Chapitre 55
Les habitués de la Terrasse du Petit Bedon et la majorité des marchands du square Roussel ont envahi la chapelle. Certains par curiosité, d’autres par sympathie, mais la plupart par respect pour Renaud, qu’ils côtoyaient tous les jours, sans même savoir qu’il écrivait.
Juste avant la fermeture des portes, deux dames d’un certain âge se glissent discrètement dans le dernier banc, tandis qu’une jeune femme inconsolable va s’asseoir à l’écart pour éviter qu’on la voie pleurer.
À l’heure dite, la cérémonie commence. Le célébrant, vêtu d’une longue cape blanche, monte sur l’estrade et s’installe derrière le micro.
— Mes frères, mes sœurs, recueillons-nous…
Arlette aurait préféré que la cérémonie se déroule sans évocation religieuse, mais, étant donné les circonstances, on lui avait rapidement fait comprendre que la présence d’un prêtre ferait taire les ragots tout en évitant de scandaliser les vrais croyants qui ne comprendraient pas qu’une mère aimante puisse refuser leurs prières à son fils qui vient de se… Incapable de prononcer le mot, le directeur du salon s’était contenté de pencher la tête.
Un jeune Noir, visiblement éprouvé, vient déposer l’urne funéraire sur un socle, juste à côté de la photo de Renaud. Intrigué, Félix se penche vers Arlette.
— Qui est-ce ?
— C’est Lucas, son amoureux.
Homosexuel et Noir, c’en est trop pour Félix, dont les préjugés encroûtés réfutent viscéralement les tapettes et les nègres. Outré par la présence de l’amant de son fils, il se lève brusquement, fonce vers la porte et quitte la chapelle en marmonnant des paroles obscènes. Stupéfait, Lucas cherche le regard d’Arlette qui, d’un geste compatissant, l’invite à venir s’asseoir à côté d’elle.
Indifférent et sourd à tout ce qui se passe autour, le célébrant s’élance alors dans une envolée lyrique vantant les mérites de Renaud, qu’il ne connaissait pas, en évitant toute allusion à l’innommable !
— Prions ensemble. Mon Dieu, entends nos prières et reçoit l’âme de ton fils Renaud dans ton Paradis… si ce n’est déjà fait.
Et pour rassurer les âmes sensibles, il complète son homélie en y glissant subtilement la belle histoire du larron repenti, sur la croix, à qui Jésus avait promis le Paradis… malgré sa faute.
Agacé par cette arrogante assurance et ce ton dramatique, Jocelyn se demande comment on peut être aussi orgueilleux, tout en se proclamant chrétien. Il s’interroge encore quand le célébrant initie une séance de purification en règle. Armé d’un rameau, il lance d’abord de l’eau bénite sur l’urne, jusqu’à ce qu’elle soit complètement recouverte de gouttelettes. Puis, se déplaçant rapidement d’un coin à l’autre, il asperge abondamment les gens, les fleurs, les plantes, même celles qui sont artificielles, et termine son tour de piste en éclaboussant le crucifix suspendu derrière la table. Après s’être assuré que rien n’a été épargné, il invite tous ceux qui aimaient Renaud à s’approcher pour recevoir la communion.
Une file se forme. Jocelyn sort de son banc et se retrouve juste derrière Lucas, anéanti, brisé jusqu’à ne plus savoir ni où il est, ni où il va.
— Le corps du Christ !
— Amen !
— Le corps du Christ !
— Amen !
Quand arrive le tour de Lucas, le prêtre lui tend l’hostie en murmurant Le corps du Christ !… mais, au lieu de répondre Amen, Lucas, distrait, répond mollement Merci man ! Choqué, le prêtre retient l’hostie entre ses doigts crispés et apostrophe Lucas assez fort pour que tout le monde l’entende :
— Cou’donc, toi, as-tu fait ta première communion ?
Gêné, humilié, Lucas vire les talons et retourne à sa place sans communier. Arrive alors le tour de Jocelyn.
— Le corps du Christ !
— Amen !
Affrontant le regard du prêtre, Jocelyn prend son hostie, la brise en deux, et lui dit le plus calmement du monde :
— Jamais Jésus n’aurait agi comme vous venez de le faire.
Puis il va retrouver Lucas et lui tend la moitié de son hostie.
— Partageons le pain en mémoire de Renaud.
Il suffit parfois d’un geste de compassion pour que naisse l’espoir dans le regard d’un être accablé. Cette communion partagée avec Jocelyn a permis à Lucas de se sentir non seulement accepté, mais aimé, comme si le cœur de Renaud s’était incarné dans celui de son grand-père.
— Merci, Docteur Verdier.
— Appelle-moi Jocelyn, mon grand !
En prenant spontanément la défense de Lucas, Jocelyn ignorait qu’il venait de regagner le cœur de sa fille. Naturellement timide et réservée, Arlette a quitté la chapelle la tête haute, forte et fière, au bras de son père avec Lucas à ses côtés. C’est à lui, son nouveau fils, qu’elle a confié la tâche de rapporter l’urne, sous prétexte de vouloir la garder quelques jours avant la mise en niche.
Premier sorti, Victor tente de rassembler tout le monde, comme ces notables d’une autre époque qui se rencontraient sur le parvis après la messe.
— Mes amis, pour rendre un dernier hommage à Renaud, un buffet vous attend à la Terrasse du Petit Bedon !
Paulette s’éclipse discrètement avec Iris et Géraldine, pendant que Jocelyn s’attarde pour saluer quelques connaissances. Soudain, une main gantée se pose délicatement sur son épaule.
— Bonjour, Docteur Verdier !
Cette voix-là lui est familière. Il se retourne et reconnaît sa sœur Thérèse, accompagnée de leur sœur Huguette… Il ne les a pas vues depuis tellement longtemps. Elles ont vieilli, bien sûr, mais le regard est resté le même. Et ce sourire ! Le sourire de leur mère, qui le faisait craquer lorsqu’il était enfant.
— Vous deux ici, je crois rêver !
— Nous voulions être avec toi, mon petit frère.
— Merci, Thérèse, votre présence me touche beaucoup.
— Pauvre Jocelyn, quelle terrible épreuve, un si bête accident !
— Non, Huguette, ce n’était pas un accident… mais un suicide !
Les deux sœurs se regardent avec stupéfaction. Bouleversées, elles se jettent dans les bras de Jocelyn qui les console affectueusement en leur racontant la belle histoire de ce Pierrot qui, désormais, vit dans la Lune.
— La vie est tellement courte, tellement fragile.
— Tu as raison, Jocelyn. C’est ce que je me répète tous les jours depuis la mort de mon mari.
— Ton mari est mort, Thérèse ?
— Oui, subitement, le mois passé.
— Tu ne le savais pas ?
— Mais non, Huguette, je t’assure.
— Voyons donc, j’ai moi-même appelé Lydia pour…
— Lydia et moi, nous ne vivons plus ensemble.
— Oh ! Mon Dieu !
Thérèse pousse un « Oh ! Mon Dieu ! » qui oscille entre : « Oh ! Mon Dieu ! Quel malheur ! » et « Oh ! Mon Dieu ! Ne me dis pas que tu t’es enfin décidé ! » Pour sa part, Huguette privilégie la deuxième version.
— Lydia m’avait pourtant promis de te faire le message.
— Huguette et moi aurions tellement aimé que tu sois près de nous.
— J’y serais allé, c’est sûr.
— Déjà que ta présence nous avait beaucoup manqué à la mort de notre Louison, qui a espéré ta venue et prononcé ton nom jusqu’à son dernier souffle.
— J’aurais voulu, mais je n’ai pas pu me libérer, Lydia était…
Jocelyn s’arrête. Il avait presque oublié la crise d’angoisse que Lydia lui avait faite quand il lui avait appris qu’il devrait s’absenter quelques jours pour se rendre au chevet de sa sœur. Et cette affreuse migraine qui la rendait folle d’inquiétude ? Il n’allait pas la laisser seule ? S’il partait, elle allait en mourir, c’est sûr ! Accrochée à ses basques, Lydia jouait la pauvre épouse souffrante avec un talent inouï. Malheureux, déchiré, Jocelyn se sentait terriblement coupable. En s’arrachant le cœur, il avait finalement cédé au chantage et s’était résigné à rester au chevet de sa femme qui s’en était trouvée instantanément et miraculeusement guérie.
— Mais nous reparlerons de tout cela plus tard ! Pour l’instant, je vous enlève et vous emmène au Petit Bedon !
— Es-tu certain que nous sommes invitées ?
— Plus que certain. Allez, venez !
Ils s’apprêtent à partir quand la jeune femme éplorée se rapproche de Jocelyn.
— Vous êtes le grand-père de Renaud, n’est-ce pas ?
— Oui, madame. Que puis-je faire pour vous ?
— Vous ne me connaissez pas, mais tout ça, c’est ma faute.
— Que voulez-vous dire ?
— J’étais réceptionniste aux Éditions Jactance…
— Vous ne l’êtes plus ?
— Non, monsieur Bonneau m’a congédiée.
— Pourquoi ?
— C’est moi qui ai recopié les extraits du livre d’Alexandre Jardin, dans le roman de votre petit-fils.
Ces mots ont été prononcés tout doucement, dans un souffle. Pourtant, Jocelyn reçoit cet aveu comme un choc. Il se sent mal. Il devient blême. Ses deux sœurs observent la scène sans rien comprendre. Elles font signe à Marianne de s’approcher.
— Ça va, papa ?
— Oui, oui, ça va ! Attendez-moi, je reviens tout de suite !
Pressé de trouver un endroit pour s’asseoir, Jocelyn entraîne la jeune femme dans le hall d’entrée du salon funéraire et déniche deux fauteuils dans un coin retiré.
— Et maintenant, racontez-moi tout, je vous en prie !
— Mon patron, monsieur Bonneau, l’éditeur de la maison, m’avait demandé d’étoffer le roman de monsieur Verdier-Miller…
— Pourquoi s’adressait-il à vous ?
— C’est France Choquette qui s’occupait de ça, d’habitude, mais comme elle était malade, monsieur Bonneau m’avait fourni quelques romans d’Alexandre Jardin dans lesquels il avait encadré plusieurs passages dont je devais me servir pour enrichir le texte de notre nouvel auteur.
— C’est donc lui qui…
— Non, c’est moi qui ai fait une erreur.
— Une erreur ?
— J’étais réceptionniste et n’avais pas été formée pour ce genre de travail. Au lieu de maquiller les emprunts, ou de m’en inspirer, j’ai recopié textuellement les passages soulignés par monsieur Bonneau, et les ai insérés un peu partout dans le roman de monsieur Verdier-Miller.
— C’est incroyable !
— J’ai même oublié de changer le nom d’un personnage très connu, dans un des dialogues d’Alexandre Jardin. C’est ce détail-là qui a mis le feu aux poudres.
— Personne n’a revu le texte ? Personne ne l’a relu ?
— La correctrice était trop occupée à corriger les fautes. Le temps pressait. France Choquette s’énervait. Monsieur Bonneau nous bousculait…
— Et pendant ce temps, notre cher Renaud souffrait.
— Quand j’ai appris qu’il s’était suicidé, j’ai décidé de venir vous avouer ma faute. C’est moi qui ai tout bousillé, tout gâché…
Jocelyn pose sur la jeune femme un regard compatissant.
— Ne vous accablez pas, je suis sûr que vous êtes une bonne personne.
Il lui prend la main et l’aide à quitter son fauteuil. Ils se dirigent ensemble vers la sortie d’un pas tranquille. Au moment de passer la porte, elle se retourne vers Jocelyn.
— Je vous demande pardon, monsieur.
— Pour le pardon, c’est à Renaud qu’il faut vous adresser… mais, d’après moi, il vous l’a déjà accordé.
Jocelyn l’accueille dans ses bras et la serre contre lui, comme il serrait Renaud quand il le voyait triste.
— Vous ne m’avez pas dit votre nom, madame ?
— Une réceptionniste, ça n’a pas de nom, monsieur.
Jocelyn n’en apprendra pas plus. La jeune femme s’éloigne et disparaît de sa vue sans regarder derrière.
Marianne délaisse ses tantes pour venir à la rencontre de son père.
— Qui était-ce ?
— Une copine de Renaud.
— Qu’est-ce qu’elle voulait ?
— Me dire combien elle l’aimait.
— Comme c’est gentil.
Rassurée, Marianne repart avec Antonin, et Jocelyn conduit ses sœurs au square Roussel, tandis qu’Arlette entraîne Lucas vers une destination inconnue.