Chapitre 19
— Puis-je parler à monsieur Renaud Verdier-Miller, s’il vous plaît ?
— De la part de qui ?
— C’est personnel !
Félix dépose le récepteur sur la table et clame d’une voix pompeuse :
— Monsieur Renaud Verdier-Miller ! On demande monsieur Renaud Verdier-Miller au téléphone !
Renaud surgit, tout échevelé, le t-shirt de travers.
— Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi tu cries comme ça ?
— On vous demande au téléphone, monsieur !
— Qui est-ce ?
— Je ne sais pas, monsieur… c’est une femme.
— Une femme ? Quelle femme ?
— Je ne sais pas, monsieur, c’est « personnel ».
— Arrête donc de niaiser, p’pa.
— Dois-je dire à cette dame que monsieur l’écrivain dort encore ?
— Ça va faire, laisse tomber, je prends l’appel dans ma chambre !
— Monsieur est de mauvais poil, à ce que je vois.
Agacé par les taquineries condescendantes de Félix, Renaud retourne à sa chambre en maugréant. Il se jette à plat ventre sur le lit et décroche le récepteur en jouant les séducteurs, convaincu que sa mystérieuse interlocutrice n’est nulle autre que la copine qui lui donnait la réplique dans la pièce qu’il jouait à l’école la saison dernière.
— Allô, chérie !
Cette approche sensuelle lui vaut habituellement quelques commentaires qui flattent son ego et rassurent son père sur sa normalité.
— Monsieur Renaud Verdier-Miller ?
— Oh ! Pardon, madame ! C’est moi !
— France Choquette, des Éditions Jactance.
La surprise laisse Renaud pantois. France Choquette enchaîne.
— Ainsi, c’est vous qui signez VERMILLE ?
— C’est moi, oui.
— Mon cher Renaud… Vous permettez que je vous appelle Renaud ?
— Bien sûr.
— Je viens vous annoncer une grande nouvelle : vous avez gagné !
— J’ai gagné quoi ?
— Mais le prix littéraire, voyons ! Vous avez gagné le Grand Prix littéraire des Éditions Jactance !
Complètement sonné, Renaud roule sur le dos et reste quelques instants sans parler.
— Mon cher Renaud, vous êtes là ?
Renaud retient son souffle, puis se ressaisit en essayant d’avoir l’air parfaitement naturel.
— Je suis là, oui !
— Vous vous souvenez avoir participé à notre concours littéraire, n’est-ce pas ?
— Oui, oui, bien sûr ! Évidemment !
— Eh bien, c’est fait ! Vous avez gagné. Félicitations !
— Merci !
— Maintenant, passons aux choses sérieuses. Monsieur Bonneau, votre nouvel éditeur, aimerait vous rencontrer à la maison d’édition après-demain, à dix-sept heures…
— Après-demain ?
— Il y a un problème ?
— Non, non, ça va, je vais m’arranger.
Au même moment, Félix frappe un grand coup dans la porte pour affirmer son autorité.
— Tu ne vas pas monopoliser le téléphone durant toute la journée ?
— Non, non, papa, j’achève, là, j’ai fini !
— C’est à moi que vous parlez ?
— Non, excusez-moi, madame. C’est mon père qui…
— En passant, pas un mot à personne de ce qui vous arrive.
— Pas même à mes parents ?
— Surtout pas ! Les bonnes nouvelles courent vite, et monsieur Bonneau, votre éditeur, est très pointilleux sur ce genre de détails. Comprenez-moi bien, si la nouvelle venait à s’ébruiter avant la remise du Grand Prix littéraire, nous serions contraints de choisir un autre candidat, c’est clair ?
— C’est clair !
— Parfait ! Alors à bientôt, mon cher Renaud !
— À bientôt, madame.
Renaud raccroche et mord son oreiller pour étouffer le cri de joie qui l’étrangle. C’est trop beau ! Tout est trop beau ! Il fouille dans son placard, choisit son chandail bleu, enfile son pantalon neuf, se coiffe, se recoiffe, s’admire une dernière fois dans le miroir, puis quitte sa chambre en se répétant intérieurement : je suis un écrivain !
Hélas ! Félix l’oblige très vite à déchanter.
— Veux-tu bien me dire ce qui se passe ?
— Rien.
— Tu as un petit air arrogant qui m’énerve.
— Je ne suis pas arrogant, papa, je suis heureux ! Je n’ai pas le droit d’être heureux ?
— Sans doute, mais j’aimerais bien savoir pourquoi.
— Désolé, je ne peux rien te dire.
— Qu’est-ce que c’est que cette façon de me répondre ?
— Je ne te réponds pas, je…
Arlette décide d’intervenir, sans pour autant cesser de brasser une énorme soupe au chou, fadasse, qui manque de sel et ne goûte rien.
— S’il est heureux, Renaud n’a pas de comptes à nous rendre.
— C’est ça, maman poule, prends sa part !
— Félix, s’il te plaît…
— Ma foi, Arlette, on dirait que ta « petite tête » n’arrive pas à comprendre ce qui se passe !
— Ma petite tête comprend très bien, au contraire.
— Renaud nous joue dans le dos, il nous fait marcher, et toi, tu es trop nouille pour le voir !
— La nouille ne sait pas de quoi tu parles !
— Je te parle de ton petit chouchou de fils ! Il nous cache quelque chose.
— Chacun a droit à ses petits secrets.
— Non mais, tu as vu son sourire ? Un petit sourire satisfait, mystérieux, narquois, imbécile !
— Avec toi, tous les sourires sont équivoques !
Sentant que le sujet va devenir brûlant, Renaud quitte l’arène sur la pointe des pieds pour éviter que l’engueulade de ses parents ne vienne assombrir cette journée magnifique.
— Renaud ?… Renaud, où vas-tu ?… Renaud, dis-moi où tu vas !
Question inutile puisque la porte est déjà refermée. Furieux, Félix se rapproche d’Arlette.
— Non mais, tu vois comment il est ?
— Il est parti, puis après ?
— Ton fils se conduit comme un con, parce que tu l’élèves comme un con !
— Arrête de dire ça, ça me fait mal !
— La vérité fait toujours mal ! Renaud est un paresseux, un flan-mou, un écrivailleur qui ne dort pas de la nuit et passe ses journées à traîner chez son « petit copain » !
— C’est normal, ils travaillent ensemble.
— Ma pauvre Arlette, ce que tu peux être naïve !
— Naïve, peut-être, mais pas méchante !
— En tout cas, mon gars ne fera pas une tapette, ça, je te le garantis ! S’il le faut, je vais l’emmener moi-même aux danseuses !
— Quel bel esprit de sacrifice !
— Je vais lui en montrer, moi, des vraies femmes, avec des vrais seins, des vraies fesses, puis un beau petit…
— Pauvre Félix, toujours le sexe au bord des lèvres !
— Faut bien que je nourrisse mes fantasmes, t’as pas ce qu’il faut pour m’exciter !
Félix pose sur Arlette un regard si méprisant, qu’elle éprouve le besoin de se protéger. Elle retire la soupe du feu et court s’enfermer dans sa chambre pour éviter d’être agressée.