Chapitre 50

Après avoir longtemps médité devant la dépouille de celui qu’il appelait affectueusement mon grand, Jocelyn s’est enfermé dans son bureau en insistant pour qu’on ne le dérange sous aucun prétexte.

Isolé dans une bulle, presque en état d’apesanteur, il tente de s’élever au-dessus des mesquineries de ce monde qui endurcissent le cœur de l’homme et réduisent ses espoirs en poussière. À quoi bon s’évertuer à trouver un coupable, puisque les jeux sont faits. Renaud a choisi la mort, le condamner n’y changerait rien.

Trop ébranlé pour pleurer, Jocelyn se console en invoquant affectueusement la douceur de ses souvenirs : Renaud bébé… Renaud enfant… Renaud adolescent… Renaud écrivain… STOP ! Le film se casse brusquement, il n’en verra jamais la fin.

L’écran s’éteint et Jocelyn se retrouve seul, face à lui-même, étourdi, siphonné, attiré dans un trou noir dont il ne peut jauger la profondeur. Il s’apprête à fermer les yeux pour se laisser glisser vers l’abîme quand son regard est attiré par la lettre que la secrétaire a déposée sur son bureau. Une lettre ordinaire, une écriture hachurée, maladroite…

Cher grand-papa,

Quand j’étais petit, tu me chantait « Au claire de la Lune, mon ami Pierrot, prête-moi ta plume pour écrire un mot », cette chanson-la me transportais, moi, qui rèvait d’écrire et d’avoir un ami. Aujourd’hui j’en ai un, il s’appèle Lucas, et nous sommes amoureux. Mais notre amour est impossible. Mon père ne sais pas que je suis gai. Ma mère non plus. Quant ils l’aprendrons, leur décepsion sera terrible. Et quant ils lirons les journaux, ce sera pire encore. Je suis sur qu’ils me renirons. On écrit que je suis un tricheur, un menteur, un plajiaire. Ce n’est pas vrai, grand-papa, je te le jurre. Je n’ai jamais copier mon roman sur personne. Les critique sont cruelle. Ma carrière d’écrivain est fini, avant même d’avoir commencer.

Ma chandelle est morte, je n’est plus de feu, plus de flame, plus de passion. Il ne me reste qu’a mourrir. Surtout ne pleurre pas. Surtout ne m’oubli pas. Je t’atendrai la-haut en te tendant les bras. Je t’embrasse, je t’aime.

Renaud

P.-S. La nuit, au claire de la Lune, tu me verra peut-être en train d’écrire avec la plume que m’aura prêter notre ami Pierrot. Pense alors a moi, et, si tu m’aime encore, ouvre moi ta porte et ouvre moi ton cœur… pour l’amour de Dieu !

Jocelyn s’effondre. Il n’a pas vu poindre le désespoir dans le regard de son petit-fils, n’a pas su deviner son désarroi, n’a pas pu l’aimer assez pour attiser la flamme, le raccrocher, le retenir, et pourtant…

La secrétaire frappe à la porte.

— Excusez-moi, Docteur Verdier, une certaine Paulette Robin demande à vous voir.

— Dites-lui d’entrer.

Paulette paraît, sereine, souriante, un peu timide, les yeux rougis.

— Excuse-moi, Jocelyn, je ne voudrais surtout pas te déranger.

— Me déranger ? Toi ?

— Je suis venue avec Marianne et Antonin pour…

Jocelyn bénit le ciel. Quelle que soit la raison de sa visite, Paulette arrive à point nommé pour soulager son âme en lambeaux.

— Ma chère, ma bonne, ma douce Paulette, si tu savais comme je suis heureux de te voir !

— J’ai pensé que tu aurais besoin d’un peu de réconfort.

La secrétaire frappe à nouveau pour laisser entrer Marianne et Antonin qui se figent comme deux pions près de la porte. Ni l’un ni l’autre ne semblent vouloir avancer. Marianne grelotte et claque des dents.

— Je ne veux pas y aller, papa.

— Aller où ?

— Voir Renaud. J’ai peur. J’ai trop peur.

— Moi aussi, j’ai peur, Jocelyn.

Désigné « volontaire » malgré lui, Antonin panique à l’idée de retrouver son ami Renaud congelé au fond d’un tiroir.

— Les policiers nous ont dit qu’il fallait qu’on se présente ici pour identifier le corps.

— Et personne n’a pensé à moi ?

— Bien sûr, papa, mais Arlette ne voulait pas t’imposer cette corvée.

— Une corvée ? Identifier mon petit-fils, une corvée ?

— Dans ce cas, est-ce que tu voudrais venir avec nous ?

— Ne vous tourmentez plus, j’ai déjà vu Renaud et je l’ai identifié formellement, vous n’aurez qu’à signer.

Soulagée, Marianne se jette au cou de son père en pleurant. Antonin s’approche et les prend tous les deux par les épaules. Paulette se joint à eux pour former une grosse boule d’amour où la compassion de chacun adoucit la peine de l’autre. En les embrassant, tous les trois, Jocelyn réalise qu’il devra composer avec la peur et la douleur de ceux qui ne regardent jamais la Lune.

— Est-ce que Lydia a été prévenue ?

Marianne réagit en pensant à sa mère. Quel choc ! Quelle humiliation pour elle ! Un suicidé dans la famille, elle ne s’en remettra jamais.

— Arlette a tenté de l’appeler à plusieurs reprises, mais ses messages restent sans réponse. Si elle ne rappelle pas, Antonin essaiera de la retrouver.

— J’irai l’attendre au Casino, s’il le faut.

— Au Casino ?

— Maman joue beaucoup, tu sais.

— Ah bon ?

— Elle passe ses journées au Casino… et ses nuits dans les bras de Théodore. Et comme nous ne connaissons pas l’adresse de Théodore, aussi bien dire que nous ne la voyons jamais.

— J’espère au moins que ça la rend heureuse.

— Voyons, papa, pour elle, le mot bonheur n’existe pas : il y a les gens riches… et les autres !

Au même moment, le regard de Paulette croise celui de Marianne qui prolonge un sourire en grimace…

— Mon Dieu, ma belle, qu’est-ce que tu as ?

Complètement épuisée, Marianne se laisse choir dans un fauteuil.

— J’ai chaud ! Je veux m’en aller ! Rentrons vite, Antonin, j’ai hâte de me retrouver chez nous.

Ils sortent tous ensemble et se dirigent vers la voiture d’Antonin.

— Partez devant, mes enfants, je vais raccompagner Paulette !

Soudain, Jocelyn constate qu’il a oublié la lettre de Renaud.

— Attends-moi ici, je reviens tout de suite !

— Que se passe-t-il ?

— Je dois récupérer quelque chose d’important.

Il retourne à son bureau, prend la lettre, la replie et la range soigneusement dans la poche de sa chemise. Aussitôt, les battements de son cœur s’accélèrent, une grande paix l’envahit. Il se sent habité, réconforté, consolé.

Pressé de retrouver Paulette, Jocelyn s’avance vers elle en lui tendant la main jusqu’à ce que leurs doigts se joignent. Ils échangent un sourire, mais leurs yeux sont remplis de larmes.

— Merci d’être là, Paulette !

Ils s’embrassent affectueusement puis traversent le parking en silence. Un long et lourd silence qui leur permet de se recueillir en saisissant l’instant qui passe.

Jocelyn retient la portière pour permettre à Paulette de prendre place sur la banquette avant. Puis il jette un dernier coup d’œil vers le ciel, monte dans sa voiture et quitte la morgue en sifflotant Au clair de la Lune…