Mais cette ardeur joyeuse qui anima Hendrix dans ses débuts à Londres ne dura qu’une saison.
Car tout alla très vite.
Trop vite.
Les séances photo, les interviews à la chaîne, les conférences de presse, les tournées à un rythme effréné en Angleterre, puis en Europe, puis aux USA, les itinéraires exténuants et qui défiaient toute logique, les femmes qui lui jetaient amoureusement leur petite culotte sur scène, les groupies qui trépignaient d’amour en attendant qu’il les violât (il les appelait malicieusement les band aids), la meute des parasites qui l’escortaient en tous endroits, les loges bondées d’admirateurs mondains, les coucheries d’après concert à trois, à quatre, ou plus, et la tristesse qui s’ensuit, les amis d’une nuit qui tenaient pour flatteur de l’avoir approché, les flagorneurs, les importuns, les fans hystériques avec leur cahier d’autographes, la foule des beatniks qui voyaient en lui le modèle parfait du gypsy, les rockers débutants béats d’admiration, tous ceux que Hendrix appelait, avec une ironie lasse, les envahisseurs.
Il commença de trouver pénibles les aléas et servitudes de ce qu’on nommerait plus tard le star-system, et dont Jeffery était en quelque sorte le chef d’orchestre.
Mais qui était ce Jeffery ?
Et quel était leur lien ?
D’instinct, Hendrix avait ressenti à l’endroit de cet homme une irrépressible défiance.
Hendrix se trompait rarement sur les visages.
Sa réserve et sa timidité l’amenaient à observer les autres avec plus de perspicacité, je crois, que la moyenne des hommes.
Très vite, donc, quelque chose chez Jeffery, derrière sa façade joviale, lui déplut. Et par-dessus tout, sa façon tranquillement abjecte de prophétiser qu’il n’était nul obstacle que son fric ne levât.
Très vite, il eut la secrète intuition que les arrière-pensées de Jeffery à son endroit étaient beaucoup moins généreuses que ses déclarations ne le laissaient entendre.
Très vite, il s’avisa que Jeffery ne s’embarrassait d’aucun scrupule quant aux façons de vendre sa musique et de la faire fructifier.
Dès qu’une question de fric se présentait à lui, Jeffery, émoustillé (il avait l’âme carnassière), frappait le sol de son pied comme pour mieux mobiliser sa ruse, mieux faire ses comptes dans sa tête, et mieux gruger le connard qu’il avait en face.
Car sa conception des affaires reposait tout entière sur la devise Être honnête égale être con, qu’il clamait à raison d’une fois par semaine, en caressant sa grosse gourmette en or avec initiales gravées.
Devant ces manières éminemment modernes, Hendrix ne pouvait s’empêcher d’être réticent, sur la défensive, attitudes très étrangères à sa nature profonde.
Quelque chose en lui, au contact de Jeffery, disait attention.
Quelque chose en lui se rétractait.
Au point que le simple effleurement de la main de Jeffery provoquait en son corps un mouvement de recul intérieur, incoercible.
Au point qu’il ressentait une répugnance presque physique à le voir se vanter de ce que Hey Joe était entré dans le Top 50 et que Are You Experienced s’était vendu en un an à un million d’exemplaires, tout en laissant entendre que ces succès dépendaient, pour l’essentiel, de lui.
Ce type, décidément, ne lui inspirait nulle confiance. Il incarnait à ses yeux cette nouvelle engeance d’hommes inflexibles et souvent féroces qui rabrouent les serveuses, qui font souffrir les gens travaillant sous leurs ordres au nom du pragmatisme et de la rationalité réunies, et dont la morale, je schématise, et dont la morale se réduit à un seul credo : faire du blé, et les émotions à une seule peur : en perdre.
Et Hendrix qui disait à la manière simple qui était la sienne, à sa manière entièrement dépourvue de cynisme : c’est l’âme qui importe et non le profit,
lui, le descendant d’une lignée d’Indiens qui invoquaient les esprits de la forêt, adoraient le soleil et la pluie, imploraient le pardon des bêtes avant de les abattre, et habitaient une terre qu’il leur était inconcevable de posséder et encore plus inconcevable de vendre,
lui qui aimait à se décrire comme un enfant vaudou, c’est-à-dire un affamé d’esprit, c’est-à-dire un amant de l’infini, c’est-à-dire un croyant des ressources de l’âme capable de prodiges sans nombre, Job 5,9, capable par exemple de trancher une montagne,
lui qui était profondément persuadé que vivre ne suffisait pas, que vivre sans l’esprit et vivre sans la beauté n’était pas vivre,
lui qui, lorsqu’il jouait de la guitare, entrait dans une sorte d’ivresse mystique qui lui faisait le visage d’un saint, lui qui composa Moon, Turn the Tides… gently, gently away qui est peut-être l’un des voyages musicaux dans les labyrinthes de l’esprit les plus vertigineux et les plus somnambuliques,
il était, devant Jeffery qui pensait et vivait comme un porc, il était devant Jeffery comme on est devant la bêtise,
perplexe et secrètement malheureux,
impuissant,
ironique parfois,
s’appliquant à l’indifférence sans y parvenir toujours, et essayant de se mettre, autant qu’il le pouvait, hors de sa portée.
Quant aux conseils de cet immonde de ne pas jouer avec des nègres et pour des nègres, trop fauchés mon petit (il lui donnait du mon petit) trop fauchés mon petit pour faire de bons clients, mais de se défoncer en revanche pour les mignons petits Blancs, plus friqués, plus nombreux, plus avides de nouveautés, et avec lesquels il y avait (clin d’œil canaille assorti du geste de compter des billets) un max de pognon à se faire, ses bons conseils, disais-je, le dégoûtaient jusqu’à la nausée.
Pour l’instant il se taisait et laissait faire.
Rester cool. C’est ainsi qu’on disait à l’époque.
Rester cool. Pas baba. Mais cool. C’était dans son tempérament.
Ne pas s’appesantir sur ce qui, profondément, l’indifférait.
Il savait du reste que s’il discutait, protestait ou demandait des comptes, il déclencherait chez Jeffery une véritable crise d’apoplexie avec des C’est comme ça que tu me remercies ! des Moi qui t’ai fait ! des Et dire qu’il y a un an tu n’étais rien ! et des Quand je pense au mal que je me donne bordel ! le tout avec soupirs, airs mourants et main scandalisée appuyée sur le cœur.
Hendrix, du reste, se foutait que Jeffery, financièrement, l’arnaquât et le tînt pour irresponsable.
Qu’il le plumât comme les Blancs plumaient habituellement les Noirs, cela l’amusait presque. C’était la tradition. Et il ne souhaitait pas s’embarrasser de ce genre de soucis.
Car cette tendance fort répandue chez les humains qui consiste à poursuivre avec acharnement des fins dites utiles, cette tendance lui était totalement étrangère.
Comme lui était étrangère la préoccupation fort commune d’assurer, comme on dit, ses arrières.
Hendrix se glissait dans la richesse comme il l’avait fait dans la pauvreté : avec la désinvolture d’un prince (à peine ai-je écrit ce mot que je me représente le prince Albert de Monaco, si gauche en ses manières, si peu Apache en son corps, et je me déteste de l’avoir écrit). Hendrix était libéral, magnifique, la générosité même. (La Légende, qui comptabilise toute chose dans le moindre détail, n’a pas réussi à calculer le nombre de guitares qu’il offrit, ni les sommes d’argent que tant de fois il prodigua aux uns et aux autres.)
Mais ce sur quoi il lui était si difficile de transiger, ce qui le tourmentait jusqu’à l’obsession, c’était le rythme infernal des tournées imposées par l’immonde Jeffery, qui amputaient ses forces, et son désir et tout son temps. Et qui le détournaient de la seule chose qui, à ses yeux, comptât.
La Légende qui aime que ses héros rencontrent les pires obstacles sur leur chemin de gloire, la Légende raconte que le tourment de Hendrix vira à la rage lorsque Jeffery décida, pour créer, prétendait-il, la surprise, mais en vérité parce qu’il pensait l’opération juteuse, lorsque Jeffery décida donc, contre l’avis de son associé Chas Chandler, que le groupe Te Experience ferait l’ouverture de la tournée américaine des Monkees, en juillet 67. Te Monkees était un groupe de musiciens médiocres fabriqué de toutes pièces par la télévision et destiné à des ados complètement étanches à la musique de Hendrix. Car la musique de Hendrix, qui pulvérisait les règles du tchack-boum-boum par une imprévisibilité bouleversante, ne pouvait que déranger ce public juvénile, affligé de stéréotypie mentale comme le sont tous les publics juvéniles (coup de bâton) et qui n’attendait rien d’autre de la musique que le rappel rassurant des habitudes propres à cet âge.
Dès les premières notes, donc, ce public pubertaire, totalement dépaysé, manifesta bruyamment son affolement sexuel par des sifflements hostiles, des tapements de pieds et quelques injures à caractère anal.
Alors Hendrix ne fit ni une ni deux. Il décida d’interrompre la tournée honteuse et proposa, avec l’ironie cinglante dont il faisait preuve parfois pour contrecarrer sa timidité naturelle, d’être remplacé par : Mickey Mouse. Cet incident contribua à refroidir singulièrement ses rapports avec Jeffery, déjà peu affectueux.
Deux ans après, au moment où Hendrix joua The Star Spangled Banner, à Woodstock, le 18 août 1969, la situation entre les deux hommes était extrêmement tendue, pour ne pas dire électrique.
Toutefois, malgré leur méfiance réciproque, ils essayèrent encore de temporiser et maintinrent entre eux une sorte d’armistice.
Comme tous les armistices, celui-ci se termina mal.