Chapitre 31

Pour célébrer le week-end de la Saint-Jean, le Petit Bedon Gourmand se donne des airs de fête. Victor a sorti son accordéon, et le square Roussel s’anime, envahi par les touristes et les gens du quartier qui s’y retrouvent pour s’éclater, pour chanter, mais surtout pour danser, car la musique de Victor est entraînante.

La valse, le tango et même la java reviennent à la mode depuis que des amuseurs publics ont été engagés pour animer la foule. Cette heureuse initiative, suggérée par Géraldine, attire la clientèle au point que, certains soirs, on doit ajouter des tables près de la Terrasse du Petit Bedon.

— Excusez-moi d’arriver aussi tard…

Iris se faufile sous l’escalier et va s’installer tout au fond, entre Géraldine et Paulette.

— Fais attention à toi, ma chérie, tu travailles trop.

— C’est le temps des mariages, maman, quand la manne passe, faut en profiter.

— Pourquoi ne m’as-tu pas appelée, j’aurais pu t’aider à ranger le salon.

— Voyons, Géraldine, tu en fais déjà bien assez comme ça !

— Quand même, deux mariages le même jour…

— Les demoiselles d’honneur sont ravissantes, mais elles sont trop nombreuses, trop énervées… et trop bavardes ! Quand elles repartent, je suis épuisée.

— Que dirais-tu d’un bon café ?

— Merci, Jocelyn, tu lis dans mes pensées !

Un signe suffit pour que Renaud comprenne.

— Dis-moi, ma chérie, as-tu eu des nouvelles de Maëlle ?

La question de Paulette assombrit le regard d’Iris.

— Je l’appelle tous les jours… et converse avec un répondeur.

— Elle ne te rappelle pas ?

— Non. Son message dit qu’elle est très occupée.

— Comme c’est curieux.

Voyant qu’Iris a du chagrin, Géraldine essaie de tempérer les choses.

— Elle a peut-être un amoureux ?

— Ça n’empêche pas d’appeler sa mère !

— Si ma mémoire est bonne, tu ne m’appelais jamais, dans le temps, ma chérie.

— Parce que tu t’inquiétais pour rien.

— Ah bon ! Et toi ?

Le café arrive juste à temps pour couper court à ces reproches à peine voilés, surgissant comme un nuage sombre dans un firmament déjà brumeux.

— J’en ai apporté pour tout le monde.

— Merci, mon grand.

Renaud dépose les tasses sur la table puis se penche vers Jocelyn en chuchotant.

— J’ai reçu un appel de « qui tu sais », et « ce que tu sais » sera dévoilé très bientôt.

— Bravo ! Est-ce que je peux…

— Non, pas encore. Je te le dirai quand viendra le temps.

Pour l’instant, c’est le brouhaha dans la cuisine. Antonin prépare les plats, tandis que Renaud doit redoubler de vitesse pour satisfaire les clients déjà attablés et désaltérer les danseurs assoiffés qui font la queue pour un grand verre de limonade offert gracieusement par la maison.

Enfermé dans sa bulle, Victor joue de l’accordéon. C’est sa manière à lui d’égrener les heures en attendant le retour de sa belle.

— Le plus beau de tous les tangos du monde, c’est celui que j’ai dansé dans vos bras…

Quand il chante, sa voix fausse un peu, mais la volupté du mouvement fait oublier tout le reste. Les yeux fermés, ce gros homme amoureux laisse glisser ses doigts sur le clavier de son instrument en effleurant les touches comme s’il caressait le corps d’une femme. Ah ! Gigi ! Gigi ! Le cœur serré, Victor s’imagine dansant avec elle, pieds nus dans le sable au bord de la mer…

— J’ai connu d’autres tangos à la ronde, mais mon cœur n’oubliera pas celui-là !

Victor n’a jamais vu la mer, mais il en rêve depuis sa plus tendre enfance, quand son père, un peu soûl, lui racontait des voyages inventés où se mélangeaient le soleil, la mer, le sable chaud… et les femmes au corps de sirène ! Le bambin, fasciné, y croyait au point de prier la nuit pour que son père le prenne dans ses bras et l’emmène avec lui dans ces pays lointains où les femmes sont si belles, et leurs baisers si doux qu’ils vous laissent dans la bouche un goût de miel.

Pauvre Gigi ! Pauvre sirène ! Comme il aurait aimé partir à la mer avec elle. La regarder s’éloigner sur la plage. Suivre l’empreinte de ses pas sur le sable mouillé… courir… la rattraper… et lui tenir la main pour affronter les vagues… Lui qui pourtant a peur de l’eau. Une fois, une triste fois, pour leur anniversaire, il a voulu lui offrir un voyage en cadeau. Les bagages étaient prêts, ils allaient s’envoler, quand l’ouragan…

— Victor !

Troublé, Victor sort de son rêve. Gigi était si belle, si diaphane, toute nue sous son paréo blanc.

— Victor, une java, s’il vous plaît !

Comment résister au désir d’une jeune danseuse aussi mignonne ? Victor change de décor et se retrouve à Paris…

— C’est la java bleue… la java la plus belle… celle qui ensorcelle… et que l’on danse les yeux dans les yeux…

Victor n’a jamais visité Paris non plus, mais aucun détail de la Ville Lumière ne lui est inconnu : la Tour Eiffel, le Sacré-Cœur, le Jardin du Luxembourg… Il s’y rendrait les yeux bandés. Combien de photos a-t-il épinglées dans sa chambre d’adolescent, quand il avait le vague à l’âme ? Combien de revues feuilletées ?

Combien de cartes consultées ? Combien de promesses faites à lui-même ? Un jour, il irait à Paris avec la femme aimée. Il lui offrirait des robes éblouissantes, des parfums, des bijoux…

— Comme elle, au monde, il n’y en a pas deux… c’est la java bleue !

Spontanément, les danseurs se sont rapprochés pour applaudir Victor, qui paraît à la fois gêné et surpris de cette reconnaissance.

— Allez donc danser au lieu de me regarder !

Remisant ses souvenirs, il entonne Sous les ponts de Paris et déambule entre les tables en faisant onduler son accordéon. Et pendant que tout le monde chante, il se rapproche de l’escalier.

— Ça va, là-dessous ? Allez, amusez-vous, venez danser ! Entraînez-les, Jocelyn, vous êtes le chef…

— Le chef de quoi ?

Sans cesser de jouer, Victor jongle avec les mots.

— La… le… aidez-moi, bon Dieu ! Il faudrait bien vous trouver un nom !

Renaud arrive à la rescousse.

— Moi, j’en ai un… Enfin, c’est comme ça que je vous appelle quand vous n’êtes pas là.

— Ah bon ! Et peut-on savoir quel est ce nom ?

Intimidé par l’air ironique de Jocelyn, Renaud ferme les yeux et proclame d’une voix forte :

— Le Nombril du Petit Bedon !

La proposition de Renaud fait l’effet d’une traînée de poudre qui éclate en feu d’artifices. À mesure que le nom se répète d’une table à l’autre, les clients se mettent à rigoler, encouragés par Victor, dont le rire en cascade devient facilement contagieux. Paulette jubile.

— Le Nombril du Petit Bedon ! Quel nom délicieux ! C’est fou… c’est pétillant… c’est… c’est nous ! Qu’en penses-tu, Iris ?

Iris se pare d’un sourire un peu pâle, mais un sourire quand même.

— Tu as raison, maman, c’est nous.

Jocelyn invite ses trois amies à le suivre.

— Venez mesdames, allons danser ! Ce soir, le Nombril du Petit Bedon fait officiellement son entrée dans le monde !

— Hôtel du Courant d’air, où l’on ne paie pas cher… Le parfum et l’eau c’est pour rien, mon Marquis, sous les ponts de Paris !

Aussitôt la danse terminée, Géraldine invite Iris à dormir chez elle.

— Je veux que tu étrennes mon nouveau futon : confort total garanti !

— Café fourni ?

— Café, kleenex et petits biscuits.

Géraldine connaît déjà le scénario : dès le premier café, Iris lui parlera de Maëlle. Puis, de confidence en confidence, elle se livrera sans pudeur, jusqu’à ce que Géraldine, épuisée, l’invite à s’endormir calmement, sans pleurer. Quand le cœur est trop lourd, la complicité d’une oreille attentive vaut mille fois le poids d’un torrent de larmes répandues sur un oreiller.

Victor a rangé son accordéon. La Terrasse du Petit Bedon doit bientôt fermer. Les lampions sont éteints, mais la chaleur invite plusieurs clients à s’attarder en sirotant une limonade un peu tiède.

— Il n’y a rien ni personne qui peut m’empêcher de vous servir de la glace !

Armé d’un pichet d’eau citronnée, Victor surveille les tables et remplit les verres à mesure qu’ils se vident. Il voudrait tant que cette soirée s’éternise. La solitude lui pèse, et son lit, sans Gigi, lui paraît bien trop grand, bien trop vide.

Seuls les lampadaires à l’ancienne éclairent encore le square, et le son d’une clarinette a remplacé celui de l’accordéon. Installé sous un arbre, un jeune musicien inconnu profite de ce moment béni pour faire ses premiers pas vers la célébrité.

Attirés par la musique, Paulette et Jocelyn quittent la terrasse pour aller s’installer sur un banc au milieu du parc. En passant, ils jettent quelques dollars dans un vieux chapeau mou, placé là exprès pour récolter les maigres offrandes.

— Ce jeune homme a beaucoup de talent !

— Chut ! Parlons bas, Jocelyn, ça pourrait le distraire.

Soudain, un petit vent doux fait frissonner Paulette. Elle enfile un gilet et se rapproche de Jocelyn qui passe tout bonnement son bras autour de ses épaules.

Les derniers clients ont quitté la terrasse. Le square se vide. Le musicien range sa clarinette, ramasse ses sous, puis s’éloigne à son tour. Peu pressé d’aller se coucher, Jocelyn demande à Paulette de lui apprendre à profiter de la nuit. Elle le prend par le bras et l’invite à la suivre dans un recoin moins éclairé. Soudain, sans préavis, elle s’allonge sur le gazon et fait signe à Jocelyn de la rejoindre.

— Détends-toi, ferme les yeux… puis rouvre-les, tout doucement, en ne regardant que le firmament.

Médusé par tant de beauté, Jocelyn réalise avec regret qu’il n’a jamais pris le temps de contempler le ciel depuis qu’il a cessé d’y chercher des moutons.

— Je peux venir avec vous ?

Trop costaud pour s’étendre sur la pelouse, Victor se laisse choir lourdement sur un banc, juste à côté d’un lampadaire. Visiblement, le ciel ne l’intéresse pas, la multitude d’étoiles non plus. Il ne pense qu’à Gigi, qui dort là-bas, quelque part, dans une chambre inconnue.

— Si seulement je savais où elle est !

Résignés, Jocelyn et Paulette se relèvent et viennent le rejoindre, beaucoup plus par politesse que par envie d’être trois. Subitement, l’enchantement qui les comblait tout à l’heure est occulté par le chagrin de ce mari trop aimant, dont la tristesse envahissante brise le charme de cette nuit étoilée qui s’annonçait pourtant délicieusement romantique.

— Elle devait m’écrire, elle avait promis !

— Elle le fera, c’est certain, puisqu’elle vous l’a promis.

— Je voudrais mourir tellement je m’ennuie.

Accablé, démuni, cet homme-enfant leur fait pitié. Jocelyn lui tient la main, Paulette caresse ses cheveux. Son malheur les bouleverse, son chagrin les atteint. Dans l’insouciance de leur bonheur tranquille, ils ne s’attendaient pas à voir Victor pleurer.