Depuis que son père lui avait acheté, pour la somme de cinq dollars, sa première guitare, l’enfant s’enfermait dans sa chambre dès qu’il en avait le loisir, se composant un look rock du tonnerre, révisant continûment son jeu de jambes, se livrant à des déhanchements frénétiques, des contorsions cadencées du cul, des mouvements giratoires du bassin, des envols emphatiques du bras gauche et autres remuements façon rock, tout ce qu’on appelle, par antiphrase, le grand jeu, pour le distinguer de l’autre, le vrai, à qui il sert de faire-valoir et de valet de pied ; et travaillant en même temps le seul jeu d’importance, le jeu des mains et de l’âme (surmontée de trois accents circonflexes sur le a, s’il vous plaît), avec une passion si sauvage et un acharnement tel que son père, impressionné, finit par lui acheter, à tempérament, une guitare électrique.

La Légende dit qu’aucun enfant au monde ne mit, pour obtenir des cookies au chocolat, l’insistance dont Jimi fit preuve en vue d’obtenir l’instrument.

C’était une Supro Ozark blanche.

Une merveille.

Qu’il ne pouvait toucher sans émotion.

Et à laquelle, il n’est pas exagéré de le dire, il se cramponna.

 

Sa guitare devint l’unique bien à quoi son cœur se voua. Le centre de sa vie.

Un centre qui lui était d’autant plus nécessaire que la vie de famille, depuis la séparation de ses parents, avait perdu le sien (centre), sa mère se mourant d’alcoolisme il ne savait en quel mouroir et son frère Leon placé en famille d’accueil.

Sa guitare fut sa raison de vivre,

sa consolation,

son garde-fou,

le chien accroché à ses basques jusqu’à la fin des jours, sa lady électrique,

son seul bonheur,

sa seule force,

sa passion,

qui ne souffrait nulle rivale,

et à laquelle il se donna sans mesure.

Sans mesure.

 

À peine avait-il un instant qu’il répétait les standards de l’époque entendus à la radio ou les musiques qu’il écoutait sur les disques de son père qui avait été dans sa jeunesse danseur de jazz, Ramène-toi poupée, ça remue tant qu’ça peut, oui j’ai dit ramène-toi poupée, tu peux pas te tromper…

Jouant de sa main gauche, car il jouait en gaucher, sur un instrument de droitier dont il avait inversé les cordes, il répétait sans fin les airs de Jerry Lee Lewis, d’Elvis Presley, de John Lee Hooker, de Dean Martin, d’Eddie Cochran, de Chuck Berry, de Fats Domino, je les cite en vrac, de Buddy Holly, de Bill Haley, de James Brown, d’Otis Redding, de Lester Young, de Duke Ellington, de BB King, de Ray Charles, comment les dire tous ? mais surtout, surtout, de Muddy Waters, le bluesman qu’il trouvait géant.

 

Hendrix se tint à sa guitare comme à la main qui sauve. Si bien qu’il finit par la connaître comme un aveugle sa maison : ses surfaces, ses cordes, ses arêtes, son odeur. Sa guitare fut sa maison.

Qu’il transporta toute sa vie sur son dos.

Certains jours de tristesse, il aurait voulu disparaître en elle, s’y enfouir, y rester, c’est ce que j’imagine pour vous le faire aimer, tout en sachant pertinemment que je ne saurai jamais, que nul ne saura jamais, ce qui gisait dans le fond de son cœur.

 

Jouait-il mieux, adolescent, que les jeunes apprentis guitaristes de son âge ? Je ne sais pas. Ce dont je suis sûre c’est que le distinguaient absolument des autres la passion insensée, l’acharnement sauvage et la patience infinie qu’il mettait à mieux user de sa guitare, à mieux lui obéir, à mieux s’y accorder, jusqu’à faire d’elle une part de lui-même, jusqu’à ce que le geste de pincer ses cordes devienne aussi simple et aussi naturel que celui de marcher ou de boire.

 

Le métier rentrait, comme le dit si bien l’expression française.

 

Au retour du travail, son père lui demandait sévèrement s’il avait fait du rangement, car il tolérait mal que son fils opérât la moindre brèche dans ses principes éducatifs. Jimi, qui était censé tenir le ménage, levait alors sur son père ses yeux opaques et doux, et répondait par l’évasive. Ou bien il baissait la tête, muet et comme pris en faute, puis allait se réfugier dans sa chambre où il jouait encore un peu, encore un tout petit peu. Oui j’arrive, disait-il faiblement lorsque son père le réclamait depuis la cuisine pour mettre le couvert, attends, j’arrive, j’arrive. Tu viens tout de suite ou je te traîne par les oreilles ? s’énervait le père. Oui papa j’arrive, une petite minute. Je vais finir par m’énerver ! criait le père. Deux secondes, disait Jimi, deux petites secondes. Mais bon Dieu comment il faut te le dire ! Ça y est j’ai fini, disait Jimi en reposant, à contrecœur, sa guitare sur le lit.

Car il y avait un seul domaine dans lequel le doux Jimi tenait tête à son père, c’était celui, vous l’avez compris, de la musique. Impossible de lui faire lâcher sa guitare, impossible de l’entraîner vers une occupation, disons, moins dévorante.

Pour tout ce qui concernait la musique, Jimi tenait tête à son père avec une ténacité et une détermination si mystérieusement inébranlables que son père, en général, finissait par céder.

Bientôt ses mains devinrent longues et légères, avec ce quelque chose d’ailé dans leurs mouvements qui était une pure merveille. Des mains danseuses, aériennes, infiniment savantes, des mains qui tenaient à la fois de l’alouette et du papillon, voltigeuses, palpitantes, libres, caressantes, des mains d’une infinie délicatesse et que je ne me lasse pas d’admirer sur les quelques films de Hendrix dont je dispose.

Bientôt le corps de Jimi monta en graine avec les manières ondulantes, alanguies, féminines que Federico García Lorca prêtait aux anges noirs de ses poèmes et qui feraient plus tard son charme. Mais à l’âge adolescent où le sens viril et les airs bravaches s’affirment au même rythme que croît la pilosité, ces grâces troubles lui valurent quelques méchantes moqueries.

Ce fut l’époque où son père se mit à brûler sur les tables de jeu le peu d’argent qu’il gagnait, jouant le soir pour rattraper les pertes de la veille, animé du vif espoir de se refaire, échouant dès les premières parties, finissant par miser n’importe quoi et n’importe comment, sans aucune logique ni aucune stratégie, terrassé peu à peu par un désespoir inerte qui l’empêchait de quitter la table de black jack, et buvant, pour se donner du courage, un mauvais whisky qui le rendait irascible et parfois agressif.

Puis il rentrait chez lui en se cognant aux murs, et à peine arrivé, déchargeait son malheur sur le jeune Jimi qui supportait sans un murmure, malgré la révolte qui bouillait en lui, les bourrasques d’un père dont il comprenait confusément la détresse.

Jimi aidait son père à enlever ses bottes et le traînait péniblement jusqu’à son lit en s’appliquant à tempérer sa peur de voir le soûlot injurier et cogner au jugé ses ennemis fictifs que l’abus d’alcool avait rendus, en quelques heures, redoutables.

L’enfant apprit ainsi à exercer un contrôle sévère sur la violence de ses émois, ce qui expliqua, plus tard, le calme impressionnant dont il fit preuve face au climat quasi insurrectionnel qui accueillit certains de ses concerts.

À la longue, les absences nocturnes du père eurent néanmoins du bon, puisqu’elles permirent à Jimi de fréquenter les bars de nuit, les pubs de Seattle et le fameux dancing Spanish Castle dont il ferait plus tard, dans une chanson, un éloge ambigu.

Il y apprit tout ce savoir profane que l’école oublie d’enseigner : les affaires de baise, les façons de tuer le temps lorsqu’il est sale, le goût des cigarettes au shit, et la gueule de bois qui vous ouvre, les lendemains de cuite, à la pure métaphysique.

Il y fit surtout ses premières prestations, toucha ses premiers cachets, et savoura le plaisir de rentrer chez lui à l’heure où les laitiers déposaient devant les portes les bidons de lait bosselés.

Il vécut une vie à l’envers.

Il y prit goût.

La nuit devint son domaine.

Qu’il confondit avec la musique.

Car c’est la nuit que la musique lui venait et le courbait sur sa guitare.

La nuit vaste.

La nuit nègre.

En lutte avec le jour.

La nuit désirable.

Maternelle.

La nuit à boire et à fumer et à baiser et à jamer.

Faut-il toujours que le matin revienne ?

La nuit propice aux hymnes célébrant son mystère, son souffle languissant et sa mélancolie.

La nuit dont les esprits trop épris de clarté redoutaient la ténèbre.

La nuit qui, pour le nègre crépu qu’il était, avait cet avantage sur le jour qu’elle annulait les différences de couleur.

Dans la nuit de Seattle, tous les hommes étaient gris. Les Blancs, se disait-il, peuvent garder pour eux le jour criard.

 

On dit que ceux qui aiment la nuit meurent jeunes, mais qu’ils existent davantage.

 

Pour son premier concert avec Te Rocking Kings, il reçut un cachet de trente-cinq cents.

Ce fut une fête.

Une photographie datant de cette époque le montre cheveux courts, visage ingrat d’adolescent, veste rouge à revers et cravate assortie. Il n’est pas encore Jimi Hendrix. Il n’a pas encore trouvé sa forme. Il est tout près de la trouver. Il la trouvera à New York. Bientôt.

 

En 1960, il peignit en rouge la nouvelle Danelectro que lui avait achetée sa tante, se fit sans difficulté renvoyer du lycée, s’essaya sans conviction à faire l’aide-jardinier, s’engagea dans les paras pour échapper à la prison après avoir été surpris au volant d’une voiture volée, intégra le 101e régiment aéroporté à Fort Campbell dans le Kentucky, se déclara fier de servir sous la bannière étoilée, demanda à son père de lui faire parvenir sa guitare, dormit avec elle sous l’œil goguenard des camarades de chambrée, s’enchanta d’entendre jouer le blues dont cet État du Sud portait la tradition, rencontra Billy Cox, créa avec celui-ci et le renfort d’Alphonso Young le groupe des King Kasuals, et se produisit quelquefois dans un club de Clarksville, pas très loin de sa base.

 

Sous le prétexte d’un accident de parachute, il quitta l’armée, partit pour New York en 1964 après un détour par Nashville où il accompagna des groupes de seconde zone, s’éprit de la ville verticale qu’il trouva à sa mesure, habita dans Harlem un de ces immeubles en briques brunes comme on les voit au cinéma, fit le tour de tous les clubs pour y trouver des partenaires de musique, puis, je résume, décida d’aller du côté blanc, du côté de Greenwich Village où tout prétendument se passait, s’enthousiasma pour Dylan qui avait une voix aussi laide que la sienne, découvrit le new jazz avec John Coltrane et Ornette Coleman, reçut de Carol Shiroky, que son nom soit béni, la Fender Stratocaster de ses rêves, et se mit à nouveau à traîner dans les clubs.