Seuls sont exempts du désenchantement ceux qui n’ont pas connu l’enchantement.
Seuls ignorent la chute ceux qui n’ont pas atteint le faîte. Hendrix a atteint le faîte.
Hendrix a connu ces moments de miracle où sa musique, son esprit et son corps n’étaient qu’un seul élan et qu’une seule fougue. Une divine adéquation.
Hendrix a éprouvé ce sentiment d’être sur scène soustrait en quelque sorte à ses semblables, protégé d’eux, puissant, inatteignable.
Il a vécu ces moments enchantés où il s’appréhendait bien plus grand que lui-même, dépassé par lui-même, démiurge presque, immortel. Ces moments bénis où sa musique trouait le ciel, où il échappait à la pesanteur des choses, à la viscosité du temps, et aux limites de son être. Loin, très loin de la douleur d’exister.
Il a vécu ces moments où il jouait divinement, non parce que ses managers l’y avaient contraint, ni pour tenir une gageure, ni pour honorer un contrat (il resta jusqu’à la fin idiot en science lucrative, idiot : je veux dire pourvu de la force des idiots, je veux dire étanche aux tractations financières et piètre administrateur de son talent, le contraire parfait d’un thésauriseur, ce n’est pas lui qui aurait intenté des procès pour plagiat comme le firent si souvent les Rolling Stones aux fins de se faire du fric), où il jouait divinement, disais-je, parce qu’il était, à ces moments-là, touché par la grâce, ce qu’aucun contrat au monde ne saurait stipuler.
Mais après la scène, après les lumières, après la fièvre, après l’ovation de la foule qui l’écoute, jambes ouvertes, Hendrix chute aussi bas que l’a hissé son exultation à jouer.
Il chute sur la terre des longs ennuis, du temps qui est lourd, qui est lent, du temps visqueux, qui stagne, qui croupit, comment aller de l’après-midi immobile jusqu’à la nuit musique ? comment venir à bout de ce laps ? comment brûler cet intervalle qui me sépare de la scène où tout enfin reprendra vie, où j’arracherai les heures à leur flux morne, m’en ferai le maître, les cravacherai à coups d’accords pour qu’elles filent et se contractent et se ruent en avant ?
Il chute sur la terre des parasites dont la présence lui est d’autant plus pesante qu’il ne sait pas les congédier. Car Hendrix, l’immense Hendrix, le musicien idolâtré, la rock star mondiale, Hendrix ne sait pas dire non aux importuns, et ce détail, plus qu’un autre, me ferait pleurer. Une escorte de parasites, les uns conscients d’abuser, les autres attirés par les paillettes et la gloire, s’insinuent jusqu’à lui, se mettent dans ses pattes et bouffent sa présence puisque c’est tout ce que les parasites savent faire.
Il chute sur la terre des tourneurs à qui la fortune, augmentée d’un coup, donne tous les droits, et surtout celui d’attribuer à toute chose sa valeur en dollars. Sur la terre des tourneurs pour qui la vulgarité est bien plus qu’une attitude : un art de vivre, et le racisme bien plus qu’une opinion : un idéal. Je ne devrais pas généraliser de la sorte. Il existe très probablement des tourneurs fort corrects. Mais la colère m’emporte devant l’un des chagrins de Hendrix que rapporte la Légende, chagrin qu’il éprouva au début de sa carrière lorsqu’un de ses roadies, un homme fruste et qui riait de tout, le compara, se croyant amusant, à un gorille qui aurait perdu ses bananes. Très drôle, aurait dit Hendrix, profondément blessé, tandis que Mitchell et Redding se fendaient la pêche. Irrésistible, aurait-il répété sévèrement à l’adresse de ses deux musiciens qui se seraient arrêtés net de rire.
Il chute sur la terre des managers pétris de ruse et de cynisme, sur la terre de ces profiteurs d’un opportunisme écœurant et dont la morale se résume à un Faut pas rêver désabusé et à son corollaire obligé, un Faut positiver enthousiaste, quelquefois assorti d’un Faut bien vivre avec son temps faussement résigné. Il chute sur la terre de ces ignobles teignes, l’expression est d’Artaud et elle me plaît, de ces ignobles teignes dont le métier, semble-t-il, est d’être infâmes. Existe-t-il des managers qui ne soient pas infâmes ? Infâmes, c’est-à-dire capables de tout, capables des pires marchandages et des pires crapuleries pour mondialiser leurs produits (le terme n’existe pas encore, mais la chose est en marche et les marchandises musicales commencent à faire le tour du monde), allant, si besoin est, jusqu’à se faire les procureurs lyriques de Justes Causes et les pourfendeurs tout aussi lyriques de la Corruption Universelle et autres fléaux effroyablement capitalistes en jurant leur bonne foi sur la tête de Che Guevara et de Karl Marx réunis (le festival de Monterey sera l’exemple le plus lamentable de cette tartufferie).
Après donc l’Apothéose, après la joie pure, après la splendeur, après l’ivresse de s’éprouver vivant, Hendrix chute brutalement sur la terre terrible.
Peut-on s’imaginer ce qu’est la chute d’un homme depuis le podium de l’Olympe jusqu’à notre sol ingrat ? Peut-on s’imaginer ce que signifie redescendre après avoir baisé le ciel ?
On dit que les saintes bienheureuses du calendrier, et tout particulièrement sainte Térèse, savaient prolonger en douce béatitude leur extase divine. Mais Hendrix, bien qu’il fût le saint de cette nouvelle église qu’il appelait Electric Church, et bien qu’une image le représentât couronné de l’auréole électrique des anges du paradis (mais il se peut que j’aie rêvé cette image), Hendrix ne sut ou ne put prolonger son extase.
Dans l’intervalle qui séparait les hautes altitudes de la scène des petites misères d’en bas, Hendrix s’égara, déboussolé, et perdit complètement le sens des proportions.
Mais comment, comment pouvait-il trouver, entre le sublime et le banal, ce juste milieu si cher à Aristote ? Comment se réajuster au monde dit réel après avoir habité la foudre ?
Comment s’accommoder d’un manque d’être après avoir été dans cette plénitude ?
Comment souffrir ce qu’on appelle les contingences ? Comment supporter la fadeur, le désordre, la vie dénuée d’esprit, la cupidité environnante, les bruits sans grâce du quotidien et le monde roturier des ustensiles, comment les supporter après avoir touché les cimes et ressenti l’effleurement des anges ?
Comment passer d’une scène aux dimensions de la planète à sa petite scène privée ?
Comment, après avoir été l’astre resplendissant vers qui mille regards convergent, après avoir ébloui dans des habits de feu, comment se fondre dans la masse grise des hommes du commun (sans toutefois pouvoir y disparaître tout à fait, puisqu’on est une star, qu’on est plein aux as, et qu’on est de surcroît un nègre) ?
Comment passer, sans déchoir, de cette fusion miraculeuse entre soi et la foule à la solitude sinistre d’une chambre d’hôtel ?
Comment, après avoir été l’exception, devenir un homme comme les autres ? Un homme aussi médiocre, aussi esseulé, aussi peu divin que les autres.
Tantôt tout-puissant, tantôt misérable, Hendrix est sans cesse ballotté entre ces deux extrêmes.
Alors il fume du cannabis et il prend de l’acide.
Il faut savoir qu’à cette époque tous les jeunes dans le vent se croient obligés de prendre de l’acide.
Qui ne prend de l’acide est tenu, irrémédiablement, pour un froussard et un médiocre.
Hendrix, peu à peu, en augmente les doses.
À défaut d’abolir l’ennui, le dégoût, le désespoir, la bêtise, la violence et tous les aléas de la vie, l’acide, provisoirement, en dissout les effets.
Il suffit à Hendrix d’une dose, et le monde réel s’évanouit. Et Jeffery avec. Et sa mère enfantine, à qui il n’a pu dire adieu et qu’il s’accuse d’avoir abandonnée. Et son père sévère qui toujours sévèrement le regarde. Et la grogne de Redding qui ne peut se hisser à la hauteur de ce qu’il lui demande. Et la foule des parasites. Et le harassement des voyages. Et toute cette merde, toute cette merde, toute cette merde.
Hendrix se drogue tout simplement pour que la drogue le rende normal. Comprenez-vous cela ?
Pour qu’un peu de paix descende en lui.
Pour que le temps furieux des tournées se repose et se calme. Et que la vie retrouve sa bêtise.
Pour que la dope, au moins provisoirement, atténue son inadéquation au monde et ces brusques changements d’échelle qui le laissent tout égaré.
Il prend de l’acide, il fume du hasch, il sniffe de la coke, il avale des barbituriques. Des produits pour rendre la réalité qu’il vit supportable. Comprenez-vous ?
Il est 19 heures. Hendrix absorbe une nouvelle dose d’acide.
Il doit se préparer pour le concert dont il vient d’apprendre qu’il a été reporté au lendemain matin.
Il a tellement plu à Woodstock lors des jours précédents, et les organisateurs du festival ont été tellement débordés, que tous les groupes invités sont passés avec retard. Ravi Shankar, Joan Baez, Santana, Grateful Dead, Janis Joplin, Te Who, Joe Cocker, Johnny Winter, les Sha Na Na… tous sont passés avec retard. Il est prévu que Hendrix clôturera en beauté le festival. Il jouera donc le lundi matin. À 8 heures.
Hendrix a devant lui toute une nuit à attendre. Rester cool. Rester cool. Il enfile un pantalon bleu et une chemise à jabot jaune. Il se regarde dans la glace. Se trouve ridicule. Troque sa chemise jaune contre une chemise orange. Hendrix porte toujours un soin extrême à sa tenue. La chemise orange fait trop ressortir, à son goût, sa peau de nègre. Il se trouve moche. Il enlève la chemise orange et enfile sa veste à franges, sa veste de Cherokee. Il se dit c’est exactement la tenue qu’il me faut.
Il jouera The Star Spangled Banner vêtu d’une veste d’Indien sur son torse de nègre.