Je voudrais revenir sur cette timidité de Hendrix qui me rend l’homme si bouleversant.

Hendrix était timide jusqu’à la crainte. Tous ceux qui le connurent l’affirmèrent.

Hendrix était timide autant qu’il était modeste, un trait aggravant l’autre.

Hendrix n’aimait pas la ramener, ni poser pour la galerie, ni mendier des éloges, ni loucher sur une virtuosité que tous lui reconnaissaient, ni se faire, comme on dit, mousser.

Jamais dressé au-dessus des autres.

Jamais prétentieux.

Convaincu que, des sept abominations que haïssait le Seigneur, la première était l’arrogance, comme le prédicateur de son enfance l’avait déclamé, un jour, du haut de la chaire, d’une voix fanatique.

D’une modestie si rare qu’elle en était touchante et tranchait avec la morgue de la plupart des rockers de l’époque que leur statut de star avait tellement grisés qu’ils n’en finissaient pas, sur scène autant qu’ailleurs, de pavaner leur vanité, braguette en avant, avec l’aplomb des parvenus, et de se repaître d’eux-mêmes dans une satisfaction des plus écœurantes.

D’une modestie, disais-je, si innocente, si peu coquette, si dénuée d’affectation qu’elle désarma tous ceux qui l’approchèrent et lui permit d’être admiré des musiciens de son temps, lesquels auraient pu, devant tant de talent, se rembrunir ou s’effrayer.

D’une modestie qui n’était nullement cette hypocrite contrition qui aime à s’afficher. Qui n’était pas davantage la navrante séquelle d’une absence d’orgueil. Je crois au contraire qu’un orgueil farouche l’autorisait à être humble sans qu’il pût craindre un seul instant d’avoir l’air de s’abaisser.

 

La Légende hendrixienne ne tarit pas sur cette modestie vraie ni sur l’incurable timidité qui lui faisaient le visage doux, impénétrable et doux (pas une des photographies dont on dispose ne le montre avec ce rictus méchant et agressif que presque tous les rockers s’évertuaient à afficher sur les pages des magazines).

La Légende dit que, à peine entré dans une pièce, il s’installait dans le coin le plus obscur afin de ne pas attirer l’attention, quand la plupart des rock stars de l’époque ne pensaient qu’à une chose : se faire remarquer de toutes les manières, et surtout des mauvaises.

La Légende dit qu’il parlait peu, gardait le silence, savait écouter, aimait écouter.

Elle dit que sa timidité et sa modestie étaient si profondes qu’elles l’amenèrent à fuir les cérémonies qu’on organisa en son honneur, lorsqu’il revint, après quatre ans d’absence, dans sa ville natale de Seattle.

Elle dit que, lorsque le proviseur du lycée de Seattle voulut lui remettre, à titre honorifique, le certificat de fin d’études qu’il n’avait pu obtenir adolescent, faute d’assiduité, il balbutia quelques mots, emprunté, gourd, mal à l’aise, et écourta brusquement la cérémonie.

Elle dit que, lorsque les édiles de la ville voulurent, le même jour, lui remettre symboliquement les clés de Seattle dans une boîte ornée d’un ruban rouge, les clés d’une ville cher monsieur Hendrix où vous avez grandi et que vous avez contribué à rendre illustre, il répondit, dans un petit sourire, que les seules clés qu’il aurait aimé détenir étaient celles de la taule (où il avait été brièvement détenu en 1961 pour un vol de bagnole), puis coupa court à tous les compliments, et battit en retraite.

Elle dit que Jimi fut, en revanche, très heureux de retrouver à cette occasion son frère Leon qui lui raconta la nouvelle vie de son père avec Ayako, son épouse japonaise, et leur fille adoptive Janie.

Elle dit que durant le concert qu’il donna lors de ce bref séjour à Seattle, au Center Arena, il fut d’une sobriété exemplaire, comme si la présence de son père, assis fièrement au premier rang, lui avait interdit tout débordement et toute extravagance (ce fait qui est avéré m’attendrit, je ne sais pourquoi, plus qu’aucun autre).

La Légende dit que Hendrix resta toute sa vie l’enfant timide que son père impressionnait.

Qu’on devinait toujours chez lui une sourde inquiétude au sujet de sa valeur, une angoisse, une insatisfaction, un sentiment d’incomplétude que rien, jamais, n’apaisait.

Qu’il se reprochait de ne pas savoir déchiffrer la musique. Qu’il attrapait tout à l’oreille. Tout. Qu’il avait l’oreille absolue. Mais que lire la musique, non, il ne savait pas, trop nul pour ça.

Qu’il disait ma voix est laide.

Qu’il disait je suis moche. J’ai des boutons.

Qu’il disait aujourd’hui je suis encore plus mal habillé que James Brown.

Qu’il disait j’ai parfois l’impression de faire de la musique de merde. Non ?

La Légende dit qu’il partageait cette dépréciation de lui-même avec les Indiens qu’il avait rencontrés au hasard de ses tournées. Des hommes au désespoir. Des hommes plus désespérés que tous les désespérés qu’il avait croisés dans les nuits de l’enfer, à Seattle. Des hommes qui, avachis sur des chaises en plastique dans la cafétéria de leur réserve, devant des tables jonchées de canettes de bière, s’accusaient d’une voix d’ivrogne d’être devenus, eux les Américains d’origine, des Américains de foire, des Américains de cirque, des pantins, Une autre bière, please, pour trinquer au dollar, à la libre entreprise et à la grande famille américaine qui nous a si magnanimement ouvert les bras.

 

La Légende dit qu’il sortit de sa timidité d’exceptionnelles fois, parce qu’il était très, mais alors très très en colère.

Que le lendemain de son triomphe à Monterey, Pete Townshend alla à sa rencontre pour lui présenter des excuses au sujet des chicaneries auxquelles il s’était livré la veille à propos de l’ordre de passage des groupes sur la scène. Et comme il lui demandait un morceau de la guitare qu’il avait incendiée, Hendrix le timide lui envoya d’un ton cinglant Je vais même te la dédicacer connard de Blanc ! Et le rouge de la honte se peignit sur le front de Townshend.

Qu’une autre fois, dans un hôtel de Göteborg, sa timidité, sous l’effet de l’alcool, se résolut en une fureur clastique. Qu’il brisa tout ce qui était à sa portée. Qu’il fracassa de ses poings les miroirs abominables qui lui renvoyaient sa gueule de nègre. Qu’il hurla qu’il en avait marre de cette putain de vie de merde, de ces concerts de merde et de ces pitreries de merde. Qu’il en avait marre et plus que marre de reprendre Hey Joe pour la quatre centième fois. Qu’il malmena sa compagne d’un soir dont il avait oublié le prénom. Qu’il hurla qu’il allait buter cette salope. Qu’est-ce qu’elle foutait dans ses pattes ? Qu’il la frappa violemment (hagiographes, sautez ces lignes !). Qu’il lui donna des coups sauvages sur la figure. Qu’il s’acharna sur elle sans qu’il comprît les raisons de son acharnement, lui qui était connu pour être d’une affabilité parfaite, lui qui avait si rarement abusé de son statut de star pour se conduire odieusement avec les femmes, ainsi que le voulait la mode rock.

On dit qu’ensuite, il se sentit apaisé comme il ne l’avait pas été depuis longtemps. Qu’il s’endormit sans somnifère. Et qu’il se montra incapable, le lendemain, de dire ce qui s’était passé.

 

On dit que sa timidité et sa modestie furent ses maladies d’enfance.

Maladies d’enfance d’un petit métis de Seattle, pauvre, crépu, fringué à la diable et au cœur malmené dès l’âge le plus tendre.

Maladies d’enfance dont il ne guérit jamais et qui donnèrent à sa voix ce grain si singulier, ce phrasé inimitable, ce frémissement mélancolique, comme si quelque chose au fond de lui, en dépit d’une puissance musicale hors du commun, infiniment se lamentait.