Voici donc le contexte militaro-politico-économique dans lequel se situe le festival de Woodstock lorsque Hendrix vient s’y produire, le 18 août 1969, à 8 heures du matin.

Il est important, me semble-t-il, de le connaître, si l’on veut éclairer le sens, la réception et la portée de The Star Spangled Banner, et comprendre l’état d’esprit dans lequel se trouve Hendrix lorsqu’il le joue, et le mien, le nôtre, à son écoute.

 

1969, l’Amérique est puissante et fait sa loi dans le monde. Le magazine Life publie les portraits des 242 GI tués au Vietnam pendant la première semaine de juin. Ça jette un froid. J’ai dix-sept ans. Je fume mes premières cigarettes. Elles me donnent le vertige. En France, Frank Alamo est l’idole du jour. Je le hais.

 

Le peuple américain commence à s’inquiéter d’une guerre ruineuse autant qu’interminable. 9 413 soldats sont tués au Vietnam en cette seule année. La foire aux atrocités n’est pas une fiction. Dans un discours à la nation, Nixon, avec un frémissement de dégoût, accuse de dépravation morale les jeunes gens qui manifestent contre la croisade au Vietnam. Ils font, dit-il, le jeu de Saigon, et ne méritent pas le nom d’Américains. Entre deux forces qui s’opposent, c’est souvent la pire qui l’emporte puisqu’elle ne regarde pas aux moyens qu’elle emploie. Nixon l’emporte évidemment et fait engager des poursuites contre les meneurs supposés, reconnaissables à l’air égaré que leur donne la drogue et à leur discours contre-productif. La chasse aux hippies est lancée. John Lennon en fera les frais.

 

1969, l’Amérique triomphe. Le 20 juillet, les trois astronautes Neil Armstrong, Edwin Aldrin et Michael Collins sont les premiers hommes à marcher sur la Lune. Devant un tel exploit, le pays se rengorge, tandis qu’une part de la jeunesse gronde contre le peu de prix que vaut une vie aux yeux des dirigeants. On déchire les livrets militaires. On déserte les facs. On dessine sur les drapeaux des dollars à la place des étoiles. On révère Dylan qui chante la révolte. On ne prononce plus le nom de Nixon sans l’assortir aussitôt du qualificatif de salopard, et le poète Ferlinghetti va jusqu’à souhaiter ouvertement sa mort. On ne veut pas crever dans la jungle du Vietnam. On ne veut pas être abîmé pour toujours par les abominations de la guerre. D’ailleurs on ne veut rien de moins qu’abolir tout cela qui suborne. Moi je m’insurge contre un père qui adhère encore au communisme. Je crois même le détester. Nos affrontements sont fréquents où je l’accuse d’accepter une politique infâme. L’idée de militer comme lui dans un parti me fait horreur, et cette horreur perdure.

 

1969, la chaise électrique, mise au point par Harold Brown, fait encore partie du mobilier national. Les industries de l’armement connaissent un essor formidable qui profite au pays. Le budget militaire voté par le Pentagone dépasse les 50 milliards de dollars. En voici le détail : 116 avions-cargos C5A : 4 milliards et demi ; infrastructure pour antimissiles : 5 milliards ; 34 sous-marins nucléaires silencieux : 12 milliards ; 168 jets F4 : 7 milliards et demi ; 3 000 chars d’assaut MBT de 50 tonnes : 2 milliards ; missiles nucléaires Minuteman III et Poséidon : 7 milliards ; 18000 hélicoptères de transport d’artillerie et de véhicules : 10 milliards ; croiseurs DX, DXG et DXGN : 3 milliards ; missiles à cent vingt kilomètres de rayon d’action : 1 milliard ; 3 porte-avions nucléaires : 2 milliards ; 5 navires d’assaut amphibies LHA : 1 milliard. Le 9 août, Charles Manson, le gourou d’une secte raciste et apocalyptique, commandite le meurtre de Sharon Tate, et le lendemain celui de Leno et de Rosemary LaBianca.

Les soldats envoyés au Vietnam sont en grande majorité nègres et hispaniques. Les jeunes Blancs des facultés, bien qu’évitant la conscription grâce aux sursis universitaires, proclament haut et fort leur opposition à la guerre. Mais tous ces opposants ne forment pas un front uni. Les modérés réclament seulement un retrait immédiat des troupes, les radicaux, une révolution, et cette division profite au Pentagone. Celui-ci considère que la grande Amérique ne peut aucunement faillir devant un pays minuscule, et préfère poursuivre une guerre de désastre plutôt que de perdre la face et d’avouer son erreur. Au mois de mars, Nixon programme en secret d’écraser le Cambodge. Il s’agit de détruire ce qu’il croit être le refuge du Front national de libération du Vietnam. Des milliers de Cambodgiens sont tués. Le 9 mai, le New York Times divulgue le secret. Les émeutes étudiantes contre la guerre font, pour la première fois, quatre morts sur le campus de Kent State University, dans l’Ohio. Au cours des heures qui suivent, un million et demi d’étudiants se mettent en grève. Le 15 octobre, ils seront deux millions pour le Vietnam Moratorium Day.

 

L’Amérique est soucieuse de son ordre social et interdit aux nègres de s’asseoir dans les snacks. Le leader noir Rap Brown lance un appel vibrant à la révolution armée. Les ghettos de Harlem s’enflamment comme torches. Les Black Panthers exhortent à l’usage des armes et au crachat lancé sur la gueule des Blancs. La presse populaire établit l’équation nègre = jazz = marijuana. Dans un film de Stanley Kramer, Devine qui vient dîner, une jeune pimbêche présente à ses parents son fiancé tout noir. Mais pas de panique ! Car le Noir est un prince et habite la Suisse. Ouf ! Nous voilà soulagés. Le 4 décembre, la police de Chicago assassine des militants Black Panthers dans leur appartement. Frank Zappa enregistre Uncle Meat. John Cage compose Cheap Imitation. À Toulouse où j’habite, les étudiants défilent au cri de US Go Home. Je le crie moi aussi, malgré mes préventions contre le régime de Hanoi. Je crie contre un combat que je trouve inégal. Ma licence de lettres achevée, je m’inscris en faculté de médecine. L’ambiance y est sinistre. Je l’explique sommairement par le fait qu’aucun des étudiants ne lit de littérature.

 

1969, l’Amérique est prospère. Les jeunes Blancs de la middle class découvrent en même temps les joies de l’abondance et l’asservissement que l’abondance induit. Une partie d’entre eux qu’on appelle hippies récusent d’un seul bloc l’obésité marchande, le conformisme bourgeois, les horreurs de la guerre, la discrimination des Noirs, le puritanisme sexuel, l’effet corrupteur de l’argent, l’ostracisme dans lequel sont tenus les Indiens, ai-je oublié quelque chose ? Ils veulent que leur prochain ne tue pas leur prochain. Ils veulent la liberté, l’amour obligatoire et la fin de l’injustice. Ils veulent la douceur, la bonté, la pitié et le vaste pardon. Ils veulent opposer au rationalisme ambiant le vaudou, la magie, l’occultisme et les cultes chamaniques. Ils prêtent aux Indiens, dont ils ignorent tout, un savoir primitif qu’ils rêvent d’acquérir. Mais lorsqu’ils organisent un festival sur la terre des Hopi, le malentendu est total. Les Hopi sont choqués de voir les hippies copuler en public. Et les hippies choqués que les Hopi soient choqués. Le courant ne passe pas.

 

Les hippies sont tendance. Woodstock sera leur lieu. Woodstock circonscrira un espace de pureté en un monde homicide. On y chantera l’amour et la paix. On y écoutera la musique des jeunes qui s’appelle le rock et sur laquelle les managers les plus avertis commencent à investir. Car le rock est en vogue : contrepoison parfait aux musiques au sirop, aux polices mentales, à la télé inepte, à la famille, à l’école, à la religion, à l’armée et à toutes les entreprises de dressage. Au mois de juillet, Elvis Presley se produit en concert à Las Vegas. Il a trente-quatre ans et n’est déjà que l’ombre de lui-même. À Londres comme à New York, les producteurs se mettent à spéculer sur cette musique qui rapporte et qui bientôt sera une industrie prospère. L’ultralibéralisme n’en est qu’à ses débuts mais il se prépare au triomphe avec beaucoup de soin.

Le mouvement des hippies se propage avec la bénédiction du show-biz. Woodstock les unira le temps d’un grand week-end. On s’y dira rebelle, on s’y défoncera, puis on retournera chez papa et maman, des fleurs fanées dans les cheveux et des morpions dans la toison pubienne. Acid for All : de la drogue pour tous, tel est le slogan que lance le poète Allen Ginsberg. Toutes sortes de drogues, lesquelles sont censées révéler le secret de notre être et l’envers invisible des choses. Un imbécile nommé Julian Beck déclare : Si on peut amener les gens à prendre de la drogue, c’est qu’ils sont prêts pour la révolution ! Forte de cet argument, je dérobe dans la clinique où je travaille trois boîtes d’un médicament anti-parkinsonien auquel on attribue, ingéré à fortes doses, des vertus hallucinogènes. Avec trois de mes amies, nous en avalons une plaquette. Il y a dans ma chambre, en guise de portemanteau, un de ces mannequins pour couturière comme on les faisait autrefois. J’y reconnais ma mère. Nous nous parlons toute la nuit. Elle a un air sévère et bon. Des années après, cette vision hallucinée de ma mère perdure. Je sais que sa bonté m’autorise à écrire, des horreurs quelquefois, et que sa sévérité, d’une certaine manière, guinde ma prose.

 

En France on se remet des manifestations monstres qui ont secoué les villes au mois de mai de l’année précédente. On craignait le chaos, ce fut une récré. Nos rêves sont soldés. L’espoir qu’une révolution triomphe des contraintes avorte en quelques mois. Les apeurés coalisés, ça fait du nombre, élisent Pompidou. Je lis avec passion le Traité de savoir-vivre de Raoul Vaneigem paru en 67. Mon ami lit Blues People de LeRoi Jones sorti en 68. William Burroughs publie The Wild Boys en attendant que les lois sur l’obscénité aux USA lèvent l’interdiction de Naked Lunch. Le nom de Jimi Hendrix commence à circuler. Hendrix a fait, en 66, la première partie de Johnny Hallyday et a participé aux émissions Tilt Magazine, Dim Dam Dom et Discorama. On dit que sa musique déchire. On dit qu’elle déménage. On dit que Hendrix laisse derrière lui comme un parfum noir et soufré.

 

J’écoute The Star Spangled Banner pour la première fois au mois de septembre 1972, chez mon fiancé du moment qui se prénomme Jacques.

J’ai vingt ans.

Je suis secouée.

Je crois entendre, derrière la clameur insensée de The Star Spangled Banner, je ne sais quelle détresse intime.

Mais je suis loin, alors, d’en imaginer l’ampleur.