Chapitre 54

Théodore a garé sa voiture en retrait, afin de permettre à Lydia de surveiller l’entrée du salon funéraire sans être vue.

— Tu ne veux toujours pas descendre ?

— Pour prêter le flanc aux commérages ? Non merci !

Orgueilleuse jusqu’à la moelle, Lydia préfère se terrer plutôt que d’accepter l’inavouable.

— Quand je pense que je leur proposais une occasion en or de sauver l’honneur de la famille. Non, mais, te rends-tu compte ? Au lieu de cette cérémonie miteuse, je payais à Renaud des funérailles grandioses, célébrées à la Cathédrale, par le cardinal en personne !

— Tu es trop bonne, Lydia.

— Je le sais, mais que veux-tu, je suis comme ça !

— Ils auraient dû te remercier.

— Mes trois enfants sont des ingrats. Les deux miens ressemblent à leur père ; quant à l’autre… Qui peut savoir de qui elle tient ?

Victor s’amène avec Géraldine, puis Antonin avec Marianne. Aussitôt Lydia s’énerve et se révolte en constatant que sa fille semble un peu ronde.

— Quelle conne ! Non, mais, quelle conne ! Après tout ce que j’ai fait pour elle ! Son maudit séjour en Suisse, c’est quand même moi qui l’ai payé !

— Tu as payé quoi ?

— Ça ne te regarde pas.

La venue de Paulette, au bras d’Iris, fait bifurquer son attention. La colère de Lydia change de cible.

— Ça y est, c’est elle !

— Qui ça ?

— La vache ! La maudite vache !

Les yeux rivés sur le rétroviseur, Lydia surveille l’arrivée des deux femmes qui s’approchent lentement sans se douter qu’on les épie. Quand elles passent près de la voiture, Lydia pousse Théodore du coude.

— Regarde ! Regarde, Théo, la greluche de mon mari !

— La plus jeune ?

— Non, l’autre, la vieille !

— Oh ! mon Dieu ! Elle aurait besoin d’un bon lifting !

— Je ne comprends vraiment pas ce qu’il lui trouve.

— Au fait, où est-il, ton mari ?

— Sûrement pas très loin…

Pour éviter toute équivoque, Paulette et Jocelyn ont décidé de se présenter aux funérailles chacun de son côté.

— Tiens, qu’est-ce que je te disais ?

Jocelyn presse le pas, traverse la rue et s’engage dans l’escalier sans regarder autour.

— C’est encore un bel homme…

— Ça dépend du point de vue !

L’arrivée de Christian distrait Lydia et la réjouit un peu.

— Celui-là, c’est Christian, mon fils…

— Avec ses deux filles ?

— Non, ce sont les filles de… Ma foi, on dirait que sa catin n’est pas venue. Comme c’est curieux ! Christian ne sort jamais sans sa catin.

Soudain Lydia se penche pour éviter que Félix puisse reconnaître sa silhouette à travers les vitres teintées.

— As-tu perdu quelque chose ?

— Non, enfin oui, une boucle d’oreille… mais je viens de la retrouver !

S’entourant soigneusement de mystère, Lydia ne peut se permettre aucune confidence qui permettrait à Théodore de découvrir que son gendre lui a fait l’amour comme une bête quand il est venu la rejoindre chez elle, l’autre soir. Elle aurait voulu résister, mais les bouches s’attirent et les corps s’embrasent quand l’âme est à fleur de peau et la douleur insupportable…

— Allons-nous-en, Théo !

— Qu’est-ce qui t’arrive ?

— Je veux partir, c’est tout.

Lydia baisse la tête et pose ses doigts sur ses paupières pour écraser ses larmes. Vieille pute ! Répudiée, humiliée, elle ne comprend toujours pas pourquoi Félix l’a traitée de vieille pute après l’avoir fait jouir jusqu’à l’extase, ni pourquoi, une fois débandé, il a quitté la chambre en lançant une poignée de monnaie sur le lit encore chaud.

— Ça va, Lydia ?

— Quand ça n’ira pas, je te le dirai.

Théodore démarre lentement, pour ne pas lui déplaire. Sur le chemin qui mène au cimetière, ils croisent Arlette qui ne les voit pas. Les yeux baissés, elle marche lentement en se traînant les pieds. Elle a rattaché ses cheveux bouclés et porte sa vieille robe brune avec ses sandales neuves.