Chapitre 28
Le front collé sur le hublot, Gigi Delcourt trompe son angoisse en regardant défiler les balises lumineuses qui jalonnent la piste. Dans quelques secondes, l’énorme oiseau prendra son envol, emportant sous son aile une biche apeurée s’inquiétant du moindre soubresaut.
— Le commandant de bord vous souhaite un bon voyage !
Gigi murmure « c’est la moindre des choses » en repensant à tous les films d’horreur qu’on a tournés sur le sujet. Le scénario reste toujours le même : à bord d’un appareil bondé, se retrouvent, unis par le hasard, des couples d’amoureux, des gens d’affaires stressés, des vacanciers insouciants et des parents exaspérés par les caprices de leurs enfants. Chacun cherche son siège, range ses bagages, s’assoit et boucle sa ceinture. Au décollage tout va bien. Tout paraît calme. Puis, la musique aidant, l’atmosphère s’alourdit. La tension monte. La catastrophe est imminente ! Effrayée par ses fantasmes, Gigi se voit déjà balancée dans l’océan à la merci des requins…
Indifférente aux états d’âme des passagers, l’hôtesse explique les consignes à suivre en cas d’urgence : sorties de secours… gilet de sauvetage… masque à oxygène… Gigi mâche de la gomme à s’en décrocher la mâchoire.
— Vous avez sonné, madame ?
— Oui, je veux boire ! J’ai soif !
— Détendez-vous, ce ne sera pas long, nous vous servirons bientôt des rafraîchissements.
Gigi replie une couverture sur ses jambes et tente d’appuyer sa tête sur un oreiller minuscule tenu en déséquilibre entre le dossier de son fauteuil et le hublot. Les deux mains posées sur ses cuisses, elle pianote d’impatience en attendant la venue du chariot-bar. Quand il arrive enfin, elle commande un premier scotch double, qu’elle boit d’un coup sec, puis en commande un deuxième, qu’elle avale aussi vite… avec des somnifères.
Confortablement installée, un peu calmée, elle décide d’écrire à Victor : Mon pauvre Vichou… Elle le revoit, avec sa bouille de chien battu, quand il lui faisait de grands signes près de la porte d’embarquement. Les yeux dans l’eau, il restait là, ridicule, pathétique, incapable de refréner son dépit amoureux. Gigi se sentait prisonnière d’un amour rose bonbon, coincée dans une toile d’araignée en sucre d’orge. Elle aurait préféré que Victor ne vienne pas. Qu’il la laisse partir seule, sans lui imposer cet exaspérant moment d’adieu. Mon pauvre Vichou… À part ces trois mots, le papier reste vierge. L’inspiration ne vient pas. La pitié, en amour, est piètre conseillère.
L’hôtesse offre des écouteurs. On tamise l’éclairage. Bientôt, le film va commencer. Un chef-d’œuvre ? Un navet ? Gigi s’en fout ! Les somnifères et l’alcool l’ont rendue somnolente. Elle glisse son sac sous la banquette avant, retire ses chaussures, incline son siège et ferme les yeux en espérant dormir jusqu’à l’escale, peut-être même jusqu’à San Francisco…
En quittant l’aéroport, éreintée, épuisée, Gigi prend le bus puis descend au premier motel venu, sans se montrer trop difficile. Une chambre propre, un lit confortable, elle n’en demandait pas plus. Elle aurait dû ! Car les tuiles de la salle de bains sont crasseuses et le fond de la baignoire paraît cerné d’un jaune douteux. Dédaigneuse, Gigi pose ses pieds sur une serviette pour prendre sa douche.
Après s’être recoiffée devant un bout de miroir à moitié étamé, elle enfile son pyjama de satin lilas puis se glisse entre les draps trop rêches, qui dégagent une odeur de javel à plein nez. Incapable de dormir, elle fouille dans le tiroir de la table de chevet et trouve une enveloppe portant le nom du motel et l’adresse à San Francisco, pour rassurer Victor.
Mon cher Vichou… Mon bon Vichou… Mon pauvre Vichou… Gigi hésite, rature puis recommence son brouillon sans arriver à se décider. Quand on s’apprête à assassiner quelqu’un, le choix des mots a son importance. Après plusieurs essais, elle opte finalement pour Victor… Victor tout court. Victor tout nu. Victor sans préambule. Victor… Gigi. Entre leurs deux prénoms, Gigi met quelques heures à compléter sa lettre. En la signant, elle pleure un peu, mais se console aussi vite en pensant à Fabrice, qui ne se doute pas que sa musette va bientôt le surprendre.