l'habitude, surtout en France, de juger les écrivains – et les autres – en fonction de la similarité de leurs positions avec les nôtres, indifféremment à la vertu de ceux dont nous différons. Raymond Aron l'a bien noté naguère dans L'Opium des intellectuels : les Français sont assoiffés d'idéologie. Ou bien Marcel Aymé, savant anatomiste du confort intellectuel. Ou encore Pierre Boutang : « À trop parler de liberté, nous avons oublié l'art de la reconnaître dans les jugements et dans les hommes285... » Cependant, il est bien entendu que défendre une cause, entrer dans l'arène politique, que ce soit par le biais du journalisme ou à travers le roman, le poème et la pièce de théâtre, implique l'acceptation de certains risques. Déjà, le choix d'une cause suppose de renoncer à l'approbation unanime ; il peut nuire à la notoriété et à la reconnaissance, sans parler des ventes... En politique, il faut choisir son camp, qu'il soit majoritaire, minoritaire, victorieux ou accablé par le sort. Tout le monde n'est pas prêt à endurer l'opprobre et le soupçon. Tous les écrivains ne sont pas disposés à accepter la houle des débats, le lynchage médiatique, l'hostilité de l'État, les procès, la prison ou les balles.
Aussi bien un honnête homme est-il invité à estimer l'écrivain « engagé » – quelle que soit la cause qu'il défend – en raison des risques que celui-ci encourt personnellement : la liberté se paie. Il estimera des adversaires courageux, sans rien concéder à la critique de leurs idées. Le discernement moral invite à séparer le jugement sur les idées (vraies ou fausses) et celui qui porte sur les hommes (qui implique un regard sur la qualité de leur conduite).
La fin du XIX e siècle donne l'exemple d'écrivains fortement investis dans des causes fort diverses. Romanciers, poètes, dramaturges d'une sacrée « trempe », qui savent à la fois donner des coups et en recevoir sans gémir. Mesure de la liberté, le risque est pleinement intégré dans la règle du jeu. On a déjà cité l'acharné, le romanesque Henri Rochefort. Jules Vallès, lui aussi, connaît la prison : d'abord en 1868, à Sainte-Pélagie, pour un article écrit contre le coup d'État de Louis-Napoléon Bonaparte ; deux ans plus tard, au cours de l'insurrection parisienne du 31 octobre 1870, il prend la mairie de La Villette, ce qui lui vaut six mois de prison. En 1871, le voici qui lance le journal d'extrême gauche Le Cri du peuple contre le gouvernement réfugié à Bordeaux. Il est élu de la Commune dans le quatorzième arrondissement, puis échappe à la répression versaillaise en s'enfuyant déguisé en major. D'abord réfugié à Bruxelles, il connaît l'exil en Angleterre jusqu'en 1880, date à laquelle il rentre à Paris pour reprendre ses travaux littéraires et journalistiques. De son expérience, il tirera en 1882 L'Insurgé, troisième volet de sa trilogie romanesque. D'un tout autre bord, le chantre de la revanche, Paul Déroulède, auteur de recueils patriotiques comme les Chants du soldat (1872), tente un très maladroit coup d'État en 1899. Arrêté et emprisonné, ce tenant d'une république autoritaire à la sauce gambettiste est ensuite expulsé vers l'Espagne. Le gouvernement lui accorde l'amnistie en 1905. Comme bien d'autres, il participe à des duels avec des adversaires aussi renommés que lui : il se bat notamment avec Clemenceau en 1892, Jaurès en 1904. Dans la France de la Belle Époque et des gentilles colonies, le duel des écrivains devient une mode. On se tire dessus, on échange des coups d'épée, qui ne vont pas tous dans l'eau. Charles Maurras est blessé par l'un de ses adversaires. En 1930, Léon Daudet se vante d'avoir participé à « quatorze duels et six cents procès ». Les écrivains qui mettent en cause les « bonnes mœurs » subissent parfois des procès, comme Paul Adam : à vingt-deux ans, il passe en cour d'assises pour son roman Chair molle (1885).
C'est Zola que, en raison de son immense notoriété, l'histoire va retenir comme la figure majeure de l'intellectuel engagé – non pas grâce à la profondeur de sa pensée politique, mais du fait de son courage. Pourtant, sans Bernard Lazare, il n'y aurait peut-être pas eu d'affaire Dreyfus. L'initiative de la défense n'en appartient moins ici à un écrivain et à un poète. De sensibilité anarchiste, Lazare est en effet le directeur des Entretiens politiques et littéraires, l'auteur du Miroir des légendes et de divers essais. Dès le 17 novembre 1894286, il a dénoncé la campagne antisémite dont le capitaine a été la cible au moment de sa première condamnation – Barrès, par exemple, a publié un article titré « La parade de Judas ». Lorsque Mathieu Dreyfus, frère du condamné, vient lui demander son soutien (fin 1895), Bernard Lazare accepte immédiatement287. En 1896, il publie à Bruxelles Une erreur judiciaire. La vérité sur l'affaire Dreyfus, suivi de deux autres essais où il analyse les éléments connus du dossier et la procédure truquée. De fait, il peut se sentir seul : toute la France, ou presque, tient Dreyfus pour coupable, puisque tel est le jugement rendu. Acharné, il n'en poursuit pas moins sa lutte ; c'est lui qui va convaincre peu à peu Zola de se jeter dans la mêlée, quitte à voir celui-ci emporter le flambeau de la défense du capitaine. Zola écrit tout d'abord l'article du Figaro du 16 mai 1896, intitulé « Pour les Juifs », mais surtout celui du 25 novembre 1897 : « La vérité est en marche, conclut-il, et rien ne l'arrêtera. » Zola joue un rôle essentiel auprès de l'opinion de gauche pour la rapprocher de la cause qui se dessine. Jules Guesde, chef de file du Parti ouvrier français, considère que l'affaire Dreyfus ne concerne que la classe bourgeoise, et qu'elle n'importe pas au parti ouvrier. Plusieurs anarchistes, comme ceux du journal Le Père peinard, ou encore Georges Darien, font la sourde oreille face au sort du « galonnard ». D'autres au contraire, comme Pierre Quillard, s'investissent dans la cause dreyfusarde. Quillard est-il courageux ou délateur, lorsqu'il publie la liste des souscripteurs de la campagne lancée par La Libre parole en faveur de la veuve du commandant Henry (qui s'est suicidé), « liste des souscripteurs classés méthodiquement et selon l'ordre alphabétique (1899) » ? Inversement, on voit le journal catholique et monarchiste Le Soleil défendre le principe du procès en révision et refuser à Maurras sa campagne d'articles antidreyfusards. On voit Barrès pressé par Léon Blum de rejoindre le camp dreyfusard et, en dépit de ses doutes, refuser, tandis qu'Anatole France, en dépit de sa sévérité pour la République dans son Histoire contemporaine, s'engage en faveur de Dreyfus.
En publiant sa lettre ouverte au président de la République Félix Faure, avec pour titre « J'accuse... ! » (l'idée est de Clemenceau), dans L'Aurore le 13 janvier 1898, Zola définit symboliquement – et pour plus d'un siècle – la figure de l'intellectuel qui cherche à faire basculer l'opinion d'un pays et de l'écrivain sacrifiant sa sécurité à la défense d'une victime innocente. Cet article met en cause directement l'état-major, le ministre de la Guerre, le conseil de guerre ainsi que les experts en écriture, provoquant le lendemain une séance houleuse à la Chambre, puis une plainte déposée auprès du garde des Sceaux. Cette fois, l'affaire Dreyfus tourne en affaire Zola. Ce dernier n'avait-il pas à prendre une revanche contre l'establishment, comme le note Michel Winock288 ? Le Temps publie bientôt une « protestation des intellectuels » réclamant la révision du procès ; parmi les deux cent trente hommes de lettres et journalistes289, on trouve notamment Anatole France, André Gide, Fernand Gregh, Daniel Halévy, Marcel Proust, Émile Zola, bientôt rejoints par Jules Renard. Parmi les réactions opposées, Maurice Barrès fustige les « Intellectuels » et cette « demi-culture » qui « détruit l'instinct sans lui substituer une conscience. Tous ces aristocrates de la pensée tiennent à afficher qu'ils ne pensent pas comme la vile foule », et perturbent « l'effort tenté par la société pour créer une élite »290.
Condamné à l'issue du procès intenté contre lui, Zola s'exile en Angleterre pour éviter la prison. Lorsqu'il meurt en 1902, tout le monde croit à la thèse de l'asphyxie accidentelle – aujourd'hui, les historiens savent que Zola a bel et bien été assassiné : commode, la version officielle permet d'éviter qu'une seconde affaire Zola, plus grave que le procès, n'éclate encore en France. Grand moment de communion républicaine, Zola a droit à des funérailles nationales le 5 octobre 1902 – Barrès vote contre, bien qu'il soit allé rendre hommage à la dépouille de son confrère. Zola meurt, mais la figure de « l'intellectuel » est fixée par sa panthéonisation, le 4 juin 1908. L'auteur de « J'accuse » et de La Vérité en marche est devenu pour le XX e siècle l'étalon du courage intellectuel et de la fidélité aux principes républicains, démocratiques et libéraux.
Dans le même camp que Zola, mais avec des idées et un tempérament différents, se trouve Charles Péguy. Son but, avec les Cahiers de la quinzaine, n'est-il pas de construire « une compagnie d'hommes libres » ? « La liberté, dit-il encore, est un système de courage291. » Pour lui, elle sera surtout une solitude. Péguy met en valeur la responsabilité de la personne devant la Cité, l'Histoire et Dieu. Au moment de l'Affaire, il participe d'abord à des bagarres de rue contre des adversaires. Avec des années de recul, il va justifier cette cause qu'il a défendue, et que les politiciens victorieux décrédibilisent. Il fixe alors son rôle d'écrivain prophète, sacerdoce qui implique dévouement, renoncement à la gloire et à cet argent qu'il ne cesse de vitupérer. Péguy accepte la solitude politique lorsqu'il rejette lui-même le socialisme officiel et qu'il vit pour ainsi dire en dehors de toutes les institutions, s'en prenant au « parti intellectuel » (l'Université), à l'anticléricalisme aveugle, à tous ceux qui oublient de faire de la France une grande et juste patrie. Héraut de « l'ancienne France », monarchique ou républicaine, mais aussi d'une « révolution sociale » faite de solidarités et d'amour des traditions, Péguy s'engage avec une simplicité cistercienne dans l'armée, lorsqu'éclate la guerre de 1914-1918. Il meurt héroïquement dès les premiers combats.
Tout près d'Henri Rochefort, de Jules Vallès, mais aussi d'Émile Zola – pour le courage de ses convictions – se situe Charles Maurras. Contrairement aux premiers, celui-ci ne vise pas la révolution sociale, mais un retour aux plus hautes traditions politiques et nationales, innervé par l'exemple de la monarchie française. Ne convoitant pas le pouvoir, Maurras cherche à le remettre au Prince le jour où un coup politique permettrait de faire tomber la République. Tout au long de son combat, de 1895 à 1952, Maurras a conquis des partisans, et multiplié les adversaires : radicaux, communistes, fascistes, proallemands, collaborationnistes, démocrates-chrétiens. Pour ses excès, ses violences polémiques (adressées notamment aux « quatre États confédérés » : Juifs, francs-maçons, métèques et protestants), mais aussi du fait de la justesse de certaines de ses analyses politiques, Maurras a payé de multiples fois : procès, emprisonnements, amendes, tentatives d'assassinat, pillage (par les Allemands), indignité nationale, condamnation à mort muée en détention perpétuelle.
Dans les années 1930, les luttes civiles s'intensifient avec l'éclosion des ligues, les combats de rue entre fascistes et communistes et des moments de crise spectaculaires, dont le principal a lieu le 6 février 1934. Le poids des enjeux internationaux et intérieurs, la déliquescence de la IIIe République accélèrent et aggravent l'engagement politique des écrivains. La guerre va déplacer les clivages, en les confrontant à une alternative encore plus manichéenne : il y aura les écrivains traîtres à la patrie ou à la liberté, et les autres, fidèles combattants de la France et du monde libre.
La postérité retient tout d'abord les noms d'un certain nombre d'écrivains qui se sont engagés dans la Résistance ou dans l'armée de la Libération. Fidélité à la patrie, attachement à la liberté, attente d'une révolution sociale, tous les motifs ont joué pour combattre le nazisme et la collaboration. Engagements qui se paient parfois durement, où il n'est plus seulement question de paroles, mais d'actes et de risques, qui exigent souvent une préparation d'ordre militaire et la clandestinité. À la politisation des années 1930 succèdent l'épreuve du feu et une responsabilité personnelle qui ne s'était encore jamais imposée avec une telle ampleur. Le monde littéraire, à l'image de la France tout entière, est depuis 1940 divisé en factions rivales et en camps ennemis. Le sang coulera tour à tour sur les rives de l'Occupation et sur celles de l'épuration.
Chacun a en tête la longue liste des écrivains soldats et de ceux qui périrent dans les tranchées ou dans les missions militaires où la guerre de 1914-1918 les poussa : Psichari, Alain-Fournier, Aragon, Céline, Dorgelès, Genevoix, Cendrars, Drieu la Rochelle, Paulhan, et d'autres, moins connus, comme Jean-Marc Bernard, Joachim Gasquet, Robert d'Humières, Lionel des Rieux, Raoul Monier... Les uns, morts au « champ d'honneur », les autres, gratifiés de distinctions pour leur bravoure, comme Louis-Ferdinand Destouches. En 1939-1940, on remet ça. Rebatet est mobilisé en janvier 1940. Brasillach aussi, qui est envoyé dans un camp de prisonniers en Allemagne pendant un an. Cette année-là, Aragon montre un courage hors du commun en allant rechercher dix-neuf fois des blessés au-delà des lignes ennemies. Après les écrivains résistants, il y aura les écrivains combattants, ceux qui vont trouver une expérience militaire comme libérateurs du territoire. On pense ici naturellement à André Malraux, ou colonel Berger, qui se voit chargé en 1944 de la « brigade indépendante Alsace-Lorraine » ; au mois de septembre, il a sous ses ordres 22 officiers, 54 sous-officiers et 218 hommes de troupe292. Aventure autant politique que militaire, puisqu'il s'agit de montrer à tous la présence d'Alsaciens et de Lorrains au combat, après la nouvelle germanisation forcée dans les provinces de l'Est. Les 1 200 hommes de la brigade de Malraux se battent dans les Vosges dès le 27 septembre. Improvisant des oraisons funèbres lapidaires, aventurant des théories théologiques suprêmes, cherchant à voir dans son existence un rouleau épique à dérouler jusqu'à la fin des temps, Malraux sait aussi s'occuper de ses hommes, les instruire et les mener au combat. Sa brigade se distingue en plusieurs occasions. Elle participe à la défense de Strasbourg que menace une contre-offensive allemande. Comme l'écrit son biographe, depuis la mort de Saint-Exupéry, « Malraux devient le plus connu des écrivains français combattants293 ». Dès 1944, il profite de son passé de résistant et de colonel pour s'opposer au noyautage complet de la Résistance et de l'État par les communistes. Peu importe si Malraux triche un peu ou passionnément sur ses états de service et sur son passé de résistant, dans les vingt-sept feuillets qu'il remplit à la Libération : plus encore qu'en Espagne, son aventure militaire a réussi. Une autre figure singulière va montrer l'exemple que l'on peut être à la fois écrivain et soldat courageux : Romain Gary. Entré dans la France libre dès 1940, il combat parmi les Forces aériennes françaises libres. Capitaine à la fin de la guerre, il est fait compagnon de la Libération par le général de Gaulle. Courageux combattant de l'escadrille Lorraine, Romain Gary fait figure de héros. Il obtient une citation pour avoir guidé et accompagné un avion.
Comme un certain nombre de Français, de toutes tendances et de toutes opinions, des écrivains participent à la Résistance. À partir de 1942, le choix de François Mauriac est fait : il entre en résistance littéraire. Désirant demeurer en zone occupée, il est recherché en 1943 par la Milice et la police allemande. Il est obligé de changer plusieurs fois d'adresse et de se cacher. Clandestinement, il publie en 1943 l'un des écrits de résistance les plus importants, Le Cahier noir. Les poètes ne reculent pas toujours devant la vie dangereuse. Francis Ponge héberge des militants du Front national (l'organe de résistance du parti communiste) avant de devenir agent de liaison en zone sud. Sous le nom d'« Alexandre », le poète René Char participe activement à la Résistance, les armes à la main. D'abord chef du secteur Durance-Sud, il commande en 1943 le Service action parachutage dans les Basses-Alpes, avec le grade de capitaine : « époque de douleur et d'espérance » dont Char tirera en 1946 les Feuillets d'Hypnos. Jean Paulhan est arrêté et interrogé en mars 1941. Après s'être lancé dans un réseau de résistance dans le Lot, André Chamson entre dans la brigade Alsace-Lorraine d'André Malraux. Jean Cassou intègre un réseau en 1940 ; quatre ans plus tard, il devient président du Comité régional de libération de Toulouse. Peu après avoir été nommé commissaire de la République, en 1944, sa voiture est mitraillée par les Allemands, attaque dont il échappe de justesse. Le poète et romancier Jean Cayrol (1910-2005) entre dans la Confrérie Notre-Dame du colonel Rémy. Dénoncé, il est arrêté et déporté à Mauthausen, et en sortira en restant très malade pendant huit ans. Albert Camus entre par l'entremise de Pascal Pia dans un groupe de résistance du réseau Combat, dont plusieurs membres seront déportés ou tués. Roger Vailland entre en Résistance auprès de Daniel Cordier en 1942. Tout en demeurant maréchaliste jusqu'en 1944, Maurice Blanchot sauve Paul Lévy de la déportation, met en sécurité la femme et la fille d'Emmanuel Levinas, protège des clandestins. Dans le Vercors, Jean Prévost tombe sous les balles de la Milice, le 1er août 1944. Jacques Perret, futur auteur du Caporal épinglé, s'engage dans les corps francs du 334e régiment d'infanterie, après quoi il est fait prisonnier en 1940 près de Longwy. Après trois tentatives, ce Gaulois royaliste autant que baroque parvient à s'évader et rejoint le maquis au sein de l'ORA, l'Organisation de résistance de l'armée, jusqu'à la Libération.
Quelques écrivains ont néanmoins essuyé des déboires liés à leur pacifisme. Auteur du Grand Troupeau, de Jean le Bleu, du Poids du ciel et de Refus d'obéissance, où s'imprime sa contestation de la guerre, mais aussi des régimes fasciste, nazi et communiste, Jean Giono est arrêté le 14 septembre 1939. L'énorme menace allemande autorise-t-elle le pacifisme ? Pour l'écrivain de la paysannerie utopique et de la terre étoilée, chantre d'un individualisme néostendhalien, la réponse ne fait aucun doute. Cinq ans plus tard, et pour les mêmes raisons, les épurateurs amalgament le pacifisme de Giono et le culte de la terre du premier gouvernement de Vichy : absurde contresens sur l'homme et l'œuvre. L'écrivain, qui n'est en vérité fidèle qu'à ses idées, comme un hussard sur le toit, va tâter de la prison sans connaître l'enchantement et les consolations de la tour Farnèse. Le très tracassier Comité national des écrivains, nouvelle incarnation du fiscal Rassi, met tout d'abord Giono à l'index, jusqu'en 1947. Ce que c'est que d'avoir eu pour père un cordonnier anarchiste ! Chantre d'imaginaires paysans, ce très pur joaillier de la prose poétique, qui a fait sonner sa langue comme jamais cela ne s'était vu – qu'on relise seulement Un de Baumugnes ou tel passage du Hussard sur le toit ! – est arrêté le 9 septembre 1944. Incarcéré à Digne, il est ensuite transféré à Saint-Vincent-les-Forts et finalement assigné à résidence pendant huit mois dans les Bouches-du-Rhône, trop loin de son cher Manosque... Aussi peu fait pour la politique que Fabrice pour l'armée !
Après le courage patriotique et militaire, des écrivains reviendront au courage politique en s'élevant au-dessus de la lutte civile qui s'abat sur la France depuis au moins 1940. Ils vont le faire à partir de présupposés différents : François Mauriac, au nom de sa conception de la France et de la charité chrétienne, Jean Paulhan, en vertu de l'anarchisme littéraire.
François Mauriac renouvelle donc son courage : après avoir connu une vie de résistance intellectuelle et de semi-clandestinité en 1943 et en 1944, après avoir subi les attaques rageuses de la presse collaborationniste, jusqu'à des dénonciations, il va profiter de sa position d'intouchable pour s'opposer aux règlements de comptes, aux bassesses et aux facilités qui s'emparent du monde littéraire de 1944-1945. Pourtant, rares sont les écrivains à avoir uni autour de soi autant de haine et d'insultes, venant de Rebatet, Brasillach, et autres sicaires proallemands. Le Comité national des écrivains a sa liste noire. Des motifs très inégaux animent ses membres : faire payer les complices des bourreaux nazis, châtier les traîtres, se débarrasser d'adversaires gênants, commencer la révolution, faire table rase d'écrivains bourgeois ou de droite, se construire une place dans l'après-guerre... La « justice » ne va-t-elle pas profiter à certains écrivains, trop heureux de se débarrasser de concurrents ou de passer pour des héros vengeurs ? De septembre 1944 à janvier 1945 se déroule l'une des principales polémiques politiques et littéraires du siècle : Mauriac est attaqué par Camus qui, s'en tenant à une justice qui ne se veut qu'humaine, défend le principe de l'épuration des écrivains. Au nom des résistants martyrisés par les Allemands, l'auteur de L'Étranger demande « une justice prompte et limitée dans le temps, la répression immédiate des crimes les plus évidents, et ensuite, puisqu'on ne peut rien faire sans la médiocrité, l'oubli raisonné des erreurs que tant de Français ont tout de même commises294 ». Ce raisonnement, fiable en principe, ignore en revanche la réalité : l'épuration ne se pratique pas sur un terrain neutre, avec des institutions juridiques au fonctionnement régulier et dans un climat serein. Les juges, les instructeurs, les magistrats, les jurés sont d'autant moins objectifs que certains ont un passé à se faire pardonner, et que des pressions énormes s'exercent sur eux, qu'elles viennent de la presse communiste ou de certains journaux gaullistes, qui réclament des châtiments impitoyables. Les résultats de l'épuration des écrivains confirmeront les craintes de Mauriac et donneront tort à Camus : les procès s'avèrent sélectifs, les verdicts, incohérents ; les écrivains les plus collaborateurs s'en sortiront (Céline, Rebatet, Alphonse de Châteaubriant), tandis que Maurras sera condamné pour de mauvais motifs à l'issue d'un procès truqué. On inquiète Sacha Guitry. On enferme Jean Giono...
Robert Brasillach s'est présenté de lui-même à la police. Lors de son procès, on lui reproche son soutien au totalitarisme, son admiration pour l'Allemagne, l'approbation du meurtre de Marx Dormoy, la défense des mesures antisémites, des appels au meurtre – sport national pendant la guerre. Conscient des irrégularités de la « justice » de l'épuration, et malgré les attaques violentes que Brasillach lui avait adressées via la presse, François Mauriac recueille cinquante-cinq signatures d'écrivains et d'intellectuels pour demander à de Gaulle la grâce de son adversaire. Tandis qu'Albert Camus finit par signer, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Louis Aragon et Elsa Triolet s'y refusent. Le poète et romancier est fusillé dans la prison de Fresnes au matin du 6 février 1945. François Mauriac est accusé par ses confrères épurateurs de demander une clémence plus grande pour les écrivains que pour les autres. Faut-il penser comme le théoricien-de-l'engagement-d'après-guerre, Sartre, que l'écrivain est plus responsable que les autres du fait de son pouvoir intellectuel ? Ou bien, avec Mauriac, que les écrivains, coupables et innocents, valeureux ou lamentables, ont à donner maintenant l'exemple de la réconciliation nationale ?
Mauriac veut jouer un rôle temporisateur dans une époque de brutes. Il réclame non pas l'absolution, mais des peines alternatives au peloton d'exécution. Et cela, non seulement au nom de l'unité civile, mais aussi d'une charité chrétienne qui interprète autrement la justice des hommes. On peut parler dans son cas d'une véritable dissidence résistantialiste, à contre-courant du climat exaspéré qui prévaut. L'influence du parti communiste au sein du Comité national des écrivains le pousse à démissionner – ce que Camus fait aussi, pour les mêmes raisons, dès septembre 1944. Mauriac est dégoûté par l'intransigeance des vainqueurs, qui ne considèrent nullement le brouillage des pistes qui s'est opéré entre 1940 et 1944, la part d'inconnu qui résidait au fond de tous les choix, l'exigence démesurée de responsabilité qui s'est exercée sur les écrivains. Lucien Combelle, ancien secrétaire de Gide et de Drieu, condamné à sept ans de prison pour collaboration intellectuelle avec l'ennemi, se souviendra toute sa vie de l'article du Figaro dans lequel Mauriac distingue entre ceux qui se sont trompés avec honnêteté et ceux qui, ayant choisi le camp vainqueur, écrasent sans risques les premiers.
L'attitude de Jean Paulhan va confirmer, renforcer et finalement dépasser celle de François Mauriac. Derrière son argumentation explicite se trouve un principe anarchiste : tout homme traqué, quelle qu'en soit la raison, devient immédiatement une personne sacrée, qu'il faut protéger. Et ceux qui jugent leurs pairs deviennent soupçonnables, d'autant plus que le langage politique est sensiblement plus piégé que les autres. Paulhan se montre prophète pour lui-même, en écrivant dès 1941 à Marcel Jouhandeau : « Cher Marcel, il y a du moins un engagement que je peux prendre : lorsqu'après la débâcle allemande ce sera le tour des communistes d'exécuter les innocents, je les haïrai du même cœur que je le fais aujourd'hui pour leurs bourreaux295. » Or, au sortir de l'Occupation, le climat délateur se renouvelle, mêlant les vengeances personnelles aux motifs politiques. En 1945, Les Lettres françaises publient régulièrement des dénonciations. Dans un premier temps, Paulhan lui-même a considéré que Brasillach méritait la mort. Mais dans cette foire aux notions morales et aux hypocrisies, et devant le sens inquisitorial qu'Aragon donne de plus en plus au CNE, Paulhan va peu à peu réclamer le droit à l'erreur pour l'écrivain : « L'erreur, le risque de l'esprit, voire l'aberration (au sens des théologiens) sont le premier droit de l'écrivain296. » À rebours des arrogances partisanes qui se déchaînent, Paulhan veut rappeler que les écrivains sont mal placés pour se faire les juges de leurs pairs, et il va sciemment minimiser les torts des uns et des autres pour tenter de sauver leur peau ou favoriser leur libération297. En 1947, il écrit des lettres ouvertes aux membres du CNE pour réclamer l'indulgence à l'égard de ses aînés encore emprisonnés, lettres éditées l'année suivante sous le titre De la paille et du grain. Juger et condamner un talent avéré, c'est juger et condamner la littérature elle-même, c'est emporter le livre en même temps que l'homme qui l'a écrit. C'est au nom de cette vision altière que Paulhan demande en 1948 la libération du fasciste Maurice Bardèche, coauteur, avec Robert Brasillach, d'une monumentale Histoire du cinéma, mais aussi, en 1943, d'un important Balzac. Lorsque des campagnes s'organisent pour faire libérer Maurras de prison, il n'hésite pas à adresser une lettre de soutien au journal Aspects de la France, en 1948, au risque de passer pour maurrassien – ce qu'il n'est pas.
Alors que la Chambre des députés commence à évoquer la possibilité d'amnistier des écrivains compromis, Paulhan décide de frapper un grand coup. Fort de son passé de résistant et de vie clandestine (il a créé Résistance et, avec Jacques Decour, Les Lettres françaises, puis soutenu les Éditions de Minuit fondées en 1941 par Jean Bruller et Pierre de Lescure), il publie sa retentissante Lettre aux directeurs de la Résistance. Retentissante, puisque Paulhan dénonce les excès de l'épuration, la complaisance d'écrivains qui n'ont pas été des modèles de courage au cours de l'Occupation, l'impitoyable arrogance de la politique vis-à-vis de la littérature. Manifeste de l'esprit en même temps que défense des parias, ce petit ouvrage précède aussi en courage lucide la Lettre à un jeune partisan (1956), où Paulhan dénonce le piège intellectuel du combat entre la droite et la gauche, les proaméricains et les prosoviétiques. La première de ces « lettres » vaut à Paulhan de rudes attaques, comme celles de Claude Morgan. Elsa Triolet le traîne dans la boue en le qualifiant de « nazi298 ». La Lettre aux directeurs de la Résistance devient presque une affaire d'État, qui vaut à son auteur une lettre de quatre pages du président du Conseil Vincent Auriol, une entrevue avec le général de Gaulle et une approbation du pape299. En 1957, lorsqu'une pétition est organisée par François Mauriac contre l'entrée éventuelle de Paul Morand à l'Académie française, Jean Paulhan rappelle que l'intéressé a sauvé plusieurs Juifs sous l'Occupation : de tels actes lui semblent peser davantage que les dizaines de phrases antisémites qui parcourent certains textes de Morand et le pronazisme de son épouse.
Dans les années suivantes, Roger Nimier exerce un autre rôle, d'ailleurs complémentaire. Son parcours en tant que soldat dans un régiment de hussards, sa jeunesse surdouée et rêveuse l'encouragent à braver le sérieux de ses aînés épurateurs, qui eurent la chance, non pas seulement d'avoir raison, mais de s'être trouvés dans le bon camp. Il va travailler à la réhabilitation de quelques aînés compromis par leur comportement naïf ou courtisan à l'égard de la presse collaborationniste et d'Allemands tentateurs comme Otto Abetz : Jacques Chardonne, Paul Morand. Ces écrivains étant vivants, ne faut-il pas leur accorder la place qu'ils méritent dans la littérature, indépendamment de leur passé, dont on ne craint plus rien ? Peu soupçonnable d'aucune complaisance, Jean-Louis Bory n'hésite pas à se lier d'amitié avec ces deux écrivains, dont l'œuvre s'élève au-dessus de leurs compromissions. Dans Opéra, Roger Nimier prend la défense de Jean Giono, en qui il voit l'un des meilleurs écrivains français, et l'un des plus nobélisables. Il défend aussi Céline, qui en retour devient un admirateur de son Hussard bleu. Malaparte salue la liberté du jeune homme : « Nimier est sans doute le plus intelligent et le plus libre des jeunes Français intellectuels et le plus vif [...]. Je crois que, dans son for intérieur, il a dépassé la rhétorique de la Résistance et de la Collaboration300. » Nimier va plus loin, plus fort, jusqu'à la nausée, dans Les Épées (1948). Son tempérament noir lui fait concevoir des destins entraînés dans la Milice, comme pour comprendre les chemins bourbeux tracés par le destin, et récupérer l'impossible grandeur des causes perdues. Un roman dont le thème se retrouve, autrement traité, dans Le Petit Canard (1954) de son ami Jacques Laurent.
Il faut évoquer aussi la vaillance de Malraux. Sa fidélité à de Gaulle, son travail au RPF puis son mandat de ministre de la Culture lui valent des vitupérations et des haines de la part de la gauche, qui lui reproche d'abandonner l'idéal révolutionnaire et de servir le pouvoir en place. Plus lucide que ses anciens amis, enfermés dans l'idéologie, Malraux a compris que le phénomène moteur du XX e siècle n'était pas le prolétariat, ni même la conscience de classe, mais la nation. Le Malraux devenu gaulliste en 1945 est aussi devenu anticommuniste. Évolution, retournement ou correction, peu importent les mots : l'auteur de L'Espoir a fait preuve d'un immense courage intellectuel en reconnaissant pleinement cette réalité, quitte à porter ailleurs sa mythomanie. Accusé de trahison par les uns, il est la cible manquée de l'OAS : le 7 février 1962, la bombe qui lui était destinée défigure une petite fille, Delphine Renard. Cet événement affecte profondément Malraux.
Sur la partie opposée où l'on s'affronte au sujet de l'Algérie, les écrivains antigaullistes encourent des condamnations, des mois ou des années de réclusion. Quoique, dans son hebdomadaire La Nation française, il soutienne et critique tour à tour la politique du général de Gaulle, Pierre Boutang sera considéré comme le journaliste le plus condamné pour « offense au chef de l'État » – l'intéressé n'en tiendra d'ailleurs pas rigueur à de Gaulle et passera pour monarcho-gaulliste. Plus systématiquement favorable à l'Algérie française, Jacques Laurent répond à l'hagiographie de François Mauriac (De Gaulle, 1964) par son cinglant Mauriac sous de Gaulle, pamphlet qui vaut à son auteur un retentissant procès pour offense au chef de l'État. Jacques Laurent est soutenu par Jean Anouilh, Antoine Blondin, Marcel Aymé, Emmanuel Berl, Jules Roy, Françoise Sagan, Bernard Frank et François Mitterrand. Lorsque le fils de Jacques Perret, Jean-Loup, impliqué dans un attentat attribué à l'OAS, est condamné à dix ans de réclusion et interné à l'île de Ré, son père ne désarme pas. Dans la presse, il poursuit le Général de sa vindicte de polémiste et de père scandalisé.
Au lieu de s'appuyer sur des événements, le courage peut partir d'un choix linguistique, infiniment plus silencieux. Parallèlement à la genèse du français littéraire, des écrivains ont préféré incarner dans leur langue leur fidélité régionale ou locale, en acceptant les risques de la barrière linguistique. On oublie trop souvent que la tradition littéraire de la France n'est pas la tradition littéraire en langue d'Île-de-France : ce fait de civilisation ne saurait d'ailleurs se réduire au moment maréchaliste qui l'a instrumentalisé contre la propagande germaniste. L'œuvre de Frédéric Mistral, celle de Joseph d'Arbaud (La Bèstio dou Vacarès) et celle de Max-Philippe Delavouët (Pouèmo pèr Evo) suffisent largement à illustrer la dignité littéraire du provençal. Le Languedoc compte de magnifiques poètes, comme Max Rouquette. De 1854 à nos jours, le Félibrige rassemble des écrivains de langue d'oc : cette association littéraire couvre tout le midi de la France, avec des représentants à Paris. À côté de rimeurs plats ou de prosateurs de lieux communs, se dégage régulièrement un auteur d'ampleur respectable, qui doit accepter une marginalité relative. Tel est par exemple Bernard Manciet (1923-2005), auteur de L'Enterrament a Sabres (1996), poème de cinq mille vers qui illustre les pouvoirs poétiques les plus modernes de la langue gasconne. Poème théologique et cosmogonique inspiré par le modèle des cérémonies funèbres dans le monde latin, il confirme s'il en est besoin la dimension universelle que peuvent atteindre les meilleurs vers de langue d'oc. Tandis que la conscience linguistique allait généralement de pair avec la conscience politique au XIX e siècle, Manciet affirme plutôt une forme de solitude et d'authenticité. Il ne se considère pas comme un « régionaliste ». Sa décision d'écrire en gascon correspond surtout à un choix poétique : « Je me suis rendu compte, en me traduisant en français, qu'à une langue fait défaut ce que possède l'autre. Je souhaiterais que mon français soit élégant, perfide, avec quelque chose du style Directoire. Ce qui ne va pas du tout au gascon, le gascon brutal, vif, rêche, finaud, voyou, coléreux, flambant, téméraire, battant et batailleur301. » Mélange d'individualisme et de fidélité, le choix de l'écriture en langue dialectale présente toujours un minimum de contenu politique, parce qu'il implique la reconnaissance du pluralisme linguistique et donc une certaine définition de la France.
Aujourd'hui, on peut se demander où se situe la vaillance des écrivains.
Dans la défense de causes sociales et philosophiques ? Le courage consiste-t-il à dénoncer le nihilisme mou du monde contemporain, comme le fait Nancy Huston dans Professeurs de désespoir (2004) ? à ironiser sur les turpitudes de la société libérale avancée, comme le proposent Benoît Duteurtre et Jérôme Leroy ? L'action humanitaire demande beaucoup de cœur et de temps, le goût du voyage en avion, mais n'appelle pas nécessairement l'héroïsme. Pascal Bruckner fournit l'exemple d'un écrivain charitable et dans le vent, puisqu'il a été membre du conseil d'administration d'Action contre la faim. Cet investissement ne l'empêche pas d'aller à rebours de l'époque en encourageant la responsabilité civique des habitants du « tiers-monde » (Le Sanglot de l'homme blanc, 1983) et en rendant compte de l'autoflagellation occidentale (La Tyrannie de la pénitence, 2006), où il n'a pas de mal à déceler le revers naturel de l'orgueil chauvin. Aider à discerner, échapper au manichéisme ambiant sont peut-être les formes de vaillance de notre basse époque.
Le lecteur probe et indépendant attend naturellement que l'écrivain qu'il lit défende et illustre des idées auxquelles il croit, de telle sorte que sa lecture peut lui procurer l'agréable impression que la vérité est enfin mariée à la neutralité. La plupart du temps, en France, les intellectuels n'encourent plus de risques énormes, sauf à tomber dans des errances racistes ou homophobes condamnées par la loi. Peut-être que, comme le suggèrent des essayistes comme Alain Finkielkraut, Jacques Julliard et Fabrice Hadjadj, la vaillance de l'écrivain consiste-t-elle d'abord à ne pas s'agenouiller devant l'argent et la carrière, à être inactuel et mécontemporain, à s'enraciner dans la plus haute culture classique, française et mondiale. En somme, l'héroïsme véritable serait pour l'écrivain de demeurer ce qu'il est, de cultiver sa différence en approfondissant sans cesse les questions qui le travaillent. Dans un temps où domine l'illusion égalitaire, il faut du courage pour remettre en cause la sous-culture de masse, l'avilissement du goût et des manières, l'indifférenciation provoquée par le multiculturalisme302.
285Pierre Boutang, préface à Platon, L'Apologie de Socrate, Les Îles d'or, 1948, p. 11.
286Bernard Lazare, « Le premier ghetto », La Justice, 17 novembre 1894.
287Jean-Denis Bredin, Bernard Lazare, le premier des dreyfusards, Le Livre de poche, 1994.
288Michel Winock, Le Siècle des intellectuels, op. cit., p. 21.
289Christophe Charle, Naissance des « intellectuels », op. cit., p. 70.
290Maurice Barrès, « La protestation des intellectuels », Le Journal, 1er février 1898.
291Charles Péguy cité par Daniel Halévy, Péguy et les « Cahiers de la quinzaine », op. cit., p. 225.
292Olivier Todd, André Malraux, une vie, op. cit., p. 353.
293 Ibid., p. 360-361.
294Albert Camus, éditorial, Combat, 25 octobre 1944.
295Cité par John Ernest Flower, in collectif, Autour de la Lettre aux directeurs de la Résistance de Jean Paulhan, Presses universitaires de Bordeaux, 2003, p. 4.
296Jean Paulhan à Marcel Jouhandeau, in Choix de lettres, tome II (1937-1945), Gallimard, 1992, p. 374.
297Jeannine Verdès-Leroux, « Paulhan, analyste du politique », in Paulhan, le clair et l'obscur, colloque de Cerisy-la-Salle, Gallimard, 1998, p. 227-244.
298Elsa Triolet, « Jean Paulhan successeur de Drieu la Rochelle », Les Lettres françaises, 7 février 1952.
299Frédéric Grover, « Jean Paulhan et la politique », in Jean Paulhan le souterrain, colloque de Cerisy, UGE, coll. « 10/18 », 1976, p. 188.
300Curzio Malaparte cité par Christian Millau, Au galop des hussards, op. cit., p. 52.
301Bernard Manciet, revue Oc, 1959.
302Renaud Camus, « J'aimerais bien plaire, mais je n'y tiens pas à tout prix », Le Figaro littéraire, 7 février 2009.