Chapitre 10
Lydia n’arrive plus à contrôler son impatience. Au moindre bruit venant de la rue, elle quitte son fauteuil, se rapproche de la fenêtre, entrouvre discrètement le rideau, le referme puis retourne à sa place, prête à recommencer à la première occasion. Quand elle voit qu’on l’observe, elle s’attarde un instant et replace avec soin le drapé des tentures, comme le font les bonniches dans les vieux films français.
— Enfin, te voilà !
La voix de Lydia fait sursauter Arlette qui, par souci de ne déranger personne, tentait d’entrer sur la pointe des pieds, sans se douter que sa mère faisait le guet derrière la porte.
— Tu m’avais promis d’arriver tôt !
— Je pensais pouvoir me libérer mais…
— Ça m’apprendra à compter sur toi.
— Excuse-moi, je…
— Laisse faire les excuses ! As-tu vu ton père ?
— Il n’est pas là ?
— S’il était là, je ne te demanderais pas si tu l’as vu !
Arlette regrette déjà d’être venue. Elle retire son imper et le suspend dans le vestiaire. Lydia l’observe avec une moue dégoûtée.
— Tant qu’à être en retard, tu aurais pu aller changer de robe !
Quand Lydia vise la perfection, ses exigences sont sans limites. Si elle osait, elle irait même jusqu’à imposer un code vestimentaire à ses invités, juste pour le plaisir de l’œil et l’harmonie du décor. Dans sa tête tout est planifié, organisé et disposé avec une telle précision qu’un simple contretemps prend des allures de catastrophe. Et, parlant de catastrophe…
— Madame Verdier ! Madame Verdier !
Trop gêné pour quitter la cuisine, le traiteur, affolé, appelle à l’aide d’un air désespéré.
— Que se passe-t-il ?
Il chuchote quelques mots à l’oreille de Lydia, qui recule, se raidit et devient toute pâle.
— Vous n’êtes qu’un imbécile !
Lydia le rabroue avec une telle force que le pauvre homme a l’impression de se faire enguirlander par le diable en personne, lui qui avait d’abord cru apercevoir un ange quand Lydia l’avait accueilli tout à l’heure.
— Qu’est-ce qui se passe, maman ?
La réaction de Lydia inquiète Arlette, qui réagit nerveusement chaque fois que sa mère hausse le ton ou se met en colère.
— Ce traiteur est un abruti !
Encore sous le choc, Lydia a du mal à se ressaisir. Sensible à la moindre déception, sa carapace se fragilise et s’effrite aussitôt que les choses ne se passent pas exactement comme elle l’avait prévu. Et ce soir, particulièrement ce soir, il semble que tous les dieux se soient ligués contre elle pour lui empoisonner la vie. Rien ne va comme elle veut : son mari n’est pas là, Marianne est en retard… et le traiteur vient de lui avouer qu’il a oublié de commander le gâteau !
— Un fraisier magnifique, décoré de perles en sucre et de pétales de roses !
— Je t’en prie, maman, ne te mets pas dans un état pareil, tu vas ruiner ton maquillage.
Pressée de consoler sa mère, Arlette entraîne Lydia vers la salle à manger, où elle constate avec effroi que la table n’a été dressée que pour sept convives.
— Marianne n’a pas téléphoné ?
— Pourquoi ? Elle devait le faire ?
— Non, non, je disais ça comme ça.
Déjà tout étourdie par ce cirque, Arlette n’a pas le courage d’annoncer à Lydia qu’une autre brique doit bientôt lui tomber sur la tête. Elle n’en aurait d’ailleurs pas le temps, puisque son père vient d’arriver et que sa mère…
— Jocelyn ! Enfin, mon chéri, tu es là !
Oubliant l’incident du gâteau, Lydia se précipite vers son mari en jouant la pauvre épouse inquiète.
— Mon pauvre amour, tu aurais dû m’appeler !
— Je devais rentrer plus tôt, mais…
Vue de près, Lydia paraît si furibonde que Jocelyn n’a soudain plus envie de terminer sa phrase. Peut-il lui raconter le drame qu’il vient de vivre, quand il la sait capable de tout banaliser ? Comment lui avouer qu’il a erré durant des heures, juste pour le plaisir de se sentir vivant ? Ses émotions, ses sentiments, il sait que Lydia s’en fout, et qu’elle pourrait se moquer de lui sans la moindre délicatesse.
— Mes enfants, votre père est là !
Jouant maintenant la femme heureuse, Lydia prend son mari par le bras et l’accompagne au salon, en parlant assez fort pour que tout le monde l’entende.
— Viens voir tes fleurs, elles sont magnifiques !
Puis, se tournant vers les autres, elle ajoute, presque candide…
— Quarante roses ! Non, mais, vous vous rendez compte ?
Arlette s’éloigne, elle n’en peut plus de voir sa mère s’attribuer ainsi tous les rôles. Quand elle décide de recevoir, Lydia fixe le jour, choisit son monde et se comporte avec ses propres enfants comme une comtesse entourée de courtisans qui se fréquentent parce qu’il le faut, et se conduisent comme il le faut, embrigadés par l’étiquette.
Tandis que Lydia se pâme, Christian attire Jocelyn vers la table d’appoint où sont alignées quelques bouteilles.
— Je te sers un peu de champagne ?
— Je prendrais plutôt un scotch !
— Tu as l’air fatigué, papa.
— J’ai eu une journée difficile… très difficile.
— Vraiment ?
Christian a dit « vraiment ? » comme il aurait dit « Ah ! bon ! », sans aucune empathie pour ce que peut ressentir son père.
— Tiens, bois un peu, ça va te faire du bien.
— Merci, mon gars.
Jocelyn porte le verre à ses lèvres puis s’arrête un instant. Sa main tremble, son regard s’embrume.
— Il n’y a rien à faire, la mort d’un enfant… je ne m’habitue pas !
Il suffirait d’un mot, d’un geste de compassion pour que Jocelyn se sente écouté et compris par son fils. Mais ce mouvement vers l’autre, Christian, troublé, ne le fera pas. Par pudeur ou par gêne, il tourne obstinément le dos à son père, en choisissant d’agir comme s’il n’avait rien entendu.
— Monsieur Verdier, regardez, c’est votre cadeau !
Jocelyn s’efforce de sourire lorsqu’il voit sa bru venir vers lui en agitant l’écrin enrubanné que Lydia avait volontairement oublié sur le guéridon.
— J’ai frisé tous les rubans moi-même ! Il est beau, hein ?
— Très beau, merci Shirley !
— Si votre femme n’en veut pas, vous me le donnerez !
Pour offrir à tout le monde l’image d’un couple heureux, Christian prend Shirley par la taille et lui parle à l’oreille.
— Pas la peine, mon amour, je t’en offrirai un !
— C’est vrai ? Oh ! merci ! Merci, mon chéri !
Excitée comme une petite fille à qui l’on vient d’offrir une nouvelle poupée, Shirley se pend au cou de Christian et l’embrasse goulûment. Embarrassé par ces débordements intempestifs, Jocelyn détourne la tête, toussote un peu, puis jette un coup d’œil autour de la pièce en espérant trouver une échappatoire.
— Les jumelles ne sont pas avec vous ?
Shirley réagit aussitôt, mettant un terme à un baiser forcé que Christian prenait plaisir à prolonger.
— C’est à cause de votre femme, c’est elle qui ne voulait pas !
Christian essaie de tempérer les choses.
— Shirley, ma chérie, je t’en prie, n’ennuie pas mon père avec ça !
— Ben quoi ? C’est vrai ! C’est elle qui a dit : pas d’enfants !
— Et Renaud ?
— Non, papa, Renaud non plus n’a pas été invité.
— Pas invité ? Pourquoi ?
— Demandez à votre femme !
La réplique de Shirley intrigue Lydia qui s’avançait justement vers eux.
— Me demander quoi ?
Jocelyn baisse la tête pour cacher sa profonde déception. Renaud est son plus grand amour, sa plus grande joie. Depuis le jour de sa naissance, le fils unique d’Arlette et de Félix vaut à lui seul tous les trésors du monde. Et, ce soir, Jocelyn Verdier aurait grandement apprécié que son petit-fils soit là pour célébrer ce drôle d’anniversaire.
— Pourquoi n’as-tu pas invité les enfants ?
— J’ai le droit d’inviter qui je veux !
— Tu aurais pu m’en parler.
— Pour que tu t’en mêles ? Non, merci !
Pour couper court à cette conversation, Lydia s’adresse à Jocelyn sur un ton autoritaire.
— Allez, dépêche-toi, va te changer, tes vêtements sont sur le lit !
Sans discuter, Jocelyn se dirige vers la chambre où Lydia a déjà sélectionné pour lui son triste complet gris, sa chemise blanche et sa sempiternelle cravate à pois. Il songe un instant à tout déchirer, puis se ravise en pensant à la colère qu’il aurait à subir. Debout devant la glace, il s’applique à réussir son nœud quand il entend la voix de Lydia.
— Bon, maintenant que tout le monde est là, nous allons enfin pouvoir passer à table !
Au risque de se faire rabrouer, Jocelyn redescend sans veston.
— Et Marianne ? Nous n’attendons pas Marianne ?
— Marianne est en retard ! Je vous avais tous convoqués pour dix-neuf heures, il est vingt heures, je n’attends plus !
— Si, Lydia, attends un peu ! Marianne ne devrait pas tarder, je les ai croisés, tout à l’heure, au coin de la rue !
— Qui ça, les ?
— Marianne et un jeune homme…
— Un jeune homme ? Quel jeune homme ?
— Je ne sais pas. Ils marchaient très lentement tous les deux en se tenant par la main. Comme ils avaient l’air heureux, je n’ai pas osé les déranger.
— Non, mais vous l’entendez ? Il n’a pas osé les déranger !
Sans répliquer, Jocelyn vire les talons et remonte à sa chambre. Prise de panique, Lydia retourne sa colère contre Arlette, qui fait tout ce qu’elle peut pour calmer la tempête.
— Maman, je pense que tu ferais mieux d’ajouter un couvert.
— Toi, Arlette Verdier, tu me caches quelque chose !
— Non, enfin, pas vraiment. Marianne m’a dit qu’elle viendrait « peut-être » avec un ami… mais ce n’était pas sûr.
Voyant que sa mère ne la croit pas, Arlette s’énerve et hausse le ton.
— C’est vrai, maman, c’est tout ce que je sais !
Lydia se raidit. Les autres se taisent. Pressé de les rassurer, Félix s’avance en affichant ce petit sourire mielleux qui terrorise Arlette.
— Ça va… ça va, ma chérie… Calme-toi…
Il la prend par le bras et l’entraîne à l’écart. Épuisée, énervée, Arlette s’agite et se débat tandis que Félix la retient de force.
— Arrête de gigoter, petite sotte !
— Lâche-moi !
— Tu vas encore faire une folle de toi.
Sans cesser de sourire, Félix resserre fermement son étreinte. Arlette se choque.
— Aïe ! Arrête, imbécile, tu me fais mal !
— Baisse le ton, ma chérie.
— Lâche-moi !
— Belle idiote, tous les autres ont les yeux fixés sur toi.
— Je m’en fous !
— Ils vont penser que tu es folle… folle… folle…
Après l’avoir poignardée trois fois, en variant le ton, Félix relâche sa proie et retourne à la fête avec l’air satisfait d’un travailleur de rue qui vient de sauver une âme en peine. Arlette s’éloigne en se massant le bras.
Christian essaie d’alléger l’atmosphère.
— En attendant, on pourrait peut-être préparer un petit lunch pour inviter le chum de Marianne à manger sur le balcon ?
Shirley renchérit.
— C’est une bonne idée, ça, mon amour. On devrait tous aller manger sur le balcon, ce serait plus drôle ! Non mais, voulez-vous ben me dire ce que ça peut faire que Marianne arrive avec un gars ? Un de plus, un de moins, la table est assez grande. Et puis, on ne sait jamais, il est peut-être pissant, ce bonhomme-là ?… Ben quoi ? C’est vrai ! Regardez-vous ! Vous faites tous une tête de croque-morts !
Soudain elle aperçoit Jocelyn debout au milieu de l’escalier.
— Excusez-moi, monsieur Verdier, je ne disais pas ça pour vous ! Vous, c’est normal, les morts, c’est votre job !
Maladroite, Shirley trébuche et renverse quelques gouttes de champagne sur la moquette. Lydia se retient pour ne pas la gifler.
— Christian, fais-la taire ou je l’étripe !
— Woh là ! Fâchez-vous pas, madame Verdier. Moi, je disais ça pour rire ! Mais, on sait bien, ici, personne n’a le droit de rire ! On ne peut jamais rire… pis c’est ça qui me fait chier !
— Bonsoir tout le monde !
Marianne vient d’entrer sans sonner. Aussitôt, Shirley l’intercepte.
— Prépare-toi à te faire engueuler, ma vieille !
Entraînant Antonin par la manche, Marianne décide de faire face à la musique sans tenir compte de la mise en garde de sa belle-sœur.
— Maman, je te présente…
Indisposée par la présence d’Antonin, Lydia apostrophe sa fille.
— As-tu vu l’heure ?
— Oui, maman, j’ai vu l’heure !
— Et tu arrives comme ça, sans prévenir, avec un étranger ?
— Il s’appelle Antonin, maman ! Antonin Delcourt !
Gêné par l’attitude de Lydia, Jocelyn s’avance vers Antonin en lui tendant une main chaleureuse.
— Soyez le bienvenu chez nous, monsieur Delcourt !
C’est alors qu’il croit reconnaître Antonin.
— Dites-moi, monsieur, avez-vous un chien ?
— Oui.
— Qui s’appelle Brutus ?
— C’est exact !
— Nous nous sommes croisés dans le parc…
— Mais oui, bien sûr !
Une complicité spontanée s’installe, provoquée par le souvenir d’une brève rencontre entre deux joggeurs inconnus et un chien fou qui gambadait.
— Vous avez un très beau chien !
— Le pauvre, il s’est blessé ce matin.
— Rien de grave, j’espère ?
— Non, mais il boitait, et par prudence, je l’ai conduit chez le vétérinaire. C’est sa faute, il court après tout ce qui bouge.
Enchanté de trouver enfin une oreille attentive, Antonin raconte son histoire en détail, au grand bonheur de Jocelyn, qui s’esclaffe au récit des prouesses de Brutus, ce chiot chétif qu’un inconnu avait jeté dans une poubelle, par un matin frisquet.
— C’était il y a deux ans, je passais là par hasard et je l’ai entendu geindre. Je l’ai délivré, je l’ai réchauffé, et finalement je l’ai gardé.
— Ce chien-là a eu beaucoup de chance !
— Moi aussi !
— Si vous saviez comme je vous envie ! J’ai toujours rêvé d’avoir un chien.
— Brutus est un compagnon affectueux, obéissant, fidèle…
— Toutes les qualités qu’il faut pour faire un bon mari !
Les deux hommes rigolent comme de vieux copains.
— Dites donc, vous n’allez pas parler de chiens durant toute la soirée ?
La remarque de Lydia darde Jocelyn en plein cœur. Pour une fois qu’il s’amusait, pour une fois qu’il riait…
— Allez, boutonne ton veston, on mange dans cinq minutes !
Lydia vire les talons et file vers la cuisine.
— Ajoutez un couvert, il nous arrive un étranger…
Antonin a la désagréable impression d’être perçu comme un trouble-fête. Il voudrait s’en aller, mais Marianne le retient.
— Heureusement, je t’avais prévenu !
Marianne lui avait prédit que l’accueil de sa mère serait peut-être un peu glacial, mais jamais Antonin n’aurait imaginé qu’une femme puisse être à la fois aussi belle et aussi froide.
— Ta mère n’a pas l’air très contente de me voir.
— Elle est ravie, au contraire. Ça lui donne l’occasion de faire une scène. C’est une actrice, au fond, ma mère.
— Merci de me le rappeler.
Pour plaire à Lydia, Antonin avait pourtant pris soin de lui apporter un petit cadeau. Aussitôt qu’il la voit revenir, il se précipite vers elle et lui tend une bonbonnière ornée de fleurs…
— Tenez, madame Verdier, c’est pour vous.
Lydia le toise d’un air hautain.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Je vous ai apporté des…
Lydia ouvre la boîte en faisant une moue dédaigneuse.
— Des chocolats ! Mais je ne mange jamais de chocolat !
— Dommage, j’avais choisi des crèmes au beurre…
— Des crèmes au beurre, c’est encore pire !… C’est gras… C’est… Oh ! rien que d’y penser, j’ai mal au cœur !
Elle se tourne aussitôt vers Marianne.
— Tiens, refile ça à ton père ! Il adore ça, lui, le chocolat.
Lydia s’éloigne sans dire merci, laissant ce pauvre Antonin complètement estomaqué.
— Marianne, tu aurais dû me le dire que ta mère détestait le chocolat.
— Ma charmante mère déteste ce qui lui plaît, quand ça lui plaît !
Le souper sera bientôt servi. Lydia sonne officiellement la fin de la récréation en agitant une clochette d’argent finement gravée à son nom. Un cadeau luxueux que sa marraine lui avait offert le jour de son baptême, et qu’elle a précieusement conservé depuis.
— Allons, allons, tout le monde à table !
Elle recherche avec anxiété le regard de son gendre, pour se rassurer, se sentir importante.
— Félix, soyez gentil, accompagnez-moi !
— Avec plaisir !
Il lui offre son bras et Lydia en profite pour glisser discrètement quelques billets dans le creux de sa main, en murmurant, sans cesser de sourire :
— Jouez ça pour moi, voulez-vous ?