Chapitre 5

— Monsieur Miller ?

— C’est moi !

— Iris Robin !

Arlette avait raison, Iris est très jolie. Coiffée d’un ruban jaune qui retient maladroitement quelques mèches indomptables, elle porte un jean moulant et un chandail de soie rose rehaussé d’un foulard aux couleurs du printemps.

— Je peux entrer ?

— Je vous en prie.

Coincé derrière la porte, Félix doit se tasser pour la laisser passer. Elle entre d’un pas ferme puis s’arrête, indécise, visiblement choquée par le délabrement des lieux.

— Ça sent mauvais !

Malgré sa renommée dans le quartier, ce local est resté vacant si longtemps qu’une odeur de renfermé s’est incrustée dans les murs lézardés qui gardent encore l’empreinte des anciens présentoirs, comme des dessins d’enfants tracés par des fantômes.

Plus rien n’existe de ce qui faisait autrefois la fierté d’Edgar Roussel. Rien, à part ces deux comptoirs encombrants, dont les dorures fanées témoignent de l’usure et du temps. Au moindre pas, le plancher craque. Les plafonniers démodés diffusent une lumière blafarde et les vitres sont crasseuses à n’en plus voir le jour.

— C’est un très bel espace, bien chauffé, bien éclairé…

Joignant le geste à la parole, Félix s’empresse d’ouvrir les fenêtres.

— Et vous voulez y faire quoi, au juste ?

— Ouvrir un salon… Je suis coiffeuse.

— Pour un salon ce sera parfait !

— Parfait, peut-être, mais c’est sale, c’est tellement sale !

Son joli nez retroussé humant l’air avec dédain, Iris Robin explore chaque recoin de la boutique tout en prenant des notes dans un petit calepin noir.

— Les murs… le plancher… les vitres… Il va y avoir un gros ménage à faire !

— Ça paraît pire que c’est !

— Il va falloir tout nettoyer !

— C’est sûr !

— Puis tout repeindre…

— Tout ?

— Tout ! Et avec de la peinture de qualité !

Iris s’emballe.

— Je veux que mon salon devienne une oasis de beauté et de paix ! Je veux de la lumière, des plantes et des couleurs… des couleurs chaudes, vibrantes, accueillantes !

Elle se retourne vers Félix.

— Je vous laisse le choix du peintre, évidemment, mais, pour les couleurs, j’exige de les choisir moi-même !

— C’est que…

— Sur ce point-là, je suis intraitable !

Voilà où le bât blesse ! Lydia a beau répéter à cœur de jour que ce vieux local vide lui coûte la peau des fesses, Félix la sait radine et peu encline à répondre aux exigences de ses locataires.

— Habituellement, nous fournissons du blanc…

— Du blanc ? Vous voulez rire ?

— J’ai dit habituellement, mais je vais voir ce que je peux faire.

— Je compte sur vous !

Iris s’installe sur le bout d’un comptoir poussiéreux pour griffonner des plans, sans s’occuper de Félix qui appréhende déjà les réprimandes de sa belle-mère.

— Nous construirons une cloison ici… une autre là…

Poursuivant sur sa lancée, Iris attire l’attention de Félix en pointant son crayon comme une baguette magique.

— Il faudra également revernir le plancher, rajeunir l’éclairage… et nous débarrasser de ces vieilles armoires qui tombent en ruine et puent le moisi !

Elle se dirige ensuite vers la vitrine puis s’arrête net en faisant la moue.

— Oh ! regardez, la grande vitre est brisée !

— Brisée ? Où ça ?

— En haut, dans le coin gauche…

— Une petite craque, à peine visible.

— Peut-être, mais il faudra la réparer… et remplacer tout le carrelage !

— Vous voulez remplacer le carrelage de la vitrine ?

— Pas moi, vous ! Un damier beige et brun, franchement !

Craignant qu’Iris ne se désiste, heurtée par un détail, Félix tente de la distraire en faisant miroiter le beau côté des choses.

— Des boutiques comme celle-là, on n’en trouve pas partout, vous savez !

— Peut-être pas partout, mais ça se trouve !

— Sans compter qu’avec les commerces avoisinants, il y a un très bon achalandage…

Sans perdre une seconde, Félix grimpe dans la vitrine et tend une main invitante vers Iris qui hésite un instant avant de monter le rejoindre.

— Regardez, vous voyez là-bas ? Le Petit Bedon Gourmand ! On y trouve apparemment les meilleures pâtisseries, les meilleurs pâtés et des chocolats à faire damner un saint ! Un peu plus loin, il y a la Garderie Tournicoti ; c’est un endroit renommé et bien tenu… Je connais personnellement la propriétaire.

Félix la connaît, bien sûr, puisque cette « Fanfreluche à lulus » n’est nulle autre que Marianne Verdier, la vraie fille de Lydia.

— Et, tout au fond, il y a la pharmacie…

Curieuse, Iris s’avance et Félix en profite pour se glisser derrière son dos, la forçant ainsi à s’appuyer sur lui pour éviter de trébucher.

— J’ai du mal à lire l’enseigne : Pharmacie Arlette Verdier… Vous la connaissez ?

— Qui ça ?

— Arlette Verdier ?

— Un peu, oui.

Pour éviter d’être piégé, Félix Miller retire discrètement son alliance et la laisse tomber dans le fond de sa poche. Puis, mine de rien, il passe familièrement son bras autour des épaules d’Iris, sous prétexte de vouloir lui montrer autre chose.

— Comme vous voyez, toutes les boutiques font face au square Roussel qui, le soir venu, devient un petit coin tout à fait romantique avec ses bancs et ses lampadaires d’une autre époque.

Puisque la proximité s’y prête, Iris profite de l’occasion pour aborder l’ultime question.

— Nous n’avons toujours pas discuté du loyer.

Félix se rapproche jusqu’à ce que l’oreille d’Iris soit à portée de lèvres.

— Je suis sûr qu’on pourra s’arranger !

Attiré par sa bouche, grisé par son odeur, Félix se sent subitement étourdi, enivré.

— Quel est votre parfum ?

— Mon parfum ?

— Oui !

— L’Air du temps.

Félix l’aurait parié. Arlette portait cette fragrance-là, autrefois, avant sa maladie, avant cette dépression qui allait la laisser démunie, presque morte.

— Ça va, monsieur Miller ?

— Oui, oui, ça va !

Iris semble inconsciente de l’effet qu’elle produit, du moins Félix le présume, mais il en doute un peu quand elle lui prend le bras, tout charme et tout sourire.

— Ainsi, tous les planchers seront sablés et revernis ?

— Oui, oui !

— Les carreaux réparés ? Et la vitrine aussi ?

— La vitrine aussi !

— Et vous repeindrez partout ?

— Partout, oui !

— À vos frais ?

Iris insiste en regardant Félix avec des yeux si bleus, qu’il se sent défaillir.

— Pourquoi revenir là-dessus puisque c’est entendu ?

— Parce que j’aime bien que les choses soient claires !

— Moi aussi !

Félix saute de son perchoir, tandis qu’Iris prend tout son temps pour redescendre.

— Allons, madame, dépêchons-nous !

— Nous dépêcher ? Pourquoi ?

— Euh… parce que… parce que je suis pressé !

— Je peux revenir demain, si vous préférez ?

— Non, non, finissons-en tout de suite ! Enfin, si le local vous plaît, évidemment.

— Il me plaît, mais…

— Mais quoi ?

— Le loyer… Je vous offre deux mille dollars par mois !

— Deux mille cinq cents !

— Non, pas deux mille cinq cents, j’ai dit deux mille !

Lydia en espérait le double… et sans ménage. Félix sent la couleuvre lui glisser entre les doigts.

— Madame Robin, sérieusement, vous n’y pensez pas ?

— C’est à prendre ou à laisser !

Félix se ressaisit. Aussitôt qu’il est question d’argent, le beau parleur devient filou.

— J’ai reçu d’autres offres, vous savez !

— Je ne vous crois pas !

Iris Robin soutient le regard de Félix avec ironie. Pressé d’en finir, il se retire dans un coin et refait ses calculs avec application.

— D’accord, deux mille dollars par mois, mais vous effectuez vous-même tous les travaux !

— Comment ça, les travaux ?

— La peinture, le plancher… le ménage quoi !

— Monsieur Miller, vous avez promis !

— Moi ? Mais je n’ai rien promis du tout ! C’est vous qui…

— Inutile de nier, j’ai tout enregistré !

Iris sort un magnétophone de sa poche et le brandit fièrement sous le nez de Félix, qui s’apprêtait à protester quand une belle grosse femme fait une entrée majestueuse dans la boutique.

— Excuse-moi, ma chérie, je suis en retard !

— Pas du tout ! Juste à temps, au contraire !

Iris se tourne vers Félix.

— Monsieur Miller, je vous présente Géraldine Faguet, ma meilleure amie. Elle sera mon témoin, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

Trop surpris pour réagir, Félix Miller complète le bail sous le regard inquisiteur des deux femmes qui vérifient attentivement chacune des clauses. Géraldine intervient.

— Au fait, monsieur Miller, êtes-vous propriétaire ?

— Non, ce local appartient à madame Lydia Roussel.

— La fille du joaillier ?

— Exactement ! Je suis son homme de confiance.

— Dans ce cas, j’imagine que vous avez une procuration ?

— Bien sûr !

— On peut la voir ?

Félix fouille dans ses papiers et leur tend une lettre officielle portant la signature de Lydia et attestant qu’elle l’autorise à négocier cette affaire en son nom. Rassurée, Iris Robin s’apprête à signer, mais Géraldine retient son geste.

— Non, attends, ma chérie. Pas tout de suite ! Il faut d’abord que le propriétaire inscrive au bas du bail tous les changements sur lesquels vous vous êtes entendus.

— Tu veux dire tous les travaux pour lesquels monsieur Miller s’est engagé ?

— Parfaitement. Si vous avez des ajouts ou des retraits, c’est avant de signer qu’il faut les inscrire !

Félix hésite, tiraillé tour à tour par l’Ange et le Démon. Si Iris Robin loue le local, Lydia va lui demander des comptes. Si elle ne le loue pas, jamais il ne retrouvera une proie aussi appétissante. Considérant la mise, Félix tend son stylo à Iris.

— Voilà. Inscrivez-les vous-même, madame !

— Non. Je dicterai et vous écrirez, monsieur !

— Allez-y !

— Nous disons donc que madame Lydia Roussel, aussi nommée « la propriétaire », s’engage par la présente, et à ses frais :

  1. à faire nettoyer, puis repeindre tous les plafonds et tous les murs, selon les couleurs spécifiquement choisies par la locataire ;
  2. à retirer tous les plafonniers pour les remplacer par un éclairage au choix de la locataire ;
  3. à remplacer toutes les vitres brisées, y compris celles de la vitrine ;
  4. à faire sabler, nettoyer et revernir tous les planchers, y compris celui de la vitrine.

— Franchement, madame, vous en demandez beaucoup !

— Je ne demande rien de plus que ce qui est enregistré.

— Voulez-vous l’écouter ?

— Non, non, ce n’est pas la peine.

— Si vous trouvez que c’est trop, je peux aller voir ailleurs.

— Pas du tout, c’est parfait.

— Alors, je signe où ?

— Ici… et là… avec vos initiales au bas de chaque page.

Géraldine s’interpose.

— Les vôtres aussi, monsieur Miller.

— Évidemment.

Félix reprend le bail des mains d’Iris et le contresigne en faisant des efforts pour contenir sa colère.

— Voilà, c’est fait. Vous êtes contentes ?

— Pas si vite, monsieur. C’est à mon tour.

Géraldine Faguet vérifie chaque item puis appose sa signature comme témoin.

— Ça y est, tout est en règle ?

— Oui, ma chérie.

— Parfait ! Voici votre premier chèque, monsieur !

— Voilà vos clés, madame ! Je garde un double pour les travaux.

— Je vous remercie, monsieur Miller.

Iris Robin jette un dernier regard autour d’elle avec des yeux émerveillés. Elle imagine déjà son salon grouillant de vie. Elle entend le ronron des séchoirs et le murmure agité des clientes qui placotent. Son amie Géraldine la prend par le bras.

— Ce local est à toi, ma chérie ! Ça va te faire un de ces salons, ma vieille ! J’imagine déjà l’enseigne : Au Plaisir des Belles Dames !

— Au Plaisir des Belles Dames ! Ça me plaît ! C’est très joli ! J’achète !

— Allez, viens, on va aller fêter ça !

— Je t’invite à manger des gâteaux !

— Des gâteaux ? Où ça ?

— Juste à côté, au Petit Bedon Gourmand ! Monsieur Miller prétend qu’ils ont les meilleures pâtisseries au monde !

Les deux amies quittent la boutique en riant. Taquine, Iris revient sur ses pas.

— Vous venez avec nous, monsieur Miller ?

— Non, merci, j’ai encore à faire.

Oscillant entre le dépit et la rage, Félix Miller referme les fenêtres, éteint les lumières, remet son alliance et quitte la place en marmonnant :

— Maudites lesbiennes !