On dit qu’il était timide.

Qu’il avait le charme efféminé des timides.

Leur douceur.

On dit qu’il approuvait courtoisement les conneries qu’on lui expliquait plutôt que d’en débattre. Qu’il était incapable de dire non. Qu’il était incapable de soutenir un regard hostile. Que lorsqu’il parlait il mettait la main devant sa bouche, comme pour s’excuser de l’ouvrir.

On dit qu’il l’ouvrait peu.

Que sa réserve était son inclination naturelle, et sa morale.

On dit qu’il ne savait pas déchiffrer la musique. Qu’il était infoutu d’écrire et même de nommer les formes musicales inouïes qu’il inventait. Que le sentiment de cette incapacité aggravait considérablement sa timidité naturelle. Que lorsqu’il se vit contraint d’avouer à Miles Davis (lequel lui avait transmis une de ses compositions en signe d’amitié), lorsqu’il se vit contraint de lui avouer qu’il ne savait pas déchiffrer sa musique, il eut envie d’entrer sous terre. Et d’y rester.

On dit que le jour où il apprit l’assassinat de Martin Luther King (il se trouvait dans un bar fréquenté par les Blancs), il garda un silence mortel lorsqu’un type gueula Bon débarras ! Que son visage resta de marbre lorsqu’un autre se mit à rugir C’est une bonne leçon pour les nègres ! Qu’il versa très lentement le sucre dans son café lorsque le barman, avec une affreuse expression de joie sur la figure, commenta Bien fait, le bamboula l’a bien cherché ! Qu’il fit tourner très lentement sa cuillère dans la tasse (sa main tremblait-elle un peu ?) lorsque ce dernier, pour faire bonne mesure, vociféra On va quand même pas se laisser chier sur la tête par des macaques ! Qu’il avala très lentement sa boisson malgré les bonds que faisait son cœur, serré comme le poing, jusqu’à sa bouche. Qu’il refoula au fond de lui une colère vieille de plusieurs siècles, une colère héritée d’un peuple qui avait appris, pour sauver ses billes, à ne pas parler inconsidérément. Mais que le lendemain de ce drame, le 5 avril 1968, à Newark, sur la scène du Symphony Hall, il rendit un hommage inoubliable à l’homme assassiné, et fit jaillir en beauté sauvage la douleur concentrée, immobile et muette qu’il avait, la veille, au prix d’un effort inhumain, contenue. On dit qu’il ne s’aimait pas. Que sa timidité incurable venait de ce qu’il ne s’aimait pas.

Qu’il n’avait aucune assurance aucune. Qu’il demandait souvent à ses proches Est-ce qu’on me prend pour un pitre ? Est-ce que je ne suis pas ridicule avec ce chapeau ? On dit qu’il ne sortait de sa timidité que pour être, sur scène, l’audace même.

 

Il fut, le 18 août 1969, l’audace même.

Il fit ceci : il s’empara de l’Hymne et il le retourna.

Il eut ce front.

Il prit ce risque.

L’hymne entonné en prélude aux allocutions du président Nixon, l’hymne qui résonnait lors des célébrations de tueries héroïques, l’hymne intouchable, l’hymne immuable, l’hymne de la superpuissance blanche classée n° 1 au hit-parade des pays producteurs de bombes : au napalm, au phosphore, à la dioxine, au graphite, tritonales, à fragmentation, à guidage laser, à sous-munitions, il y en avait pour tous les goûts, l’hymne d’amour de la patrie, car amour et patrie sont deux mots qui parfaitement s’accolent (j’ai à l’esprit un autre verbe que je n’ose pas écrire), l’hymne des braves boys qui savaient opposer leur mâle résistance à la propagation communiste avec l’aide miséricordieuse de Dieu et suivant la méthode imparable du search and destroy encore appelée civilisatrice, cet hymne-là, il s’en saisit et il le renversa.

L’hymne sacré, symbolique, scrupuleusement respecté, l’hymne régimentaire qui avait envoyé son ami Larry Lee se faire trouer la peau dans les jungles du Vietnam, l’hymne qui accueillait en fanfare les GI morts au combat, lesquels arrivaient de Saigon en emballage capitonné, car sacrifier sa vie à la lutte contre le Mal méritait amplement un emballage capitonné, la patrie reconnaissante ne reculant devant aucun sacrifice, l’hymne sanglé de la tradition, l’hymne engoncé dans son uniforme, l’hymne bêlé à l’école, en cadence, un-deux, l’hymne vidé de sa substance et braillé sur les stades Oh dites-moi pouvez-vous voir dans les lueurs de l’aube ce que nous acclamions si fièrement au crépuscule, l’hymne qu’on chantait sans l’entendre, depuis le temps, l’hymne embaumé, l’hymne empoussiéré, l’hymne pétrifié de la nation, il l’empoigna, le secoua, et aussitôt en fit jaillir une liberté qui souleva l’esprit.

 

C’est de The Star Spangled Banner que je parle. C’est de ce morceau si légitimement fameux que Jimi Hendrix joua à Woodstock le 18 août 1969, à 9 heures, devant une foule qui n’avait pas dormi depuis trois jours, et que j’écoute des années après, dans ma chambre, avec le sentiment très vif que le temps presse et qu’il me faut aller désormais vers ce qui, entre tout, m’émeut et m’affermit, vers tout ce qui m’augmente, vers les œuvres admirées que je veux faire aimer et desquelles je suis, nous sommes, infiniment redevable.

Car je l’ai décidé ce matin (changerai-je d’avis dans un mois ?), je ne veux plus parler que des choses qui, véritablement, m’importent et me touchent à vif. Je ne veux plus avoir d’autres liens qu’avec ceux-là qui m’aident à vivre, connus ou anonymes, morts ou vivants, Jean Vernet, mon voisin adorable, ou Hendrix, ce génie, mue par cette illusion que, en laissant de leur vie quelques traces écrites, leur disparition sera pour moi un peu moins irrémédiable, et un peu moins triste la certitude qu’ils resteront dans mon souvenir à tout jamais irremplacés.

J’écoute l’Hymne une fois encore. Et alors que je trouve souvent je ne sais quoi de dépassé et de vieux jeu dans les romans qui firent le bonheur de ma jeunesse, le cri que lança Hendrix en jouant The Star Spangled Banner, à Woodstock, le 18 août 1969, à 9 heures du matin, ce cri me bouleverse tout comme au premier jour. Et sans qu’on puisse imputer (je l’espère) ce constat à l’étiolement de mes sens, j’ai le sentiment que je n’entends plus aujourd’hui de cri qui ait, comme le sien, ce souffle à arracher les arbres.

 

Car ce matin du 18 août 1969, à Woodstock, Hendrix fit entendre un cri insoutenable, insoutenablement beau, et paradoxalement libérateur.

Un cri plus fort que tous les mots, un cri d’effroi devant la vie menacée par la folie guerrière et d’espoir increvable devant la beauté.

Un cri qui déchira l’espace, un cri aux accents inconnus, un cri qui était comme une incantation aboyée dans un monde infernal, comme un sanglot terrible.

Un cri lancé au ciel.

Un cri si intense, si véhément, d’une puissance d’entraînement telle qu’il traversa l’épaisseur du temps, traversa tous les blocs de résistance qui obstruent la mémoire, jusqu’à m’atteindre, jusqu’à nous atteindre en plein cœur, et à nous traverser.

 

On dit que la voix d’Orphée faisait miraculeusement se coucher les bêtes.

Le cri de Hendrix fit tomber en un instant, ce matin du 18 août 1969, à Woodstock, des murs entiers d’indifférence et d’amnésie.

 

Il résonne encore aujourd’hui.

Et son pouvoir d’interpellation reste intact.

Mieux encore, c’est aujourd’hui peut-être, puisque le temps parfois peut apporter des roses, ainsi que le disait Carlyle à sa manière enrubannée, c’est aujourd’hui peut-être qu’il nous est le plus nécessaire.

Car où entend-on aujourd’hui un hurlement de cette portée qui se lève contre l’horreur et redonne vie à nos vies ?

Où entend-on aujourd’hui une protestation qui ait cette force à décorner les bœufs et qui soit audible par tous ? Où entend-on aujourd’hui une conflagration de cette ampleur qui nous alarme aussi abruptement sur la démence du monde et qui nous interroge aussi abruptement sur notre maintenant ?

Le monde serait-il devenu si beau, si juste et si pacifique qu’un hurlement pareil au sien serait absurde ? Notre vie serait-elle si heureuse que seuls quelques attardés auraient encore à s’époumoner ?

La violence se serait-elle miraculeusement dissipée ?

Ou notre abdication serait-elle si totale que nous n’aurions plus à nous insurger ?

Tout me pousse, les jours sombres, à penser que cette dernière hypothèse est peut-être la plus vraie, à force de percevoir, jour après jour, l’expression de la révolte affadie dans des livres indigents et qui manquent de soufre, déshonorée dans des chansons mises à la mode à grand renfort de pub, pervertie dans les discours politiques des pros du changement, ou, pire encore, dans les sermons édifiants de ceux, prophètes, télévangélistes milliardaires ou autres délinquants parlant au nom de Dieu, qui n’ont à la bouche que la parole amère des redresseurs de torts.

 

Le cri que Hendrix fit entendre à Woodstock, le 18 août 1969, à 9 heures du matin, ce cri continue aujourd’hui de crier et de défier le temps. C’est cela surtout que je voudrais dire à propos de The Star Spangled Banner. Qu’il fut un cri, un cri libre, un cri de refus, un cri de refus qui concentra tous les refus d’une jeunesse que l’avidité, la brutalité et le prosaïsme de la société d’alors révulsaient jusqu’à la nausée, un cri dont l’impact, quarante années après, vient encore fissurer la gangue de nos cœurs.

C’est cela que je voudrais dire dans ma lourdeur, plutôt que de verser dans cette admiration inoffensive et pieuse à laquelle je cède parfois, dans cette sanctification sans effets ni pouvoirs dont la musique de Hendrix est devenue souvent, me semble-t-il, l’objet.

Je voudrais dire haut la beauté de ce cri, la louer, la propager auprès de ceux qui n’ont pas eu la chance encore d’en faire, dans leur intimité, l’expérience (une expérience qu’il m’arrive d’appeler pour moi-même Expérience H, avec ce que cette formule suppose d’explosif), la porter vers eux avec cette force que je reçois d’elle depuis si longtemps et qui conduit ma main qui est en train d’écrire.

 

Mais ce n’est pas sans crainte que je me jette dans cet éloge. Quand je dis je me jette, cette expression donne une faible idée de mon appréhension. J’ai le sentiment, avec la musique de Hendrix, d’être véritablement jetée sur un continent autre, dans une langue autre, ailleurs, j’ai le sentiment que je m’aventure et me découvre sur le sol qui m’est le plus étranger, je veux dire loin, très loin de la littérature qui m’a toujours accompagnée. Car, autant l’avouer d’entrée de jeu, je n’ai ni l’âge ni le goût d’être une fan de rock, et les cris suraigus des adolescentes à la vue de leur idole m’amusent autant qu’ils m’ébahissent,

je n’ai rien d’une experte en musique,

je n’en possède ni le savoir ni les armes,

je n’ai, du reste, nullement l’intention de me livrer à l’autopsie de The Star Spangled Banner,

je n’envisage pas plus de faire concurrence aux biographies savantes, ni aux inventaires fétichistes, ni aux exégèses agenouillées et toutes bardées de dates et de détails (fort utiles au demeurant).

Je voudrais simplement faire l’éloge de l’Hymne joué par Hendrix le 18 août 1969, dans cet esprit analphabète cher au philosophe Bergamín, qui désignait par là, non l’ignorance fruste, expéditive et fière d’elle-même, mais une approche démunie de toute volonté de maîtrise, de tout désir d’autorité, de tout savoir ornemental, lequel, croyant faire reculer le mystère d’une œuvre, en manquait, disait-il, l’essentiel, une approche sans défense mais sans naïveté et qui savait s’abandonner à la beauté plutôt que de tenter d’en mesurer en vain la démesure.

Je voudrais, disais-je, faire l’éloge de l’Hymne joué par Hendrix, dans cet esprit analphabète cher à Bergamín, et en allant par mes chemins imaginaires, au gré des fictions que j’ai brodées sur l’homme tout au long de ces années, à partir de détails glanés ici et là, des on-dit, des rumeurs, des histoires vraies et fausses et des Hauts Faits de la Légende hendrixienne.

 

J’écoute l’Hymne, ce matin, tout en jetant mes yeux sur le journal du soir qui nous promet plus encore de pauvreté et plus encore de fanatisme. Et je me dis que si The Star Spangled Banner n’a pas cessé d’agir sur nous depuis toutes ces années, s’il nous parle aujourd’hui avec une urgence et une intensité rares, s’il est plus que jamais d’actualité, ce temps où Hendrix apparut à l’épicentre d’un monde foisonnant de promesses et d’espoirs (et ce, en dépit des désastres guerriers et des exactions racistes), ce temps des rêves naïfs auxquels nous adhérâmes il y a près d’un demi-siècle, ce temps désormais est échu, et s’est éloigné de moi, de nous, à une distance astronomique.

 

Car Hendrix mourut en même temps que mourait une époque qui avait cru, déraisonnablement, que le pouvoir des fleurs désarmerait les mains les plus militaires.

Hendrix, à Woodstock, incarna, d’une certaine façon, la fin de ce monde, et son deuil.

Il fut ce feu d’espoir qui brûla sur lui-même.

Et il en fut les cendres.

Est-ce qu’on est déjà demain ou est-ce la fin du monde ? demandait-il.

Hendrix, dans une sorte de prescience, avait compris que nous étions déjà demain et que c’était la fin d’un monde.

Il avait compris que la paix et le bonheur qu’il souhaita à la foule, ce matin du 18 août 1969, à Woodstock, que cet idéal impossible auquel une génération avait éperdument aspiré était condamné à mourir.

Il avait compris que les cerfs-volants ne remplaceraient jamais les avions de chasse, que les lucioles de l’innocence s’étaient définitivement éteintes en Italie comme partout ailleurs, et que l’espoir (à qui la tradition, c’est mauvais signe, donne la couleur de l’épinard), que l’espoir d’une dignité partagée dans un monde meilleur avait pris l’eau de toutes parts jusqu’à puer la vase.

Il avait compris que la Beat Generation était morte avec Neal Cassady, retrouvé gisant, sous la pluie, comme un chien, le 4 février 1968, au bord d’une sinistre voie de chemin de fer, ses rêves utopiques enfoncés dans la boue.

Et si tout nom porte, paraît-il, un sens, on peut avancer que le nom de Hendrix, qui sonne comme Matrix, fut à la fois l’emblème de cet idéal naufragé et l’annonciateur d’un monde qui n’en était alors qu’à son commencement, un monde futuriste, beaucoup plus fauve et inhumain que le précédent, et devant lequel mieux valait s’étourdir avant qu’il n’impose définitivement son règne.

Hendrix annonça ce monde à venir,

ce monde où les églises seraient désormais électriques, Electric Churches, comme il les appelait,

des églises d’où il ne serait plus jamais chassé parce que tout simplement il en serait le maître,

et qui nous introduiraient au temps des artifices, du cyber art, de la cyber info et du cyber amour, sur des écrans qui ne s’éteindraient plus et qui bouleverseraient la production et l’usage de la musique, tout comme ils bouleverseraient la production et l’usage du monde, un monde où, parallèlement, les mots consumérisme et mondialisation deviendraient banals, où le cynisme et l’emprise du fric sur toute chose étendraient leur pouvoir, et où la crapulerie financière ne cesserait de croître, la crapulerie financière dont Hendrix fut, je le dis et l’affirme, le sacrifié.

 

Car Hendrix ne mourut pas seulement d’un excès de barbituriques, comme partout il fut écrit.

Il mourut du mal de son époque.

Il mourut du déchirement d’une époque prise entre la fin de l’euphorie idéaliste des années 60 et le surgissement d’un monde autrement plus rapace et brutal, d’un monde happé par l’obsession du calcul économique. Il mourut du mal de son époque, du mal de son pays et du mal d’une logique qui commençait à s’affirmer, une logique pour laquelle il n’était pas fait, et qui est encore et toujours la nôtre,

une logique marchande, sauvagement marchande, dont son immonde manager Jeffery fut l’une des pièces maîtresses.

 

Car son immonde manager Jeffery le jeta dans des tournées exténuantes et ne programma pas moins de deux cent cinquante-cinq concerts pour la seule année 1967 et presque autant en 1968, pour la bonne raison que son poulain (c’est ainsi qu’on commença à désigner, fort justement, ces bêtes du spectacle) était devenu une star que toutes les capitales s’arrachaient, et que les recettes de ses concerts augmentaient de façon fabuleuse.

Et l’immonde manager Jeffery qui ne pensait qu’à augmenter les marges déjà énormes qu’il prenait sur les bénéfices et à posséder toujours plus de grosses villas, toujours plus de grosses bagnoles et toujours plus de grosses montres, l’immonde Jeffery dont Hendrix disait, dans ses (rares) jours de colère, qu’il n’était pas un mec mais un portefeuille (comme le fut avant lui l’immonde colonel Parker qui s’était outrageusement enrichi sur le dos de Presley en le poussant vers des chemins indignes), l’immonde Jeffery qui craignait que Hendrix ne se lassât d’un programme véritablement éprouvant, d’un programme qui aurait écrasé n’importe quel jeune homme de son âge, fût-il le plus résistant, l’immonde Jeffery n’hésita pas à lui fournir en abondance drogues et psychotropes, leur coût passant, je le précise, au compte des frais généraux.

Il l’approvisionna en dope pour, littéralement, le désarmer, pour l’anéantir, et briser en lui toute volonté de fuir, pour le mettre, en l’amenant à se nuire, hors d’état de lui nuire.

Et Hendrix qui était aussi résolu et souverain sur scène que vulnérable et mal assuré dans la vie, à l’instar de ces marins qui, le pied posé sur la terre, ne savent plus marcher, Hendrix fit un usage immodéré des stupéfiants fournis par l’immonde Jeffery.

Il abusa du LSD qui l’emportait, halluciné, loin des morosités, sur un vaisseau spatial, comme il disait, voguant dans une brume pourpre en quête d’un havre où se poser,

loin de la réalité étroite et borgne, que l’acide heureusement défigurait jusqu’à la rendre fantastique,

loin de la vulgarité des goujats du show-biz qui éructaient leurs bassesses en comptant leur pognon,

loin des tournées aux quatre coins du monde qui le laissaient sonné et éreinté comme trente-six déménageurs,

et loin de tout ce qui pouvait ouvrir sa blessure d’enfance, sa blessure secrète dont je reparlerai plus tard, loin du vieux désespoir qui lui fit souvent, dans ses chansons, appeler la mort de ses vœux afin qu’elle le délivre.

Hendrix abusa de la dope jusqu’à en devenir brutal et irritable, lui qui avait toujours été d’une douceur de fille. Il se défonça chaque jour et plusieurs fois par jour, avec d’autant plus d’acharnement que l’ambiance qui régnait au sein de son groupe Te Jimi Hendrix Experience était devenue détestable, que Noel Redding était las qu’il lui dictât ses parties de basse, et que lui-même ne supportait plus que les deux musiciens qui l’accompagnaient fissent régulièrement des plaisanteries sur sa noirceur sans mesurer à quel point elles pouvaient l’atteindre.

La tournée européenne qui avait débuté en janvier 69 n’avait fait qu’ajouter de la fatigue à sa fatigue.

Et la tournée américaine qui lui succéda fut une épreuve supplémentaire. Peut-être l’épreuve de trop.

La légende dit qu’à Dallas, l’un des flics qui assuraient le service de sécurité pour le concert d’un soir, un type à la nuque rasée et qui marchait les pieds en dedans, le menaça d’un flingue en hurlant à l’adresse de son tourneur Tu diras à ton nègre que s’il joue The Star Spangled Banner ce soir, il ressortira pas vivant du bâtiment !

Hendrix comprit ce qu’il savait déjà et qui lui fit du mal une fois encore. Il comprit que ce flic qui aboyait patriotiquement était le porte-parole d’une Amérique blanche hantée par la terreur du chaos politique, inséparable selon elle du chaos sexuel, les deux affreusement nuisibles à l’idéal chrétien, affreusement favorables à l’infiltration communiste et affreusement générateurs de criminalité rampante, c’étaient les expressions dont, à l’époque, on usait.

(Rappeler que, en 1940, Igor Stravinsky, qui avait orchestré The Star Spangled Banner pour l’Orchestre symphonique de Boston, fut malmené par la police, arrêté pour « falsification de biens publics », et libéré vingt-quatre heures après, avec quelques égratignures et un cocard du plus beau mauve. Hendrix avait-il entendu la version de Stravinsky que les autorités avaient jugée délictueuse ? Quelque chose me dit que oui et qu’il voulut, en quelque sorte, faire pire, je veux dire mieux.) Hendrix, à la fin de ce maudit printemps 1969 et de cette maudite tournée qui l’avait conduit à travers l’Amérique dans des villes où le racisme était la règle et où les Noirs étaient traités comme des bêtes, Hendrix avait atteint, je crois, la limite de ce qu’il pouvait supporter. Il était à bout.

Alors, il décida de dire stop aux tournées, il avait trop présumé de ses forces, stop à son groupe Te Jimi Hendrix Experience, il avait l’insupportable sentiment de s’y enliser, stop aux concerts à la chaîne, il fallait à tout prix qu’il reprît souffle, et stop au despotisme bonhomme (le pire) de son manager Jeffery dont il était, d’une certaine façon, le nègre.

Il se fit le serment, c’est ce que j’imagine, de ne pas consentir un jour de plus à ce qui le brisait.

C’est-à-dire :

– de ne plus entendre une seule fois le mot thune, ni le mot fric, ni le mot blé, ni le mot pognon, ni le mot bénef, ni le mot cible, ni le mot résultat, ni les expressions taux d’amortissement, ou taux d’occupation, ou taux d’intérêt, ni aucune de ces phrases que Jeffery avait sans cesse à la bouche et que Hendrix entendait comme on entend une langue étrangère dont les sonorités vous sont hostiles,

– de s’écarter résolument d’une image publique qui ne lui renvoyait que la caricature de lui-même en sauvage,

– de rencontrer de nouveaux musiciens dont l’émulation éveillerait la sienne et qui lui permettraient de sortir sa musique du cadre étroit du rock où il commençait à s’ennuyer,

– et surtout, surtout, d’envoyer paître Jeffery dans les grandes largeurs, au moins pendant un temps.

Sans quoi, se disait-il, sans quoi il se perdrait de vue. Sans quoi il perdrait de vue la musique, sa femme.

Sans quoi il irait à sa propre perdition.

Il s’attela à ce projet.

Et se mit à chercher un asile, loin de tout ce fracas qui l’entourait depuis ces deux ans de démence, un asile où il pourrait marcher, nager, se jeter dans l’herbe, galoper à cheval, regarder le ciel, vivre avec des amis et se vouer enfin à ce qui était sa vie.

Et en juillet, il emménagea pour tout l’été dans une grande maison, à Shokan, un village du comté de Sullivan, non loin de la ville de Woodstock qui deviendrait bientôt célèbre dans le monde entier.

Il demanda à son ami Billy Cox, l’ami des jours difficiles qu’il avait connu à l’armée, de venir le rejoindre, et appela près de lui quatre autres musiciens, le guitariste Larry Lee qu’il avait rencontré à Nashville en 1963, le fidèle Mitch Mitchell, et deux percussionnistes, Jerry Velez et Juma Sultan, afin qu’ensemble ils préparassent le festival qui devait avoir lieu à Woodstock, le mois suivant.

Alors, il se sentit repris par l’ancienne fièvre.

Alors, son désir de créer qui s’était épuisé revint à toute allure.

Alors, il répéta avec ses musiciens des morceaux qui lui firent dire en riant que ces compositions les conduiraient direct en taule.

Et j’ai le sentiment que ces quelques semaines furent, pour lui, une trêve. La vie comme il l’entendait. La vie renouée. La vie faite musique.