Chapitre 14

Jocelyn pousse le bouton du lecteur et constate que Renaud y a oublié un CD la dernière fois qu’il lui a donné un lift. Presque rien… presque rien ne me retient… Amusé par la voix de Stefie Shock, Jocelyn se met à inventer des mots, des mots farfelus, des mots venus de nulle part, des mots qui ne veulent rien dire. Soudain il se surprend à rire de bon cœur, comme il riait, enfant, quand il faisait le pitre pour amuser sa mère qui était à la fois son public et sa muse.

Presque rien… presque rien ne me retient… Et voilà que, sans prévenir, lui reviennent des souvenirs d’anciennes odeurs, de couleurs délavées, de nuages en formes d’oiseaux ou de moutons dodus qui se déformaient au gré du vent. Quelquefois, le dimanche, ils partaient tous ensemble, en famille, entassés dans la vieille voiture de son père, pour aller visiter une lointaine cousine qui vivait seule à la campagne, avec une bonne douzaine de chats et deux perruches déplumées enfermées dans une cage à moitié recouverte d’un châle de laine, pour éviter les courants d’air.

Hargneuse et sauvageonne, la vieille fille, qui devait bien avoir trente ans, les accueillait sans plaisir en leur offrant du jus d’orange, parce qu’il faut bien offrir quelque chose aux enfants quand les parents vous les imposent. Tout le temps qu’ils buvaient, elle les surveillait du coin de l’œil, puis ramas sait les verres immédiatement, de peur qu’ils ne les brisent. Pressée de se débarrasser d’eux, elle leur ordonnait d’aller jouer dehors d’un petit geste autoritaire que les enfants imitaient en riant aussitôt qu’elle avait le dos tourné. Jocelyn, qui zozotait un peu, s’amusait à dire qu’elle les zecouait dehors comme de vieux chiffons pleins de poussière.

Presque rien… presque rien ne me retient… C’était l’été, les grandes vacances ! Jocelyn s’étonne de ces souvenirs qui lui reviennent comme si c’était hier. La vieille fille habitait une cabane grise aux persiennes délavées. Tout autour, un champ immense, un champ dont l’horizon s’étendait jusqu’au bout du monde. Ses trois sœurs s’amusaient à cueillir des bouquets et, pour rire, échangeaient leurs prénoms contre des noms de fleurs : l’aînée devenait Pivoine, la cadette Muguette et la troisième Tulipe… Jocelyn, qui refusait obstiné ment d’être une fleur, allait se réfugier derrière un arbre, les deux bras collés le long du corps, attendant patiemment que son cocon éclate, et que, de chrysalide, il devienne enfin papillon. Il surgissait alors de sa cachette en déployant ses ailes et virevoltait autour de ses sœurs-fleurs qui se sauvaient en courant parmi les herbes folles.

L’arrivée de Lydia les a cruellement séparés. Lydia ne chantait pas, ne riait pas, sauf quand elle riait des autres. Alors, avec le temps, Jocelyn Verdier s’est tu. Il est devenu muet. Muet, sérieux et sans humour. Les morts ne chantent pas, ne rient jamais non plus, c’est trop tard pour eux. Quel dommage !

Jocelyn gare sa voiture juste devant la bijouterie et sourit en apercevant la nouvelle enseigne : Bijouterie Christian Verdier. Il se sent heureux, presque flatté, de voir enfin le nom de son fils à la devanture du magasin. Ce n’est pas la marquise d’un grand théâtre mais c’est tout comme.

Jocelyn pousse la porte tranquillement, un peu gêné d’arriver à l’improviste. Au fond, derrière le comptoir, il aperçoit Christian, assis sur une chaise droite, la tête penchée, le dos voûté au-dessus d’une table basse, éclairée par une lampe dirigeable qui jette un rayon précis sur le bijou à réparer. Vu sous cet angle, son fils lui paraît vieux.

— Papa ?

— Salut ! Tu as changé le nom de la bijouterie ?

— Tu ne le savais pas ?

— Non !

— Je l’avais pourtant dit à…

Christian allait dire maman mais se retient. Jocelyn tente de le mettre à l’aise.

— Bijouterie Christian Verdier, c’est mieux comme ça !

— Tu trouves ?

— Oui ! Et ton enseigne est invitante !

— Si seulement ça pouvait m’attirer des clients !

— Les affaires sont mauvaises ?

— Plutôt, oui ! Les jeunes n’achètent que de la camelote !

Christian quitte sa chaise péniblement et vient se placer debout face à son père. Le comptoir les sépare comme une barrière dressée entre deux solitudes.

— Papa… je… J’aimerais mieux que tu t’en ailles !

— Pourquoi ?

— Shirley pourrait arriver, et…

— Et quoi ?

— Va-t’en, papa, ça vaut mieux, je t’assure !

Un changement d’éclairage permet à Jocelyn d’apercevoir des taches bleuâtres sur la joue gauche de son fils.

— Qu’est-ce que tu t’es fait ?

— Oh ! ça ? Ce n’est rien, je me suis frappé !

Jocelyn se penche pour mieux voir.

— Et ces marques sur ton cou ? Christian, qu’est-ce qui se passe ?

— Papa, je t’en prie, laisse-moi tranquille !

Au même moment, la porte s’ouvre et Shirley entre en coup de vent. Elle a bu. Peut-être un peu plus que d’habitude. Nerveux, Christian invite son père à se cacher discrètement derrière une colonne. Jocelyn obéit sans comprendre, mais c’est trop tard.

— Qu’est-ce qu’il fait là, lui, sacrament ?

— Qui ça ?

— Ton père est là, je le sais, son char est parqué juste en face !

— Mais, Shirley…

— Je ne veux pas le voir ici, tabarnak ! Ni lui, ni personne de ton ostie de famille !

— Je sais, Shirley, mais…

— Dis-lui de crisser son camp tout de suite ! As-tu compris ?

— Oui, oui, chérie, tout de suite !

— Sinon, c’est toi qui…

Jocelyn surgit de sa cachette juste à temps pour éviter à son fils l’humiliation de recevoir un coup de sac à main par la tête.

— Excusez-moi, Shirley, je partais justement.

Jocelyn file vers la sortie sans même jeter un coup d’œil à sa bru qui le défie effrontément, les deux poings appuyés sur ses hanches. Bouleversé, il quitte la bijouterie en poussant un soupir rempli à la fois de soulagement, de tristesse et d’impuissance.

Même s’il ne les entend plus, les cris de Shirley le poursuivent jusque dans sa voiture. Son fils tremble, il le sait, comme il tremblait lui-même lorsque Lydia criait. En pensant à Lydia, Jocelyn sent une amère bouffée de rage lui monter à la gorge. Serrant les poings, il s’agrippe au volant et reprend la route en chantant à tue-tête : Presque rien… presque rien ne me retient !