Chapitre 24
Marianne et Antonin ne se quittent plus. Aussitôt sa journée de travail terminée, le bon géant court retrouver sa poupée de chiffon qui l’attend dans son minuscule appartement où la table est déjà dressée sous la fenêtre aux volets roses. Quand il fait gris, Antonin apporte des fleurs. Quand il fait soleil, il choisit des fruits, du chocolat ou des amandes. Marianne adore les amandes. Chaque soir, ils soupent ensemble, font l’amour plusieurs fois, puis s’endorment tendrement enlacés sur le canapé-lit, si court et si étroit qu’Antonin a l’impression de dormir avec Boucle D’Or.
Au matin, Antonin se précipite au Petit Bedon Gourmand pour aller chercher les quatre croissants chauds que Victor réserve expressément pour eux. Pendant ce temps, Marianne range l’appartement et fait du café. Quand ils se mettent à table, il est habituellement six heures.
Or, ce matin, ils sont en retard. Le réveil n’a pas sonné. Le café n’est pas prêt. Et Brutus tourne en rond, impatient d’aller courir dehors. Pauvre chien ! Si son maître a la mine basse, si Marianne a les yeux cernés, c’est qu’ils ont passé la nuit entière à discuter, à faire des plans : la chambre est trop petite, le lit pas assez grand. Il leur faudrait de l’espace, beaucoup plus d’espace, pour vivre ensemble sans se heurter.
— Dépêche-toi, Antonin !
— Je n’arrive pas à replier le matelas !
— Tu t’y prends mal !
— Je fais ce que je peux !
— Allez, pousse-toi, j’ai l’habitude !
Marianne replie le matelas et referme le lit d’un coup de fesse, tandis qu’Antonin replace les coussins sur la carpette, en prenant soin de ne pas faire de vagues, car la moindre secousse amoureuse pourrait provoquer un raz-de-marée.
— Je t’apporterai des croissants plus tard !
— On s’en fout, des croissants ! Allez, oublie les croissants et fais le café !
— Attention, ma chérie !
— Merde ! Merde ! Merde !
N’y tenant plus, le chien a fini par pisser sur le carrelage de la cuisine. Pauvre Brutus ! Et pauvre Antonin, qui ne voudrait surtout pas que Marianne l’oblige à se débarrasser de son chien. Malheureux, nerveux, il attrape le premier chiffon qui lui tombe sous la main.
— Non, pas ça, c’est un linge à vaisselle !
— Je t’en achèterai un autre !
Marianne hausse les épaules, fait demi-tour et file vers la salle de bains, laissant à Antonin le soin de nettoyer le plancher.
— Tu peux revenir, ma chérie, tout est propre !
Maquillée, Marianne a meilleure mine. Antonin, mal à l’aise, se fait tout tendre, tout gentil.
— Tu ne m’en veux pas ?
— Pourquoi ? Ce n’est pas toi qui as pissé à terre, c’est ton chien ! Quand ce sera toi, on en reparlera !
Enfin une première blague ! La journée ne sera donc pas tout à fait gâchée. Antonin a fait du café : imbuvable ! Ils se regardent, éclatent de rire et vident en même temps les deux tasses dans l’évier. Pas le temps de parler, Brutus doit sortir et les enfants s’en viennent ! Bousculés, épuisés, ils se quittent en s’enlaçant une dernière fois sur le pas de la porte. Antonin part promener Brutus, tandis que Marianne, déguisée en coccinelle, surveille l’arrivée des tout-petits.
— Ton père est là ?
En apercevant Lydia, Marianne devient méfiante. Autour d’elles, les parents se succèdent à un rythme affolant : « Un bécot, mon chéri ! » « Un bisou, pour maman ! » « Papa viendra te chercher ce soir ! » « Je vous le confie, il fait de la fièvre ! » « Prenez-en soin, elle a mal au ventre ! »… Les papas sont pressés, les mamans sont stressées… et les enfants sont excités ! Marianne a l’impression de tourner une publicité pour Aspirine : Parfois un seul comprimé suffit !… Elle avalerait toute la bouteille !
— Allez jouer, les amis, je vous rejoins tout de suite !
Les petits sont turbulents. Ils se bousculent. Lydia s’impatiente.
— Vas-tu finir par me répondre ?
— Répondre quoi ?
— Je cherche ton père !
— Tu vois très bien qu’il n’est pas là !
— On m’a dit qu’il vivait chez toi !
— Qui ça « on » ?
— Marianne Verdier, ne fais pas l’hypocrite ! Il vit chez toi, je le sais, quelqu’un l’a vu entrer !
Les enfants grimacent, s’agitent et font les pitres autour de Marianne pour attirer son attention. En courant, ils frôlent d’un peu trop près la robe de Lydia, qui les repousse avec rudesse.
— Pour l’amour du ciel, retiens-les ! Ils sont insupportables !
— Voyons, maman, ce sont des enfants !
— Des enfants-rois qui mériteraient une bonne fessée !
— Tu ne penses pas ce que tu dis ?
Marianne s’éloigne en lui tournant le dos. Elle regroupe les enfants autour d’une table, leur donne des jouets et leur demande de rester sages en attendant que la dame s’en aille.
— Tu ne m’as toujours pas répondu !
— À quelle question ?
— Ton père ?
— Quoi, mon père ?
— Tu sais où il vit !
— Non !
— Je suis sûre que tu sais où il vit !
— Inutile d’insister, même si je le savais, je ne te le dirais pas !
Quand Lydia est furieuse, ça se voit, mais ça s’entend surtout : Marianne la laisse en plan ! Marianne lui tourne le dos ! Sa fille est une ingrate, comme les deux autres ! Personne ne l’écoute, personne ne la comprend ! Même ses propres enfants l’abandonnent !
— Maman je t’en prie, mes voisins dorment encore !
— À l’heure qu’il est, il serait temps qu’ils se lèvent !
— Maman !
— Quelqu’un m’a dit qu’un homme entrait chez toi tous les soirs et n’en ressortait qu’au matin !
— C’est possible.
— Si ce n’est pas ton père, alors, qui est-ce ?
— Ne cherche plus, c’est Antonin.
— Quoi ? Ce mal élevé ? Cet imbécile ? Oh ! mon Dieu !
— Faudra t’y faire, maman, parce que je l’aime !
— Ma pauvre petite fille !
— Je ne suis plus ta pauvre petite fille ! Je suis une femme indépendante et libre de partager ma vie avec qui je veux !
— Une vraie tête folle, tu retiens de ton père !
Lydia ronge son frein, choquée de voir Marianne la délaisser pour des gamins mal élevés.
— Allez, venez avec moi, les amis !
Toujours prête à jouer, Marianne attrape les enfants par la main pour les inviter à danser avec elle. Ils sont douze petits garnements qui ne demandent qu’à s’amuser, sans savoir que leur gardienne se tient debout devant sa mère pour la toute première fois de sa vie.
— Excuse-moi, Marianne, je suis en retard !
Surprise par la présence de Lydia, l’assistante de Marianne dépose un sac sur la table et prend la relève en entrant dans la ronde.
— J’ai apporté les langues-de-chat.
— Merci, c’est gentil.
— Peut-être que j’aurais dû en prendre plus ?
— Non, non, c’est parfait. Maman s’en allait, juste ment !
Lydia, vexée, s’apprête à partir, mais Marianne décide de la retenir.
— Attends, j’ai quelque chose à te demander !
C’est le moment ou jamais. Depuis que cette idée folle lui trotte dans la tête, Marianne n’attendait que cette chance-là.
— Le duplex mitoyen est-il toujours à vendre ?
— Pourquoi ? Tu connais un acheteur ?
— Oui, moi.
— Toi ? Mais je t’en loue déjà un !
— Je sais, mais je voudrais acheter les deux !
— Acheter les deux ? Pour faire quoi ?
— Agrandir la garderie… et vivre avec Antonin sans trop nous marcher sur les pieds.
— Quoi, tu veux vivre avec ce… ?
— Oui, maman !
— Quelle folie ! Les deux duplex ? Non mais, vraiment !
Lydia se raidit comme chaque fois qu’on la prend au dépourvu. Céder les deux duplex à Marianne l’obligerait à lui faire un prix. Et quand il est question d’argent, Lydia n’a plus d’enfants, plus d’amis.
— Sais-tu au moins combien ça vaut ?
— Dis-moi seulement si cela te convient !
— J’espère que tu n’imagines pas que je vais te les donner ?
— Pas du tout. Nous passerons chez le notaire, nous ferons des arrangements, nous prendrons une hypothèque…
Marianne vient de peser sur un bouton sensible.
— Une hypothèque ? Jamais de la vie !
— À moins que tu me fasses une avance sur héritage ?
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Tu gardes tes deux duplex et moi je te paie un loyer raisonnable, plus des intérêts qui me seront remboursés au moment de l’héritage !
— Et si jamais je veux vendre ?
— J’aurai priorité d’achat !
— Et les travaux ?
— Antonin va s’en charger.
Antonin ! Encore lui ! Toujours lui ! Plaise au Ciel qu’un de ces jours, il lui tombe une citrouille sur la tête !
— Penses-y, maman. Si ça ne te convient pas, j’achète ailleurs et je déménage la garderie.
— Laisse-moi au moins le temps d’en parler à mon comptable, et à Félix aussi, bien sûr.
— N’oublie surtout pas de rappeler à mon cher beau-frère qu’une partie de l’argent que tu engrangeras reviendra éventuellement à sa femme par héritage !
— Je ne suis pas encore morte !
— Ne te fâche pas, maman, c’est une blague !
C’est l’heure du conte. Les enfants attendent. Sans vouloir la brusquer, Marianne invite sa mère à quitter la place en repoussant fermement la porte derrière elle.
Une fois dehors, Lydia s’attarde. Les deux duplex sont identiques, mais l’autre a sérieusement besoin de rénovations. Des rénovations coûteuses que ses vieux locataires l’empêchent de faire en contestant systématiquement toutes les augmentations de loyer. La proposition de Marianne fait son chemin. En y repensant, Lydia ferait une bonne affaire. Et puis, elle a besoin d’argent, de beaucoup d’argent. La chance ne sourit qu’à ceux qui la courtisent.