J’approche du terme de cette histoire, et je regarde, une fois encore, Hendrix jouer The Star Spangled Banner dans le film que réalisa Michael Wadleigh, assisté de Martin Scorsese, sur le festival de Woodstock. Hendrix absorbé par sa musique, abîmé en elle, livré, soumis, je dirais possédé si ce mot ne renvoyait à des diableries. Esclave et maître de sa musique, pour être plus précise. Le manche du maître dans la main droite, et les cordes inversées pour l’esclave gaucher.

Sur son visage, une intensité calme,

et la gravité d’un enfant qui joue.

Des yeux comme noyés.

Et dans son jeu une énergie farouche, autant qu’un désespoir.

Ce désespoir, j’en ai parlé précédemment, et j’ai tenté d’en percevoir, outre les causes intimes que j’ai imaginées, celles qui agirent du dehors.

Je voudrais essayer de comprendre aujourd’hui comment, pourquoi, par quels terribles enchaînements, Hendrix glissa de ce désespoir vers la mort.

Je refais avec lui l’itinéraire qui l’amena du festival de Woodstock, le 18 août 1969, au jour de son décès, le 18 septembre 1970.

Je le suis au plus près.

Je mets amoureusement mes pas dans les siens.

 

Après Woodstock, Hendrix annule son passage sur le plateau d’un présentateur télé. Trop épuisé.

Puis il annule la tournée américaine. Trop de pressions. Trop de concerts. Trop de voyages. Trop d’hôtels. Trop de chambres anonymes. Trop de défonces. Trop de trips périlleux. Trop de choses inhumaines qui hâtent sa mort. Et lui-même qui la hâte. Car il serait bête et malhonnête de ne pas voir la part qu’il prend à sa propre destruction.

Hendrix est-il étranger à la peur de mourir, à l’aveugle et entêté vouloir vivre des hommes ?

Aime-t-il le péril à l’instar des héros, lui qui n’a rien d’un Sylvester Stallone, lui qui est si vulnérable ?

Ne redoute-t-il pas d’affronter la mort ?

Ne la hait-il pas comme je la hais ?

La mort le suit-elle à la trace, vêtue de rouge et noir, comme dans ce conte arabe qui s’achève à Samarkand ? Vit-elle dans son ombre, depuis longtemps, depuis toujours ?

La désire-t-il secrètement ?

Est-il homme assez fou pour désirer mourir ?

A-t-il acquis, avec la dope, ce sentiment d’être arraché au monde et arraché au corps qui est déjà, me semble-t-il, une forme du mourir ?

Mourir est-il pour lui devenu une habitude ?

Préfère-t-il la mort à une lente abdication ?

Est-il déjà mort ?

Personne, jamais, ne pourra le dire pour lui.

 

Après Woodstock, le groupe Gypsy Suns & Rainbows se désagrège. Larry Lee, Jerry Velez et Billy Cox reviennent à leurs activités antérieures. Mitch Mitchell repart à Londres.

Mais Hendrix ne peut vivre sans musique. Il lui est impensable de vivre sans musique, pour la simple raison que la musique le tient debout. De son côté, Jeffery le pousse à produire un nouvel album. Négoce oblige. Celui-ci calmera, dit-il, les réclamations d’Ed Chalpin. Alors Hendrix recompose un groupe avec Buddy Miles à la batterie et Billy Cox à la basse.

Il l’appelle Band of Gypsys.

Trois musiciens noirs, l’idée ne plaît guère à Jeffery qui craint de perdre son public blanc. Mais Hendrix passe outre. Et les trois musiciens enregistrent en studio pendant des jours entiers, dans une improvisation si libre, si joueuse et si inspirée que l’album qui sortira quelques mois après aux USA se rapprochera davantage d’un album de jazz que d’un album de rock.

Jack Kerouac meurt le 21 octobre 1969, et avec lui, un monde.

L’affaire de Toronto s’achève sur un acquittement.

Le 31 décembre, le groupe Band of Gypsys entame une série de quatre concerts au Fillmore East de New York. Hendrix dédie Machine Gun à tous les soldats qui se battent à Chicago, à Milwaukee, à New York et au Vietnam. À la fin des quatre concerts, il se sent comme un sac vide.

Le 28 janvier 70, il accepte de se produire au Madison Square Garden, dans le cadre d’un festival destiné à soutenir financièrement les opposants de la guerre au Vietnam.

Lorsqu’il l’apprend, Jeffery, qui est politiquement conservateur et hostile aux manifestations anti-guerre, entre dans une colère effroyable.

Hendrix, en réaction, se défonce à mort.

Sur scène, il apparaît hagard, désorienté, la démarche hésitante. Dès le second morceau, il vacille, perd pied, débranche brusquement sa guitare et quitte la scène sans autre explication. Quelques instants après, il s’effondre. Comment se fait-il que personne ne le retienne dans son glissement vers le gouffre ? Comment se fait-il que personne ne lui dise Arrête ! Par pitié arrête !

Lui qui est adoré par des millions et des millions de fans, comment comprendre qu’il n’y en ait pas un seul qui pense à lui dire Repose-toi, pour l’amour du ciel repose-toi ?

Est-il possible que nul ne l’aime assez pour le lui dire ? Empêche-t-il les autres de l’aimer assez pour le lui dire ?

 

Mars 70, il forme un nouveau trio avec Billy Cox et Mitch Mitchell.

Tournée américaine.

Le 25 avril, il est au Forum de Los Angeles.

Puis concerts dans le Wisconsin, le Minnesota, le Texas et l’Oklahoma.

Puis concerts à New York au profit de Timothy Leary emprisonné pour détention de drogues et à Philadelphie avec Grateful Dead.

Si fatigué qu’il annule les deux concerts suivants.

À peine remis, donne deux concerts à Berkeley, le 30 mai, devant un public d’étudiants.

Ovation après The Star Spangled Banner. Ça le remonte. Concert au festival d’Atlanta le 4 juillet.

Concert à New York le 17 juillet pour un Pop Festival à Randall’s. C’est le dernier concert de Hendrix dans sa ville d’adoption. L’organisation est déplorable. Hendrix monte sur scène à 4 heures du matin dans une ambiance d’émeute. Les amplis fonctionnent mal. Hendrix s’empêtre dans ses paroles. Le public est si déconcerté par sa musique qu’il l’apostrophe violemment.

Hendrix en est blessé.

1er août : concert à l’International Center d’Honolulu. Le 30 août : il est programmé en tête d’affiche au festival de l’île de Wight, contre son gré, et parce que son contrat l’y oblige. Il est déjà las de son trio. Il s’y ennuie. Toute surprise avec ses deux musiciens lui semble désormais impossible. Il apparaît, à ceux qui l’ont connu trois ans auparavant, comme l’ombre de lui-même. Méconnaissable. Hendrix sans Hendrix. Hendrix sans le feu. Il éprouve une lassitude sans nom.

Il ne dort plus. Sans somnifères, il ne dort plus. Il ne sait plus ce que dormir sans somnifères veut dire. Il l’a oublié.

Il monte sur scène, frissonnant de fatigue, le visage creusé et plus défoncé encore que Johnny Depp dans Las Vegas Parano.

Il apostrophe la foule, Vous voulez entendre toutes ces vieilles chansons ? Bon Dieu, on essaie pourtant de faire autre chose !

Il joue sans conviction les morceaux les plus connus que le public réclame. À la fin du concert, il déclare Bon, merci beaucoup, paix, amour et toutes ces conneries. Il dit : et toutes ces conneries, notez-le bien. Et il laisse tomber sa Stratocaster noire sur le sol.

Immense désarroi.

Hendrix continue de mourir.

Jeffery, lui, est aux aguets. Il commence à faire des plans pour l’après-Hendrix. Il veut encore récolter du fric, avant que le succès de sa star ne décroisse, avant la déconfiture qu’il sent venir. Malgré les réserves de Hendrix, il enregistre l’intégralité du concert pour en tirer un album live, Isle of Wight, qui sera l’un des pires albums de Hendrix jamais enregistrés.

À la fin du festival, Hendrix et Miles Davis se donnent rendez-vous à Londres pour s’entretenir de l’album qu’ils rêvent de faire ensemble. Le rendez-vous n’aura jamais lieu.

Le concert de l’île de Wight s’achève au milieu de la nuit.

Quelques heures après, Hendrix doit être à Stockholm pour un nouveau concert. Quelques heures après ! Sans qu’il puisse s’accorder la moindre halte ! Sans que ses os et sa chair se reposent ! Une telle pression relève de la barbarie.

Sa fatigue est plus grande qu’elle n’a jamais été.

Sa fatigue est inhumaine.

Elle a mille ans.

Il avale une poignée de tranquillisants.

Il n’essaie même plus de se retenir au mur.

Mais quel mur ?

Il est dans une sorte d’égarement.

Comme désintégré.

Mais bordel où je suis ?

Il meurt chaque jour davantage.

Il dit à Jeffery Je suis vanné.

Jeffery lui dit Ne fais pas ta chochotte.

Et pour la première fois, Hendrix lui répond violemment. Il lui dit Va te faire foutre, putain va te faire foutre. Et il en éprouve une sorte de soulagement.

Le lendemain, concert à Göteborg. Son musicien Billy Cox fait un mauvais trip. Il est hospitalisé en urgence puis rapatrié à Londres. Hendrix en est très affecté. Il dit Putain c’est la Berezina.

Concert à Aarhus, au Danemark, le 2 septembre. Jimi quitte la scène après deux titres. Il est dans une détresse sans nom. Il confie à une journaliste Je ne suis pas sûr d’atteindre mes vingt-huit ans. Il prononce ces mots qui ne prendront leur sens que quinze jours plus tard. Pourquoi les mots ne revêtent-ils leur sens, souvent, que longtemps après leur profération ?

Le 3 septembre : concert à Copenhague où il essaie d’effacer le désastre de la veille.

Sentiment d’une soledad sin descanso.

Horreur d’être.

Le 4 septembre : concert à Berlin. Ciel gris. Déprimant. Il boit des Pilsner tout le jour. Il ne peut s’arrêter de boire. Il boit jusqu’à la nausée. Le soir il exécute des solos de guitare qui comptent parmi les plus beaux de sa vie. Mais le public est complètement désarçonné par sa musique. Le public ne reconnaît pas le tchack-boum-boum cher à son cœur. Or ce que le public attend, c’est le tchack-boum-boum cher à son cœur. Pas cette chose. Qui ressemble à. Qui ressemble à quoi ? Le public se déchaîne et hurle sa déception. Hendrix continue de jouer. Il résiste. Par orgueil, il résiste. Mais en vérité, il est triste au-delà des larmes.

La masse sacro-sainte des cons a fait bloc contre lui.

Hendrix ne peut que le constater, le divorce entre ses recherches exigeantes et les attentes d’un public récalcitrant à toute innovation est devenu irrémédiable.

Ce divorce le désespère. Comme il désespéra avant lui tant d’autres créateurs qu’on ignora, qu’on injuria, ou à qui on ferma violemment la bouche.

Hendrix refuse avec véhémence de se cantonner à un genre assigné et de faire quelque concession que ce soit au goût du jour. Or on ne pardonne pas à ceux qui sont dans ce refus. On ne pardonne pas à ceux qui explorent et qui déroutent nos dévotes habitudes. On ne pardonne pas à ceux qui ne sont pas assez nos pareils.

Hendrix, à ce moment-là, l’apprend, si j’ose dire, dans sa chair.

On le conspue.

Toi qui es-tu pour juger ? (Paul, Épître aux Romains 14,4.) Sa peine est immense.

Car s’il a, au début, consenti à flatter le public en se pliant à ses attentes (sans jamais, toutefois, se dévoyer, je le précise), ce qu’il souhaite aujourd’hui, simplement, c’est livrer ce qu’il estime être le meilleur de sa recherche. Et il est infiniment blessé de l’accueil qui lui est fait.

Il a négligé jusque-là les forces que le public emploie pour faire entrer les artistes dans le rang. Et il les prend (ces forces) en pleine gueule.

Le 5 septembre, il doit se produire sur l’île allemande de Fehmarn. Des pluies torrentielles s’abattent sur la région. Le concert est reporté au lendemain.

Le 6 septembre, il monte sur scène. Où en trouve-t-il encore l’énergie ?

Le public, qui le tient pour responsable du report, scande en chœur Rentre chez toi Jimi !

Jimi répond, il a cet humour : Rien à foutre que vous hurliez, pourvu que vous hurliez juste !

Il a le moral à zéro.

Retour à Londres.

À bout de forces.

Il dit Je n’en peux plus.

Combien à souffrir encore ?

Dans sa chambre d’hôtel, il va et vient comme une bête enfermée.

Il cherche un signe qui le rattacherait au monde.

Ne le trouve pas.

Il est far out. Parti.

Il est perdu, à tous les sens du mot perdu.

Il se passe un film porno.

Il l’arrête au bout de cinq minutes.

Il a un sentiment continuel d’anéantissement.

Il dit Je suis mort.

 

Pourquoi l’immonde Jeffery ne s’en aperçoit-il pas ? Et ses proches ? Et pourquoi lui-même ne dit-il pas stop, stop, comme il l’a déjà fait ?

À Londres, il a froid. Il frissonne. Il n’arrête pas de frissonner.

Le fog s’infiltre dans sa peau et pénètre au plus profond de son être.

Il aspire au sommeil.

Il aspire à tomber en chute libre dans le sommeil. Jusqu’à choir, s’il le faut, au fond de la nuit des nuits, au fond du silence parfait. Et en finir avec les souffrances.

Il boit du whisky, en quantité.

Il a envie de vomir.

Il ne sait où aller, où mettre ses pieds, car, l’affaire Chalpin n’étant pas tout à fait réglée, il est pourchassé par des huissiers porteurs d’assignations à comparaître (un lapsus calami m’avait d’abord fait écrire : assignations à disparaître).

Il dit Je suis, paraît-il, plein aux as, et j’ai les huissiers au cul, c’est un comble !

Il réserve une chambre à l’hôtel Samarkand, du nom de la ville où, dans ce conte arabe que j’ai déjà cité, la Mort a donné rendez-vous au soldat Saïd, lequel, cherchant à toute force à échapper à cet arrêt, selle son cheval, se sauve au galop, et se précipite ainsi vers Celle qu’il a fuie.

Il est dans une fatigue extrême.

Une douleur lui enserre le crâne.

Mais il se dit qu’il va s’en sortir.

Il se dit qu’il va quitter Londres pour New York à la fin de la semaine afin de terminer son disque. Il l’appellera First Rays of the New Rising Sun. Il se cramponne à cette idée. Il veut y croire. À moins qu’il ne feigne.

Il se réjouit du rendez-vous qu’il a pris avec Eric Clapton, au Ronnie Scott. Il ne saura jamais que Clapton a acheté, pour la lui offrir, une guitare de gaucher.

Il accorde un entretien à un journaliste du Record Mirror qui sera publié le lendemain de sa mort. Dans leur conversation, il revient sur l’incommensurable fatigue qui l’empêche de créer.

Malgré tout, l’avant-veille de sa mort, il jame encore avec Eric Burdon.

Jusqu’à son dernier souffle, il joue.