Chapitre 27

« Crème de poireaus / Jambon à la bièrre / desert au choix »

— Poireaux prend un « x » au pluriel, bière ne prend qu’un « r » et dessert prend deux « s » !

— Excusez-moi, Monsieur Victor, j’étais distrait.

— Ça rêve de devenir écrivain et ça ne sait même pas écrire !

Victor Delcourt fait cette remarque sur un ton cinglant qui choque Renaud et l’empêche de répliquer. Sans rouspéter, il efface tout puis recommence. C’est la troisième fois qu’il essaie de retranscrire le « Spécial du jour » sur le tableau noir accroché à l’entrée de la Terrasse du Petit Bedon, en ajoutant de nouvelles fautes à chaque reprise. Victor l’observe. Victor l’énerve. Sa main tremble. Trop fragile, trop molle, la craie glisse entre ses doigts humides et salit de bavures blanchâtres la surface d’ardoise chauffée par le soleil.

— Nous n’avons pas de dessert du jour ?

— Tu ne sais pas lire ? « Dessert au choix », il me semble que c’est clair !

Irritable, pointilleux, Victor, si affable et si gentil d’habitude, quitte la terrasse en maugréant, sans se douter que la flèche empoisonnée qu’il vient de lancer a touché la cible en plein cœur. Blessé, Renaud respire profondément pour mater sa colère. Victor parti, il peut enfin prendre son temps et corriger chacune de ses fautes sans redouter les interventions intempestives d’un patron belliqueux qui s’en prend à l’Univers entier parce que sa femme part en voyage.

— Garçon !

— Oui, madame.

— Apportez-moi un croissant au fromage et un thé glacé.

— Tout de suite, madame.

Blanc de craie, Renaud se lave les mains et change son tablier en s’efforçant d’oublier que celui qu’il appelle affectueusement Monsieur Victor vient de l’humilier devant plusieurs clients.

— Pour moi, ce sera le potage avec des croûtons.

— C’est un bon choix, monsieur.

Renaud entre dans la pâtisserie, choisit le croissant, sert le potage, puis ressort aussi vite en constatant que le patron ne décolère pas. Depuis ce matin, les sautes d’humeur de Victor sont insupportables. S’il s’écoutait, Renaud s’enfoncerait des boules d’ouate dans les oreilles pour ne plus endurer ce vacarme incessant.

— Voilà, pour madame : un croissant au fromage, un thé glacé ! Et pour monsieur : un potage avec beaucoup de croûtons ! Désirez-vous autre chose ?

— Non, merci.

— Bon appétit !

Exaspéré, Renaud décide de monter le son de la radio pour enterrer les éclats de voix de Victor qu’on peut entendre jusque sur la terrasse. Il fait ensuite un tour de piste pour s’assurer que tous les clients sont satisfaits. Certains demandent l’addition, d’autres, moins pressés, bavardent devant un café refroidi ou une assiette à moitié vide.

— Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas, je reste là, tout près.

Enfin libre de prendre une pause, Renaud s’installe à l’ombre, sous l’escalier, pour réviser la dernière version de son roman, en évitant d’être aveuglé par le soleil ou dérangé par un coup de vent intempestif.

En débouchant son marqueur jaune, Renaud se sent instantanément écrivain. Son cartable ouvert devant lui, il s’apprête à se mettre au travail… mais déchante aussitôt en constatant que les corrections qu’on lui propose sont aberrantes. Raturé, barbouillé, son texte a été remanié, déformé, étoffé, au point qu’il n’arrive plus à reconnaître ses propres mots, clairsemés entre les mots des autres. Ah ! si seulement il pouvait partager cette tâche avec son copain ! Mais France Choquette a été formelle : une telle indiscrétion risquerait de lui coûter son prix. Incapable de faire la part des choses, Renaud referme son stylo feutre et range soigneusement son cartable.

Demain matin, il retournera le texte à l’éditeur avec la mention corrections approuvées / RVM. Après tout, ces gens-là savent ce qu’ils font. Puisque les juges ont apprécié son roman, puisque le prix littéraire lui a été officiellement décerné, Renaud peut bien leur faire confiance. Renaud Verdier-Miller ! Il voit déjà son nom en évidence sur la jaquette. Il ne doit pas bouder sa chance…

— Garçon, puis-je avoir encore un peu de café ?

— Avec plaisir, madame !

L’écrivain redevient instantanément garçon de table, sans que personne autour ait perçu la métamorphose. Renaud sourit en pensant que dans quelques semaines, quand il sera devenu célèbre, ces mêmes clients se vanteront de l’avoir connu.

— Votre addition ? J’arrive tout de suite, monsieur !

Une fois l’argent encaissé, Renaud se dirige à nouveau vers l’escalier. Il rapproche les chaises, nettoie la table et dépose en plein centre une plaquette indiquant que la place est réservée.

Paulette, Géraldine, Iris et Jocelyn se retrouvent désormais tous les soirs à la Terrasse du Petit Bedon, et s’installent invariablement à la même table, comme le font les clients des restaurants chics qui ont leurs habitudes, leurs fantaisies, leurs petits caprices… Heureux de les servir, Renaud s’en amuse.

Paulette arrive habituellement la première. Elle choisit la chaise du fond, puis attend patiemment les trois autres en lisant ou en tricotant. Géraldine s’amène ensuite, toujours essoufflée, toujours incommodée par ses chaleurs, et Iris vient les rejoindre après la fermeture du salon.

Quand Jocelyn tarde un peu, les trois femmes s’amusent à s’inquiéter. La première qui ose dire « Il a peut-être eu un accident » doit payer le café pour tout le monde.

— Salut, Renaud !

— Salut, grand-papa ! Dépêche-toi, tes trois « blondes » t’attendent !

— Depuis longtemps ?

— Paulette est là depuis au moins une heure…

Après un long, trop long veuvage, Paulette Robin n’avait plus envie d’être seule, et la compagnie des trois autres lui procure un bonheur qu’elle n’avait jamais retrouvé depuis son premier séjour à Paris quand, jouant les existentialistes, les copains se retrouvaient sur une terrasse à Saint-Germain-des-Prés pour boire un café noir et fumer des Gitanes qui leur raclaient la gorge.

Ces derniers temps, Jocelyn aussi s’ennuyait dans son coin. L’appartement de son confrère, trop bien décoré, trop bien rangé, lui convenait au début, mais il s’y trouve à l’étroit depuis qu’il a des ailes. Ces rendez-vous quotidiens à la Terrasse du Petit Bedon sont arrivés à point nommé dans sa vie. Il y prend désormais tous ses repas du soir en excellente compagnie et jouit de la présence de son petit-fils comme jamais il ne l’avait fait auparavant.

— Tu as l’air fatigué, grand-papa.

— Il y avait un trafic fou, ce soir.

— Penses-tu déménager bientôt ?

— Aussitôt qu’Antonin sera prêt à quitter son logement !

— Tante Marianne m’a dit que Géraldine désirait louer l’appartement voisin, tu le savais ?

— Elle m’en a parlé, oui. Elle avait sans doute envie de se rapprocher…

— De toi ?

— Non, pas de moi, du Petit Bedon !

Géraldine y vient surtout par gourmandise. Elle adore les pâtisseries de Victor, et Victor adore les clientes qui savent apprécier l’onctuosité d’une touche de crème fouettée sur une tarte encore tiède.

Moins gourmande, mais aussi bavarde, Iris se joint au groupe pour se reposer, oublier ses clientes et profiter des gens qu’elle aime : sa mère, sa meilleure amie, sans oublier la présence de Jocelyn, qui ajoute à leur groupe une mixité fort appréciable.

— Excusez mon retard, mesdames, j’ai été retenu à la morgue.

— Tais-toi, Jocelyn !

— Ma pauvre Paulette, si tu savais comme les morts sont tranquilles !

— Jocelyn Verdier, si tu parles encore de « ça », je m’en vais !

Quand Paulette se fâche, personne n’y croit, encore moins Jocelyn, qui finit toujours par la faire rire.

— Mais qu’est-ce qu’ils font ? J’ai faim, moi !

Géraldine s’impatiente. Elle se lève, jette un coup d’œil autour d’elle et constate que toutes les tables de la terrasse sont occupées. Tant pis : à la guerre comme à la guerre ! Se tenant aux aguets, elle surveille Renaud et l’attrape au vol comme on capture un papillon dans un filet.

— Ah ! Ah ! mon garçon ! Je t’ai ! Je te garde !

— Excusez-moi, je reviens tout de suite !

— On attend déjà depuis…

— Ce n’est pas ma faute, Géraldine, le service est très lent ce soir !

Jocelyn décide d’intervenir.

— Il y a un problème ?

— Pas un, deux ! Notre aide-cuisinier est tombé malade et monsieur Victor se retrouve débordé, incapable d’accompagner madame Gigi à l’aéroport !

— Dans ce cas, il faut faire quelque chose !

Oubliant sa faim, Géraldine se rue vers la cuisine, prête à remplacer Victor par la force, s’il le faut. Elle se plante devant lui, les deux poings sur les hanches.

— Allez, Victor, donnez-moi votre tablier !

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Je suis bonne cuisinière, bonne pâtissière, et je peux vous remplacer sans problème durant quelques heures !

— Mais…

— Faites-moi confiance, les clients n’en mourront pas. Au pire, ils vous regretteront et vous retrouveront demain avec enthousiasme !

— C’est que…

— Votre Gigi s’en va ! Vous n’allez pas la laisser filer comme ça, sans même lui dire au revoir ?

Fatigué de supporter la mauvaise humeur de Victor, Antonin se met de la partie.

— Géraldine a raison, papa. Tu as encore le temps, dépêche-toi !

— Laissez-moi au moins changer de chemise !

— Vas-y, mais fais ça vite !

Les boutonnières refusent de s’ouvrir, les boutons lui glissent entre les doigts, Victor est sur le point de tout lâcher quand Géraldine prend les choses en main.

— Approchez, je vais vous aider !

Plus calme, plus habile, elle boutonne la chemise en un rien de temps, à croire qu’elle a passé sa vie à rhabiller des hommes.

— Voilà, c’est fait ! Vous êtes beau comme un cœur !

— Ma cravate ? Où est ma cravate ?

— Elle est là ! Venez, laissez-moi faire.

Victor consulte sa montre. Le temps file. À l’heure qu’il est, Gigi doit déjà être en route pour l’aéroport.

— Sa copine devait venir la chercher mais…

— Arrêtez de gigoter !

— Elle préférait prendre un taxi.

— Pour l’amour, Victor, cessez de vous inquiéter !

— Elle ne voulait pas que j’aille à l’aéroport…

— Voyons donc, elle a dit ça parce qu’elle ne voulait pas vous déranger.

— Vous croyez ?

— N’hésitez pas une seconde : Gigi est seule à l’aéroport… vous la cherchez… vous l’apercevez de loin… vous approchez… c’est la surprise… vous lui tendez les bras… vous la rejoignez… vous l’enlacez… et puis vous l’embrassez en lui disant que vous l’aimez !

Géraldine termine sa phrase les yeux fermés, prête à construire un mélodrame autour d’une histoire d’amour qu’elle invente à mesure. Victor Delcourt la ramène sur Terre.

— Et si elle est fâchée ?

— Fâchée ? Pourquoi serait-elle fâchée ?

— Je ne sais pas.

— Non, croyez-moi, aucune femme ne peut résister à une preuve d’amour comme celle-là…

Gagnée par l’émotion, Géraldine se frotte les yeux pour écraser ses larmes.

— Allez ! Oust ! Partez, Victor ! Partez vite, sinon vous allez me voir chialer !

D’un geste autoritaire, Géraldine pousse Victor vers la sortie. Il fait docilement quelques pas, puis revient vers elle et l’embrasse sur la joue.

— Merci, Géraldine. Merci pour tout.

Enfin, la place est libre, et Géraldine a chaud ! Faut dire qu’elle s’est un peu vantée, pour ne pas dire beaucoup. Ses talents de cuisinière, si reconnus soient-ils, n’avaient jamais été soumis au bourdonnement d’une ruche d’abeilles. Comment servir tout ce monde à la fois ? Comment tout préparer ? Tout cuire ? Tout réchauffer ? Il lui faudrait au moins deux têtes, dix mains… et quelques paires de jambes.

— Antonin ! Renaud !

Les deux garçons courent si vite, qu’elle n’arrive jamais à les attraper. Soudainement tout s’embrouille. Géraldine flanche. Elle se sent mal, elle va craquer.

— Pouvons-nous vous aider ?

C’est Paulette qui a eu l’idée de venir à la rescousse, puis Iris et Jocelyn l’ont suivie, sans trop savoir comment s’y prendre pour remplacer Victor.

Les commandes se succèdent à une vitesse folle :

— Un pâté au poulet… deux sandwiches au jambon avec moutarde… un avec laitue… l’autre sans…

— Une assiette de fromages… une salade de thon… quatre soupes aux poireaux…

Incommodée par sa ménopause, Géraldine a le souffle court et la figure empourprée. Elle ne sait plus où donner de la tête.

— Maudit que j’ai chaud !

Sentant que le traîneau va chavirer, Iris décide de prendre les rênes.

— Désolée, mes chéris, mais il n’y a plus de soupe, plus de soupe du tout… C’est comme ça, faut faire avec !

Seule au comptoir, elle compose les salades, coupe les fromages, tranche les pâtés et confie à Géraldine le soin de réchauffer les plats préparés qui remplaceront le menu du jour.

Sans s’occuper du brouhaha, Paulette fait des sandwiches calmement dans son coin, tandis que Jocelyn bourre le lave-vaisselle en espérant ne rien casser.

— Alors, les moussaillons, comment ça s’est passé ?

Quand le capitaine revient, après trois heures d’absence, la tempête s’est enfin calmée, le vent s’est radouci et il ne reste plus qu’un léger soupçon de rose aux joues de Géraldine, juste assez pour que Victor remarque le bleu clair de ses yeux. Il la prend gentiment par les épaules et la regarde en essayant de sourire.

— Pas trop fatiguée, Géraldine ?

— Oh ! non, tout va bien ! Rien à signaler ! N’est-ce pas, les amis ?

Solidaires, ils se rangent tous spontanément derrière leur copine, en évitant d’évoquer les petits, moyens et gros travers qui sont venus épicer la soirée.

— Et toi, papa ? Parle-nous de toi ! As-tu vu maman ?

Entraînant son père par le bras, Antonin invite tous les autres à les suivre sur la terrasse où Renaud a déjà rassemblé quelques chaises.

— Attendez-moi, je reviens tout de suite, et j’apporte à manger pour tout le monde !

— Bonne idée, Renaud, j’ai un petit creux, moi.

— Pauvre petite Géraldine, tu n’as rien mangé !

— C’est ça, moque-toi de moi, Iris Robin. Après ça, tu viendras dire que tu es mon amie.

— Ne te fâche pas, ma belle grosse, tu sais que je t’aime !

Iris prolonge sa déclaration d’amour par une caresse amicale qui fait rigoler tout le monde.

— Attention, tu me serres trop fort, tu m’étouffes !

— Pauvre Géraldine !

— C’est ça, plains-moi, maintenant !

— Qu’est-ce qui t’arrive ? Je ne t’ai jamais vue réagir comme ça !

— C’est à cause de mes maudites chaleurs, ça m’épuise ! Attends d’en avoir, tu verras !

Comment Antonin et Renaud trouvent-ils encore la force de courir de la sorte ? Antonin sort ses meilleurs fromages, coupe du pain, choisit quelques pâtés et compose rapidement une salade à la dinde, pendant que Renaud se charge d’apporter les couverts.

— Tenez, servez-vous, c’est à la bonne franquette.

La joyeuse bande s’entasse en cercle sous l’escalier. Géraldine entame le pâté de canard…

— Quelqu’un en veut ?

Jocelyn tend les assiettes. Paulette sert la salade. Iris éclate de rire.

— Il ne nous manque qu’un feu de camp et un sac de guimauves !

— Je ne peux pas allumer un feu de camp, mais, des guimauves, si vous en voulez, j’en ai !

— Non, non, Antonin, c’est juste une farce !

Les plus nerveux se calment et peu à peu le silence s’installe. Immobile sur sa chaise, les bras croisés, le regard fixe, Victor Delcourt ressemble à un chef indien qui attend le signal des dieux pour fumer le calumet de paix.

— Allez, papa, cesse de nous faire languir ! As-tu vu maman ?

Victor hésite encore, puis il se met à parler très lentement.

— Je l’ai cherchée partout jusqu’à la toute dernière minute. On faisait déjà le dernier appel quand je l’ai vue arriver en courant à la porte d’embarquement avec son passeport dans une main et son billet dans l’autre. Quand elle est passée près de moi, j’ai crié son nom assez fort pour qu’elle m’entende. Elle s’est retournée et m’a regardé fixement durant quelques secondes.

— Elle n’était pas fâchée ?

— Non, Géraldine, elle n’avait l’air ni fâchée, ni contente. Je me suis approché pour l’embrasser, mais une jeune femme en uniforme l’a obligée à presser le pas.

— Ensuite ?

— Ensuite, je l’ai regardée s’éloigner. Au dernier moment, elle s’est retournée vers moi, pour que je puisse lire sur ses lèvres, et m’a dit : Je vais t’écrire ! Puis elle s’est faufilée dans la foule et je l’ai perdue de vue.

Victor hésite entre le sourire et les larmes. Le cœur serré, il interroge ses amis du regard avant d’oser poser la question qui le tenaille…

— Le courrier met combien temps pour venir de San Francisco ?