Chapitre 23

Les Éditions Jactance occupent le rez-de-chaussée d’un édifice en ruine classé « monument historique » par des puristes qui semblent avoir, depuis, presque oublié son existence. Les planchers craquent, la peinture cloque et les fenêtres d’origine, déformées par plus d’un siècle d’intempéries, s’accrochent tant bien que mal à des charnières rouillées qui les ballottent aux quatre vents. On y gèle l’hiver, on y suffoque l’été, mais son adresse est prestigieuse.

— Monsieur Bonneau…

— Oui, ma belle !

— Je vous rapporte tous les manuscrits.

France Choquette pousse un chariot bancal sur lequel sont empilées une trentaine d’enveloppes froissées.

— Un bon cru ?

— Plutôt médiocre. J’ai hésité entre deux ou trois, mais, après en avoir discuté avec la réceptionniste, je n’en ai retenu qu’un…

— Celui qui a signé Vermille ?

— Exactement.

— Vous voyez, ce n’est pas si difficile !

— Peut-être, mais je ne comprends toujours pas pourquoi vous avez organisé ce concours.

— Pour amener de l’eau au moulin.

— Que voulez-vous dire ?

— Nos meilleurs écrivains nous délaissent…

— Pas étonnant, vous ne les payez pas !

— Je préfère la jeunesse, moi ! La relève, l’espoir… Sans compter qu’un concours littéraire, c’est de la publicité gratuite.

— De la publicité ? Faites-moi rire !

— Les médias adorent parler des jeunes…

— Ceux qui se droguent, ceux qui décrochent, oui, mais…

— Mais des jeunes qui écrivent, c’est merveilleux, non ?

— En autant qu’il y ait quelqu’un pour corriger leurs fautes.

— Vous êtes de mauvaise foi, France.

— Mauvaise foi ou pas, vous ne m’y reprendrez plus !

— Je croyais que vous aimiez ça, lire des manuscrits ?

— Trente-deux en quinze jours, faut le faire ! Vous m’aviez promis un comité de lecture !

— J’en ai lu quelques-uns, ma femme aussi…

— Et le jury ?

— Quel jury ?

— Il devait y avoir un jury, rappelez-vous, vous me l’aviez promis ! Quand j’ai accepté de faire un premier tri pour vous épargner les frais d’un comité de lecture, c’était à la condition expresse que vous alliez ensuite soumettre les manuscrits retenus à un jury de trois personnes qui devait déterminer le gagnant… pas à la réceptionniste !

— Pourquoi pas ? Cette fille-là a un goût très sûr, aussitôt qu’elle aime un roman, aucun doute, c’est un best-seller !

— Peut-être, mais ça ne se fait pas !

— Pourquoi ?

— Parce que la réceptionniste et moi ne pouvons pas coiffer tous les chapeaux : déchiffrer les manuscrits illisibles, faire les révisions, corriger les épreuves… Ce ne sont pas des collaboratrices qu’il vous faut, mais des pieuvres !

Quand Michel Bonneau se sent coincé, il change de ton et fait bifurquer la conversation.

— En passant, ce Vermille, vous l’avez appelé ?

— Mieux que ça, je lui ai déjà donné rendez-vous…

— Très bien ! Quand ça ?

— Aujourd’hui… En fait, il vient d’arriver !

— Déjà ? Merde !

— C’est vous qui m’avez dit de faire vite.

— Vous auriez quand même pu m’en parler !

— J’ai essayé, mais vous n’étiez pas là !

— J’avais des affaires importantes à régler…

— Sur un terrain de golf où je ne pouvais vous joindre, oui, je sais !

Pris au piège, Michel Bonneau tente d’amadouer France Choquette.

— Bon, puisque nous n’avons pas le choix ! Allez, vite, passez-moi le manuscrit, nous allons voir ce que nous pouvons faire ! La belle histoire des gens heureux. Tu parles d’un titre ! Il faudra changer ça !

Le rendez-vous avait été fixé à dix-sept heures, il sera bientôt dis-huit heures. Une heure de retard, parqué dans un recoin où la seule distraction reste la lecture des affiches annonçant les prochaines parutions. Encore sous le choc, Renaud vit cette attente fébrilement, mais sans trop d’impatience. À croire que, pour lui, le temps n’existe plus. Quelqu’un a lu son manuscrit, quelqu’un l’a choisi, lui, parmi tant d’autres, un coup du hasard, une chance énorme. On lui décerne un prix. On l’appelle écrivain

— Votre éditeur vous attend, monsieur !

France Choquette escorte Renaud jusqu’au bureau de Michel Bonneau, qui l’accueille à bras ouverts.

— Enfin, le voilà notre gagnant ! Je vous en prie, assoyez-vous, monsieur Miller !

Intimidé, Renaud se fait tout petit au fond de sa chaise. Michel Bonneau lui trouve l’air d’un enfant.

— Avez-vous vraiment dix-huit ans ?

— Oui… Euh… Enfin… non… Je les aurai dans quelques mois.

— On ne va quand même pas devenir tatillon pour quelques mois !

Soucieux de sa mise en scène, l’éditeur trône derrière une table encombrée de manuscrits empilés à la hâte pour impressionner le néophyte.

— Mon cher Renaud ! Vous permettez que je vous appelle Renaud ? J’ai lu votre manuscrit… C’est bon… Très bon même… Mais un peu mince !

— Que voulez-vous dire ?

Les coudes appuyés sur la table, Michel Bonneau pose ses deux mains devant sa bouche en tapotant le bout de ses doigts. Il connaît la valeur d’un silence et le trac qui s’empare de Renaud lui procure une certaine jouissance.

— Voyez-vous, mon petit, pour faire un bon roman, ça prend du mordant, de l’étoffe ! Votre histoire est mignonne, gentille… mais elle ne lève pas. Vous comprenez ce que je veux dire ?

— Pas vraiment.

— Voyons… comment vous expliquer…

Il feuillette rapidement le manuscrit, en froissant toutes les pages à la recherche du mot ou de la phrase susceptible d’éclairer son propos. Nerveux, Renaud en a des crampes au ventre.

— Tenez, voilà, nous y sommes… Ici, en parlant de vos parents, vous écrivez : Ils s’aiment… Ça veut dire quoi, ils s’aiment ?

— Ben, ça veut dire qu’ils s’aiment.

— Je veux bien vous croire, et c’est tout en leur honneur, mais ils s’aiment comment ?

— Je ne sais pas, ils s’aiment comme des parents.

— Comme des parents qui s’aiment… ou bien qui font semblant ?

À vrai dire, Renaud n’y avait jamais pensé. Ses parents étant ses seuls modèles, il concevait l’amour à leur image et taisait leurs défauts pour ne pas les froisser.

— Voyez-vous, mon petit, en littérature, les parents ne s’aiment jamais comme des parents ! Ils ont des petits secrets, des habitudes. Ils s’aiment avec moins de passion, avec plus de tendresse, comme de vieux amants. Brel le chantait d’ailleurs de façon sublime…

Les yeux fermés, Michel Bonneau se recueille un instant, puis se met à chanter :

— Bien sûr nous eûmes des orages, vingt ans d’amour, c’est l’amour fol…

Ému, le regard humide, il revient vers Renaud.

— Comprenez-vous ce que je veux dire ? Finalement, finalement, il nous fallut bien du talent pour être vieux sans être adultes… Mon Amour, mon doux, mon tendre, mon merveilleux amour, de l’aube claire jusqu’à la fin du jour, je t’aime encore, tu sais, je t’aime… Avez-vous compris ? Avez-vous saisi la nuance ? … de l’aube claire jusqu’à la fin du jour… Quelle subtile façon de nous faire sentir qu’il s’agit là d’un véritable amour, d’un amour qui dure de l’aube claire jusqu’à la fin du jour… Vos parents s’aiment, d’accord, c’est beau, mais s’ils s’aiment comme ça, tout seul, c’est plat ! Épicez, mon ami ! Osez la fantaisie ! La métaphore ! De grâce, ajoutez-y du zeste ! Au fait, avez-vous déjà lu Alexandre Jardin ?