Chapitre 2

— Oui, maman… d’accord, maman… je sais… mais oui, maman… tu as raison… Shirley avait promis… c’est sa faute… mais…

Souple et fuyant comme une anguille, Christian Verdier se faufile discrètement d’une pièce à l’autre, en chuchotant dans un cellulaire si petit qu’on pourrait croire qu’il converse avec son pouce.

— Faut pas lui en vouloir, maman, Shirley est un peu nerveuse…

Nerveuse, peut-être, oui, mais pas sourde ; de la cuisine elle entend tout.

— La maudite !

Accoudée sur le bout de la table, le menton crispé, les dents serrées, Shirley attise sa rage en frisant des rubans.

— Quand je pense qu’on se force le cul pour lui faire un cadeau !

Son regard cherche volontairement celui de Christian qui l’évite et s’éloigne en baissant le ton.

— Ça va, maman, j’ai compris… ne t’inquiète pas… je vais lui parler !

Plus Lydia insiste, plus Christian bafouille et se conduit comme un petit garçon dominé par sa mère.

— Lâche pas, ma vieille, il va craquer !

La tête rentrée dans les épaules, Shirley ne décolère pas. Quand son mari revient vers elle, craintif comme un toutou piteux, elle le fusille du regard avec une insupportable expression de mépris. Troublé, Christian bafouille.

— Maman te fait dire bonjour.

Les yeux verts de Shirley s’assombrissent, ses lèvres tremblent, ses doigts s’empêtrent dans les rubans.

— Qu’elle aille se faire foutre !

Cette réplique déconcerte Christian qui cherche en vain les mots pour apaiser la colère de sa femme.

— Mon pauvre amour…

— Fiche-moi la paix !

— Il n’y a pas de quoi te mettre dans un état pareil !

— Ne m’approche pas, laisse-moi tranquille !

— Maman m’a dit que tu devais la rappeler…

— Ça se peut.

— Alors pourquoi ne l’as-tu pas fait ?

— Parce que je savais trop bien ce qu’elle allait me dire :

Vous comprenez, ma fille, il s’agit d’un souper de famille, d’une fête intime… Intime mon cul ! Elle ne voulait pas inviter mes filles parce qu’elles ne sont pas les tiennes !

— Pour moi, elles le sont, tu le sais bien.

— Pour toi, peut-être, mais pas pour elle !

Christian voudrait s’approcher, mais Shirley le défie en brandissant vers lui des ciseaux menaçants.

— J’en ai assez de te voir t’écraser devant ta mère ! Tu lui passes tout ! Tu lui pardonnes tout ! Pire ! Je t’ai même entendu t’excuser à ma place : Faut pas lui en vouloir, maman, Shirley est un peu nerveuse ! Crisse !… de crisse !… de crisse !… Je peux bien être nerveuse, tabarnak ! Elle m’énerve !

Christian se verse un café.

— En veux-tu un ?

Shirley ne répond pas. Christian s’arme de patience. Il déplace délicatement les papiers d’emballage qui encombrent la table et vient s’asseoir juste en face d’elle.

— Maman voulait simplement s’assurer de notre présence.

— Avec les filles ?

Christian toussote en fixant obstinément un bout de ruban qu’il tortille entre ses doigts. Shirley insiste.

— On y va avec les filles ?

— Non, ma chérie…

— On y va tous les quatre… ou tu y vas tout seul !

— Maman a dit sans les enfants, on ne peut quand même pas l’obliger.

— Moi non plus, tu ne peux pas m’obliger !

Shirley se retient pour ne pas éclater. Cette décision de Lydia, elle la reçoit comme une insulte personnelle, un rejet de ses deux filles, que sa belle-mère n’a jamais vraiment acceptées.

— Elle me déteste, elle me méprise ! Ça fait des années que je la supporte, et tu voudrais que je plie l’échine, encore une fois, pour satisfaire ses petits caprices ?

Incapable de répondre, Christian décide d’aller réchauffer son café. Shirley le suit intensément des yeux jusqu’à ce qu’il revienne… Soudain, d’un geste brusque, elle ouvre l’écrin de velours qui traînait sur la table et s’empare du magnifique sautoir de perles que Jocelyn leur a confié pour mieux préserver la surprise.

— Un bijou de ce prix-là, pour une toquée pareille, c’est débile !

— Papa désirait lui offrir une pièce unique.

— Et moi je te parie qu’elle n’en voudra même pas !

— Pourquoi ?

— Comme ça, pour rien, par pur caprice.

— Ça m’étonnerait. Maman a toujours adoré les perles.

— Combien tu gages ?

— Je ne gage jamais, tu le sais.

— Moi, je te gage le collier : si ta mère n’en veut pas, je le garde !

Joignant le geste à la parole, Shirley passe le sautoir autour de son cou et déboutonne sa blouse pour agrandir son décolleté.

— Il me va bien, tu ne trouves pas ?

Elle se lève, bombe le torse, et se pavane devant Christian en ondulant des hanches. Envoûtante, langoureuse, elle se colle contre lui pour le frôler du bout des seins. Ce petit jeu devient vulgaire. Christian refuse de continuer. Il veut partir. Elle le retient. Roulant les perles entre ses dents, elle les mordille, les suce, et les caresse avec sa langue.

— Shirley, arrête cette comédie !

— As-tu peur que je bouffe les péperles à meuman ?

— Chérie, je t’en prie !

— Si je ne les gagne pas, au moins je les aurai léchées !

— Shirley, ça suffit ! As-tu compris ? J’ai dit : arrête !

Shirley retire le collier et le lance violemment sur la table. Puis elle se retourne vers Christian et le regarde avec un air de biche repentante.

— Excusez-moi, mon maître !

— Shirley !

— Pardonnez-moi, je ne suis pas digne ! Les perles rares, ce n’est pas pour moi, c’est pour la Reine ! Moi, je ne suis qu’une roturière, une courtisane, une moins que rien !

— Mais non, ma chérie, tu le sais bien…

Christian essaie de lui toucher la main, mais Shirley repousse son geste.

— Lydia me fait chier ! Elle me fait chier, et je l’emmerde !

Aveuglée par la colère, Shirley crache des injures comme d’autres piquent une poupée vaudou avec des aiguilles empoisonnées. Profondément blessée, elle vocifère jusqu’à épuisement, puis s’effondre sur sa chaise en pleurant. Tous les efforts qu’elle a dû s’imposer pour obéir à sa belle-mère lui remontent à la gorge et l’oppressent au point de l’étouffer.

Christian se penche vers Shirley, sans oser la toucher. Il voudrait la calmer, la rassurer, mais il sait que c’est impossible. La douleur qui l’habite est si vive, que rien, pas même un mot d’amour, ne saurait l’apaiser.

Et pourtant, il l’aime ! Depuis le premier jour, la première heure, le tout premier instant, quand cette rouquine échevelée l’a bousculé sur le pont du traversier qui les ramenait de Lévis à Québec, par un soir de pleine lune. Sans un seul mot d’excuse, la jeune femme avait souri puis s’était éloignée… si bien que Christian, médusé, ne distinguait plus qu’une silhouette en mouvement qui l’attirait, le fascinait. Le vent soufflait fort sur le fleuve ce soir-là, et sa longue robe blanche virevoltait autour de ses cuisses, malgré tous les efforts qu’elle déployait pour la rabattre. Il ignorait encore qu’elle s’appelait Shirley Perron mais pressentait qu’il deviendrait amoureux d’elle. À l’arrivée, sans doute guidés par leur destin, ils s’étaient retrouvés face à face dans la foulée des gens pressés qui se précipitaient sur le quai. Obsédé par cette inconnue, et craignant de la perdre, Christian avait osé l’inviter à souper.

Ils étaient à peine attablés à la première terrasse venue qu’ils échangeaient déjà des confidences. La jeune femme, désinvolte, se livrait sans pudeur : non, elle n’avait jamais été mariée, mais elle était mère de jumelles identiques qu’elle élevait toute seule en économisant un à un tous les sous qu’elle gagnait. Délaissée par son amoureux, reniée par ses parents, elle avait abandonné ses études avant même d’avoir terminé son secondaire, et travaillait depuis comme ouvreuse dans un cinéma du Vieux-Québec. Insouciante, tête heureuse, Shirley blaguait, riait, s’animait, tandis que Christian, ébloui, la dévorait des yeux. Il venait, par hasard, de trouver sa princesse. Elle avait le teint pâle, les yeux cernés, et ses cheveux roux sentaient le maïs soufflé.

— Tu sens bon !

Le nez plongé dans la chevelure flamboyante de Shirley, Christian recherche en vain cette odeur particulière qui l’avait tant ému la première fois. Aujourd’hui, le parfum est plus capiteux, la coiffure plus recherchée, et les yeux verts sont moins cernés… moins cernés, mais remplis de larmes.

— Shirley, est-ce qu’on ne pourrait pas faire semblant d’être heureux ?

— Faire semblant d’être heureux ? Non, mais, franchement, Christian Verdier, t’entends-tu ?

— Je te demande simplement d’éviter la chicane.

— C’est parfait ! On ne se chicane pas. On ravale tout, et on se fait des grimaces !

Shirley se tourne vers Christian en lui adressant un sourire forcé.

— Comme ça, mon chéri, ça va ? Mes lèvres vont craquer, est-ce que tu veux que j’en remette encore ?

— Shirley, arrête ! Cette comédie a assez duré.

Shirley s’arrête. Elle ne rit plus. Christian, craintif, se méfie d’elle. Il reste là, en retrait dans son coin, osant à peine la regarder. Shirley le toise, relève la tête, puis, réagissant rapidement, elle s’élance vers lui et le frappe avec ses poings en poussant un cri de rage.

— Je n’en peux plus de me retenir ! Je n’en peux plus de fermer ma gueule ! Ça fait trop longtemps que je me tais pour ne pas déplaire à Lydia ! J’en ai assez ! Je suis tannée ! Comprends-tu bien ce que ça veut dire ? Tannée d’être manipulée par ta mère ! Tannée d’être aimée par un homme qui redevient petit garçon aussitôt que sa maman l’appelle ! Tannée de sourire, de faire semblant, de jouer le jeu…

— Shirley, pour une fois, s’il te plaît !

— Ah ! tu veux que je fasse mon hypocrite, hein ? Parfait ! J’ai compris ! Fais-moi confiance, je vais te montrer jusqu’où je peux aller !