La Légende hendrixienne qui se délecte du pathétique, un peu trop quelquefois, c’est l’un des travers qui guettent les légendes, et celle que j’écris est loin d’en être exempte, la Légende hendrixienne relate encore bien d’autres infortunes.

La Légende hendrixienne dit que l’argent, à la maison, manquait cruellement.

Que le père vivait avec ses fils dans un grand dénuement. Que le père travaillait comme jardinier et homme à tout faire chez des Blancs cossus de Seattle dont les maisons regorgeaient d’appareils électriques, et dont les épouses blondes aux ongles manucurés cueillaient des roses Cherokee avec délicatesse pour en faire de grands bouquets.

La Légende dit que ce père était autoritaire.

Que l’ombre de son autorité pénétrait toute chose, et surtout l’âme du petit Jimi qui était encore tendre et perméable.

Que Jimi ne protestait jamais contre cette autorité, même lorsque les ordres de son père soulevaient en lui une impuissante fureur.

Qu’il demanda un jour à sa tante : quand est-ce que papa va mourir ? Que sa tante le morigéna. Qu’il reposa la même question le lendemain. Que sa tante lui donna une tape. Qu’il comprit alors que sa question touchait à quelque chose d’important.

Que sa vie avec toutes ces questions importantes qui restaient en suspens, que sa vie était difficile.

Qu’aux questions importantes sur la mort de son père s’ajoutaient les questions importantes sur le départ de sa mère qu’il lui était interdit d’évoquer.

Que chaque fois que son père parlait de sa mère comme d’une salope qui avait abandonné ses enfants, lui, aussitôt, rayait dans son cœur le mot salope, tout en ayant l’air d’approuver par sa mimique la remarque insultante du père, afin de lui complaire.

Qu’il se disait en son for intérieur que si l’opinion de son père sur sa mère se révélait exacte, si sa mère l’avait pour de bon abandonné (quoi qu’il en doutât énormément), si elle avait accepté son congédiement sans rébellion et, pis encore, avec soulagement (ce qui lui paraissait impensable), alors cela voulait dire que ses grand-mères et son père pouvaient agir de même. Et cette hypothèse affreuse l’accablait de désespoir.

Que ce désespoir, certaines nuits, le terrassait. Mais qu’il ne s’en plaignait pas à son père. Ni à personne. Tu as bien dormi ? lui demandait son père. Comme un loir, répondait Jimi sans le regarder.

Que les divers logements où il vécut jusqu’à l’adolescence étaient tristes et laids.

Qu’il aimait la beauté. Que tout petit déjà, il aimait la beauté. La beauté des habits, la beauté des blondes qui ressemblaient à Marilyn et la beauté des guitares. Que, d’ailleurs, pour embellir sa guitare, il la repeignit de ses mains. En rouge vif.

Qu’il accrocha en guise de décoration, sur le mur d’un des nombreux appartements où il vécut, un calendrier illustré d’une Indienne descendant en pirogue une rivière verte et bleue et sur lequel on pouvait lire l’inscription Dieu les aime tous. Que ce calendrier lui rappelait sa grand-mère Nora qui était la personne qu’il aimait le plus au monde. Après sa mère. Et après sa guitare. Laquelle n’était pas une personne, mais presque. Que s’offrir un cornet de glace représentait pour lui un luxe inconcevable. Qu’il en rêvait.

Qu’il rêvait aussi d’avoir une montre-bracelet avec un chronomètre intégré. Ça existait.

Qu’il chaparda quelquefois à l’étalage des magasins. Qu’il courut comme un fou jusqu’à sa maison avec les objets chapardés, et qu’il rit comme un fou en les montrant à son frère Leon. La Légende, pudique, ne précise pas quels furent ces objets. Des petites voitures ? Des friandises ? Des fruits ?

Qu’il fit la cueillette des fraises quand ce fut la saison, pour gagner cinq dollars et acheter du pain et des haricots rouges.

Qu’il fut conduit en camion, avec d’autres enfants noirs de son âge, à la périphérie de Seattle, jusqu’à des champs de fraises.

Qu’en début de journée il s’amusa beaucoup avec les autres enfants de son âge. Puis que le contremaître les engueula et déclara Vous êtes ici pour travailler, pas pour faire les cons. Et qu’ils ne mouftèrent plus.

Qu’il mangea tant de fruits qu’il en eut une indigestion.

 

La Légende dit que sa grand-mère Clarice lui rapportait les magazines que ses patrons avaient déjà lus.

Que sa grand-mère Clarice recyclait ainsi un certain nombre de choses usagées dont ses patrons ne voulaient plus. Qu’elle en avait le droit. Que ses patrons étaient bons : ils lui donnaient les restes.

Qu’elle aurait pu écrire un énorme traité sur l’art d’accommoder les restes (comme ma mère).

Qu’elle était écologiste avant l’heure.

Que Jimi prenait beaucoup de plaisir à lire les revues récupérées par sa grand-mère, et surtout les pages consacrées à Elvis entouré de blondes incendiaires dans les magazines Rock and Roll Songs achetés pour le fils de la maison.

Qu’il était fasciné par les blondes incendiaires.

Que plus tard il les collectionna.

Qu’il craqua (ce fut une rumeur) pour B.B. lors d’une brève escale à Paris.

Qu’il aurait été fou, je crois, de la chanteuse Duffy s’il avait vécu assez longtemps pour la connaître. Qu’il l’aurait draguée comme un malade.

Qu’il rêvait d’être sapé comme Elvis. Qu’il était très loin de l’être. Que la veste à carreaux que lui avait achetée sa tante en prévoyant qu’il grandirait était beaucoup trop grande. Qu’il devait retrousser ses manches pour ne pas avoir l’air d’un clown. Qu’il aurait aimé grandir à toute vitesse et porter des costards roses à revers pailleté, le must. Qu’il repensait souvent à l’épisode de l’église qui l’avait mortifié. Qu’il se disait qu’un jour, plus tard, il serait mieux sapé qu’Elvis.

Qu’en attendant d’être mieux sapé qu’Elvis, il apprenait par cœur ses chansons et les chantait le soir à son petit frère Leon, avant qu’il ne s’endorme.

 

La Légende dit aussi que l’école fut son tourment (l’école est souvent un tourment pour les enfants privés de mère, leur manque sans doute cette confiance en un savoir maternel qui ouvre au savoir tout court, les psychiatres savants l’expliquent de la sorte).

Qu’il y fut médiocre avec obstination.

Qu’il ne récolta que des mauvaises notes, même en matière de solfège.

Qu’il se tritura les méninges pour savoir comment il les annoncerait à son père dont il craignait les réactions.

Qu’à l’école il se liait peu.

Qu’il était taciturne.

Qu’il avait l’esprit ailleurs.

Qu’il restait à l’écart pendant la récréation, sa réserve farouche décourageant toutes les avances, T’as avalé ta langue ?

Qu’il se montrait incapable de commettre la moindre méchanceté, ce qui intriguait les autres écoliers et suscitait leur réprobation unanime, T’as pas de couilles ? Qu’il ne cherchait nullement à se défendre, ni à se rebiffer, encore moins à riposter.

Qu’il ne s’ouvrait jamais de ses chagrins, tout ficelés qu’ils étaient à l’intérieur de lui, à l’instar de ceux qui connaissent si précocement le malheur qu’ils l’intègrent comme une chose allant de soi.

Taisant les choses intimes que son orgueil tenait farouchement secrètes.

Ne cherchant jamais à s’attendrir sur lui, ni à apitoyer les autres. En dépit des soirs de détresse où son père entrait en titubant et l’engueulait, à peine arrivé, d’une voix pâteuse, avant de s’écrouler sur son lit, complètement bourré, en marmonnant qu’il allait descendre Eisenhower en personne et le putain d’amant de la putain de Lucille, il fallait pas le chercher ! bordel de Dieu !

Conscient très jeune de la pauvreté des siens, car les enfants portent très tôt, contrairement à ce qu’on pourrait croire, un regard d’une acuité déconcertante sur la condition de leurs parents et sur le monde qui les entoure.

Conscient donc de ce que signifiait pour sa grand-mère Clarice devoir porter les habits usagés de sa patronne qui lui serraient trop la poitrine.

Conscient de ce que signifiait pour son père devoir travailler comme jardinier pour des Blancs qui ne lui avaient jamais jamais jamais serré la main, et ne lui avaient jamais jamais jamais permis de pénétrer ailleurs que dans leur cuisine.

D’autant plus conscient de sa triste condition à lui, matérielle et affective, qu’il avait entendu plusieurs adultes murmurer en le regardant : pauvre petit, sur un ton de commisération qui lui avait fait horreur.

 

Mais pour que rien ne manque à la Légende qui entrelace toujours bonheurs et afflictions en un savant dosage, le temps est venu de dire que l’enfant, en grandissant, trouva, pour tromper ses chagrins, une passion qui devint, très vite, exclusive.