Chapitre 52

Au Plaisir des Belles Dames… Plantée devant la porte, Arlette relit l’enseigne plusieurs fois, à voix basse, comme si les mots, ainsi répétés, pouvaient lui insuffler du courage. Prête à tout pour répondre aux désirs exprimés par Renaud dans sa lettre, elle a dû se faire violence pour rouler jusqu’au square, en espérant trouver la Fontaine de Jouvence à deux pas de sa pharmacie.

Malgré la splendeur du soleil et la beauté des fleurs qui l’entourent, la vitrine lui renvoie l’image d’une femme déprimée, démodée, sans attraits. Maigrichonne, aigrie, elle se sent moche et vieille, elle qui n’a pas encore quarante ans.

Regarde-toi, redresse la tête et souri. Tu est très belle quant tu souri.

Surmontant son angoisse, Arlette redresse la tête, accroche un sourire à ses lèvres gercées, et pousse la porte en affichant un semblant d’assurance.

— C’est pour un rendez-vous, madame ?

Occupée à plier des papillotes sur des mèches colorées, Iris pose la question sans se déplacer. Arlette, gênée, ne répond pas. Elle reste là, sidérée, clouée sur place, interloquée par les propos de deux clientes fraîchement coiffées qui s’attardent près de l’entrée.

— Paraît qu’y avait copié toute son roman dans le livre d’un autre…

— Ça prend du front !

— Du front ? Mets-en ! Y venait de gagner un prix littéraire !

— Y en a qui ont du culot, franchement !

— Mais son petit jeu a été découvert, tous les critiques l’ont descendu !

— Le pauvre garçon, y devait avoir honte.

— Ben plus que honte, y s’est pendu !

— Pendu ?

— Ben oui ! Son éditeur en a parlé à matin, tu l’as pas vu ?

— Ben non, je regardais Ricardo à l’autre poste.

— Que c’est qu’y a fait ?

— Des poitrines de poulet à l’orange…

— Du poulet à l’orange, ça doit être bon !

— Ç’avait l’air !

— Maudit, je m’en veux, je l’ai manqué !

— J’ai noté la recette, je vais te la donner.

Les deux femmes passent indifféremment du suicide de Renaud à la cuisine de Ricardo, sans se douter qu’Arlette hésite encore entre s’enfuir, s’évanouir… ou leur arracher la langue. Pour la première fois depuis la mort de son fils, elle conçoit l’influence néfaste des médias sur l’opinion de ceux qui gobent tout sans la moindre nuance. Ceux qui insinuent. Ceux qui colportent.

— Alors, c’est pour une coupe ou pour une mise en plis ?

En s’approchant, Iris reconnaît Arlette, qu’elle a croisée plusieurs fois à la pharmacie, sans jamais lui parler vraiment.

— J’ai appris, pour votre fils, c’est terrible.

Compatissante, Iris s’avance spontanément pour l’embrasser, sans penser qu’avec son tablier de caoutchouc et ses gants maculés de teinture rouge, elle a l’air d’une coiffeuse sanguinaire prête à assassiner une cliente, comme dans un film d’épouvante. Peu habituée aux témoignages d’affection, Arlette recule d’un pas.

— Oh ! mon Dieu ! J’ai taché votre robe ?

— Non, non, ça va.

Iris observe Arlette avec attention : une vieille robe brune, usée jusqu’à la trame, des gougounes déformées, une coiffure tristounette et un teint pâle à faire peur. Si elle s’écoutait, elle prendrait cette femme éplorée dans ses bras et lui proposerait…

— Une métamorphose.

— Quoi ? Vous voulez…

— Une métamorphose, oui. J’enterre mon fils demain, et je veux que, de là-haut, il me trouve belle.

— Pour être belle, vous serez belle, ça, je vous le promets ! En attendant, venez avec moi, je vais vous installer dans la pièce de repos. Vous pourrez consulter des revues à votre aise et me dire ensuite ce que vous préférez.

Arlette se laisse diriger docilement par Iris, mais en croisant à nouveau les deux commères, elle les aborde avec un aplomb qu’elle ne se connaissait pas.

— Mon fils ne s’est pas pendu, mesdames, il s’est noyé !

Voilà ! La coquille est brisée, la vérité est rétablie et une nouvelle femme s’apprête à naître.

Calée dans un fauteuil confortable, les deux pieds posés sur un pouf, et un verre de limonade à la main, Arlette consulte les revues de mode qu’Iris Robin lui a prêtées, à la recherche d’un nouveau look digne de ce fils qui la remet au monde en la libérant de ses démons.

Chaque page qu’elle tourne lui renvoie l’image d’une femme magnifique, sensuelle, voluptueuse, qui ne lui ressemble pas. Vidée de tous ses charmes, Arlette n’est plus qu’une âme en miettes prisonnière d’un corps desséché. Un cœur déchiré. Un ventre vide. Un cri de douleur étouffé. Un ramassis de chair hurlante…

— Vous n’êtes pas trop fatiguée d’attendre ?

En entendant la voix d’Iris, Arlette referme brusquement la revue et boit sa limonade d’une traite, comme une enfant surprise à quitter la table sans avoir vidé son verre de lait.

— Avez-vous choisi quelque chose ?

— Non…

Un peu honteuse, Arlette tend à Iris une revue mouillée de larmes.

— Excusez-moi, je vais la payer.

— Ce n’est qu’une revue, oublions ça.

— Merci, madame.

— Je m’appelle Iris.

— Moi, c’est Arlette…

— On peut se tutoyer ?

— Si vous voulez… enfin, oui, si tu veux…

— C’est parfait, allons-y !

Après avoir tamisé l’éclairage et choisi une musique douce pour créer de l’ambiance, Iris invite Arlette à s’installer devant le miroir.

— Comme c’est bizarre, tes cheveux paraissent raides, pourtant ils sont naturellement bouclés !

— Bouclés ?

— Oui, oui, tu vas voir ! Je te propose une coupe assez courte, une coloration de base légèrement fauve, et quelques mèches plus claires pour allumer ton regard… Ça te va ?

Arlette pense à Renaud et baisse les yeux avant de répondre.

— Fais ce que tu voudras, je te fais confiance.

Avant ce jour, le mot confiance n’avait jamais fait partie du vocabulaire d’Arlette, qui a grandi avec un arrière-goût de méfiance dans la gorge, une fadeur amère, tenace, capable d’aciduler tous les bonheurs.

— Une coupe en dégradé va leur donner du corps !

Chaque mèche qui s’écrase sur le plancher ravive un mauvais souvenir : quand on la croyait folle, on lui rasait la tête. Quand Félix la violait, il lui tirait les cheveux… et quand sa mère…

— Arrête de bouger, ma belle, je vais rater ta frange !

— Excuse-moi.

Délestée tout doucement de son passé douloureux, Arlette commence à croire que la vie peut être belle. Ah ! si seulement elle avait pu le comprendre avant…

— Renaud serait peut-être encore vivant ?

— Pardon ?

— Le suicide de Renaud, crois-tu que j’y sois pour quelque chose ?

Prise de court, Iris ne sait pas quoi répondre. Si le métier de coiffeuse invite aux confidences, une maîtrise en psychologie n’est pas requise pour obtenir le diplôme. Prolongeant exprès le silence, elle feint de s’attarder sur un bout de mèche un peu rebelle.

— Iris, je t’ai posé une question.

— Excuse-moi, je ne t’ai pas bien entendue ?

— Le suicide de mon fils, crois-tu que ce soit ma faute ?

— Pourquoi me demandes-tu ça ?

— Parce que je me sens terriblement coupable.

— Toi, coupable ? Allons donc !

— Vois-tu, Iris, ma pire souffrance sera de ne pas l’avoir vu…

Arlette parle d’une voix monotone en se regardant fixement dans le miroir, comme si son regard pouvait le traverser. Iris décide de ne pas l’interrompre.

— Je ne l’ai pas vu, parce que j’ai eu peur… peur de mon fils… peur de la mort… peur de voir mon fils mort ! Une peur imprécise, irrationnelle, qui me condamne à porter le deuil d’un tas de cendres enfermé dans une urne.

Iris n’en peut plus, l’émotion est trop forte. Prétextant un coup de fil à donner de toute urgence, elle se retire dans la salle de repos pour pleurer à son aise et n’en ressort qu’une fois le temps de la coloration expiré.

Elle retrouve Arlette endormie, la joue appuyée sur son poing refermé. Crispée par la douleur, sa figure anguleuse paraît encore plus décharnée. Iris l’observe durant quelques secondes et la trouve émouvante, attachante, troublante même, dans son désir de se faire belle pour séduire son fils mort, au cas où il pourrait l’entrevoir de là-haut.

Iris toussote en tapant dans ses mains.

— Et maintenant, au lavabo, ma belle ! Un bon shampoing, un traitement hydratant, et le tour sera joué. On ferme les yeux, on ne bouge pas… Et voilà, c’est terminé ! Tes cheveux sont bouclés, ils ont du corps, ne reste plus qu’à les laisser sécher, la mise en plis se fera toute seule.

— Sans les brosser ?

— Sans les brosser.

Iris apporte un miroir afin qu’Arlette puisse admirer sa nouvelle coiffure de tous les côtés.

— Qu’est-ce que tu en penses ?

— Je ne sais pas, c’est tellement différent.

— Attends, viens avec moi.

Sans la brusquer, Iris la prend par les épaules et l’emmène devant la psyché qui décore l’entrée.

— Allez, regarde-toi ! Tu voulais être belle, Arlette, tu l’es !

— C’est bien, mais… j’ai l’impression qu’il est trop tard.

— Trop tard ?

— Renaud va avoir du mal à me reconnaître.

— Pas si tu penses à lui très fort.

Arlette s’attarde à fouiller dans son sac pour cacher ses larmes.

— Je te dois combien ?

— Rien.

— Comment ça, rien ?

— C’est un cadeau.

— Excuse-moi, mais je n’ai pas l’habitude de recevoir des cadeaux.

— On s’habitue vite, tu verras ! Et maintenant, si nous complétions ta métamorphose par une légère touche de maquillage, tu paraîtrais moins pâlotte !

— Il me faudrait une nouvelle robe, aussi.

Le temps d’un éclair, Arlette se rappelle l’affreuse robe beige avec ses boutons bruns à faire vomir. Non ! La nouvelle Arlette doit être assez forte pour se passer de sa mère.

— Connais-tu l’adresse d’une bonne boutique ?

— J’en connais même plusieurs !

Plusieurs, c’est trop. Arlette hésite. Iris s’en aperçoit.

— Veux-tu que je t’accompagne ?

— Et ton salon ?

— Tu étais ma dernière cliente, je suis libre comme l’air !

L’idée d’être conseillée par Iris réconforte Arlette. Elle se sent comblée par cette complicité naissante, elle qui n’a jamais eu d’amie.

Histoire de la détendre un peu, Iris lui propose d’abord une visite dans un salon spécialisé où on la traitera comme une princesse. Arlette se laisse dorloter, bichonner, chouchouter, mais avec un plaisir mitigé. Quand il n’en a pas l’habitude, le corps se raidit au moindre toucher.

Un peu de thé vert ? Quelques biscuits ? Une manucure ? Pourquoi pas ? Un soin des pieds ? Arlette hésite. Jamais personne n’a touché ses orteils ou caressé ses chevilles. Mais quand on l’invite à plonger ses pieds dans un bain de cire chaude, elle ressent un bien-être qu’elle ose à peine s’avouer. On enlève ensuite les cors, on masse les pieds, on polit les ongles… À chaque plaisir, Arlette se recueille un instant pour remercier Renaud.

L’initiation au maquillage lui révèle une Arlette qu’elle n’a encore jamais connue. Lydia l’a toujours trouvée laide, et comme sa mère était son seul miroir…

— Si seulement Renaud pouvait me voir !

— Je persiste à croire qu’il te voit.

— Je l’espère.

— Et maintenant, pensons vêtements !

Pour la dérider un peu, Iris entraîne Arlette au rayon des petites culottes.

— Il faut toujours prendre soin de ses fesses !

— Quelles fesses ? Je n’en ai plus, elles ont fondu.

Enfin un éclat de rire, avec retenue, mais sans excuse. Renaud avait raison, Arlette devient presque belle quand elle rit.

— Un nouveau soutien-gorge s’impose !

— Tu crois ?

— Les seins aussi sont importants.

Arlette en avait presque oublié les siens, écrasés sous sa robe brune.

— Je ne sais même plus quelle taille je fais.

— C’est un détail.

Les chaussures présentent toutefois un réel problème, Arlette a les pieds longs et très étroits. Iris lui conseille une chaussure beige ornée de cuir verni noir, un faux Chanel très seyant, indémodable.

— Avec le sac assorti, ce sera à la fois chic et très sobre !

— J’aimerais aussi des sandales pour tous les jours…

— Ne me dis pas que tu vas te débarrasser de tes affreuses godasses ?

— Je pensais les garder, au cas, mais finalement, je vais les jeter.

Pour être bien certaine de ne pas revenir sur sa décision, Arlette enfile ses nouvelles sandales en abandonnant ses vieilles gougounes dans la première poubelle venue.

Reste la robe…

— Surtout pas de noir !

— Pourquoi ?

— Parce que Renaud n’aimerait pas voir sa mère endeuillée comme une vieille pleureuse !

Après avoir essayé presque tous les vêtements de la boutique, Arlette opte finalement pour un tailleur de lin vert pâle et une camisole assortie.

— Pour les funérailles, ce ne sera pas trop…

— Ne t’inquiète pas, ce sera parfait !

La vendeuse, épuisée, n’en peut plus. Pourvu que la carte de crédit soit bonne ! Elle l’est ! Arlette appose sa signature avec un déchirement difficile à comprendre pour quiconque n’a jamais fréquenté à la fois les bas-fonds de la détresse et l’appel de l’espoir.

— Voilà votre sac, madame !

— Merci !

— C’est une belle journée, aujourd’hui, n’est-ce pas ?

— Une belle journée, oui…

— Quand il va vous voir, votre mari va tomber en amour avec vous !

Arlette sourit, prend son sac et rejoint Iris qui l’attendait près de la porte.

— Qu’est-ce qu’elle t’a dit ?

— Que mon mari allait tomber en amour avec moi !

— Félix va essayer de te flirter, tu vas voir.

— Félix ? Il va dire que je suis folle !

— Allons donc !

— Ma pauvre Iris, on voit bien que tu ne le connais pas.

— Tu as raison, je ne le connais pas sous cet angle.

Au nom de l’amitié, il y a des secrets qu’il vaut mieux garder pour soi.

— As-tu faim ? Je n’ai rien mangé depuis…

Elles aboutissent machinalement à la Terrasse du Petit Bedon, presque déserte depuis le suicide de Renaud. Victor embrasse Iris, mais ne reconnaît pas immédiatement Arlette, qui passe pourtant deux fois par jour devant chez lui.

— Excusez-moi, madame. Comment ai-je pu… ? Votre coiffure, peut-être ?

— C’est possible.

— Ma pharmacienne, la fille de mon ami Jocelyn…

— Et la mère de Renaud, oui.

Victor, du coup, se sent tout bête. Maladroit, étourdi, il ne sait plus quoi dire. Iris essaie de lui venir en aide.

— Moi, je prendrais un café crème avec du sucre, et un gâteau !

— Moi aussi !

— Puis-je vous suggérer un renversé aux pommes ? C’était le dessert préféré de Renaud.

— Si c’est comme ça, je vous fais confiance !

Et voilà qu’aujourd’hui, Arlette Verdier se surprend à faire confiance pour la deuxième fois. D’abord à Iris, qui l’a coiffée et guidée si gentiment dans les dédales d’un monde qui lui était inconnu, puis à Victor, pour un simple renversé aux pommes, mais la confiance ne s’évalue pas, elle s’accorde spontanément, ou se retire, quand on l’a trahie.

Victor revient.

— Et voilà ! Avec les compliments de la maison !

Le regard d’Arlette s’assombrit. Cette halte à la Terrasse du Petit Bedon lui rappelle qu’elle aurait pu s’y arrêter souvent pour bavarder avec Renaud, ou juste pour le plaisir de l’entrevoir, mais…

— C’est la première fois que je me retrouve ici, sur la terrasse.

— Tu ne rendais donc jamais visite à ton fils ?

— J’aurais pu, mais je n’ai jamais osé le faire.

— Pourquoi ?

— J’avais trop peur de rencontrer mon père avec l’autre.

— L’autre ? Quelle autre ? Tu veux dire Paulette ? Ma mère ?

— Ta mère ?

Complètement sonnée, Arlette a la désagréable impression de trahir Lydia en trinquant avec la fille de l’ennemie.

— J’espère que ce détail ne t’empêchera pas d’être mon amie ?

— Bien sûr que non, mais si jamais ma mère l’apprend…

— Elle l’apprendra, c’est tout !

— Tu as raison, il faut que je cesse de m’en faire pour rien.

Sentant qu’Arlette devient songeuse, Iris brandit joyeusement sa fourchette.

— Et maintenant, si nous goûtions à ce fameux renversé aux pommes ?

— Je veux bien, puisque c’était le dessert préféré de Renaud…

Après avoir mangé sans faim et bu sans soif, Arlette s’en retourne chez elle avec ses paquets enrubannés et sa beauté toute neuve. Dès l’entrée, la réalité s’impose. L’absence de Renaud devient une évidence : son lit encore défait, ses pantoufles et ses vêtements éparpillés ne sont là que pour brouiller les pistes en essayant de faire croire qu’il peut encore revenir.

Effrayée par la solitude, Arlette court s’enfermer dans sa chambre. Elle dépose ses sacs sur le plancher, relit deux fois la lettre de Renaud puis se jette à plat ventre sur son lit en hurlant son désespoir.