Chapitre 57
Dans le recoin le mieux ombragé de la terrasse, Géraldine a fait dresser un buffet digne de la réputation du Petit Bedon Gourmand et de la renommée de Victor Delcourt, qui se promène de table en table pour s’assurer que le service est impeccable.
Peu à peu le chagrin prend une pause et le ton monte à mesure que les conversations s’animent. Bientôt l’atmosphère vire à la fête et, avec un rien d’imagination, certains invités pourraient croire que le fantôme de Renaud déambule parmi eux avec son grand tablier blanc et son plateau comme un bouclier.
Encore troublé par la confession qu’il vient d’entendre, Jocelyn hésite à reprendre sa place sous l’escalier comme si de rien n’était, lui qui n’a pas trouvé le courage de revenir s’attabler à la Terrasse du Petit Bedon depuis la mort de son petit-fils. Percevant un malaise, Paulette lui vient en aide en accueillant chaleureusement ses deux sœurs, une pensée délicate qui permet à Jocelyn de se recueillir un instant avant de les rejoindre.
De temps en temps, Géraldine vient faire un tour sur la terrasse pour s’assurer que les invités ne manquent de rien et consoler Victor qui cache sa peine sous ses grands airs de gars jovial.
— Pas trop fatiguée, ma belle grosse ?
— Avec Iris et Marianne, tout est sous contrôle, mais Antonin aurait besoin d’un sérieux coup de main.
— Quand Renaud s’occupait du service, je pouvais l’aider, mais là…
Soudain, Victor voit venir Lucas, désœuvré et un peu perdu parmi tant d’inconnus qui devinent son chagrin sans pouvoir en saisir l’ampleur.
— Hé ! mon gars ! Ça te dirait de nous donner un coup de main ?
Sans même lui laisser le temps de réfléchir, Victor lui lance un tablier et l’invite à se mettre au travail.
— Fais rapidement le tour des tables, ramasse les verres vides et vérifie tous les plats du buffet…
— Oui monsieur.
— S’il manque quoi que ce soit, adresse-toi à Géraldine.
— Bien, monsieur.
En enfilant le tablier de Renaud, Lucas transcende sa tristesse et accomplit instinctivement tous les gestes qu’il faut.
— Madame, il n’y a plus de terrine de canard, ni de salade niçoise.
— Va prévenir Antonin et dis-lui que Victor arrive tout de suite.
— Bien, madame.
— En passant, je m’appelle Géraldine.
— Bien, madame.
Trop gêné pour se reprendre, Lucas s’empresse d’aller regarnir les plats. Géraldine se tourne vers Victor.
— Dis donc, il est bien, ce garçon, tu ne trouves pas ?
— Il me rappelle un peu Renaud… en plus sombre, évidemment.
— Et si tu l’engageais ?
— Faudrait d’abord voir s’il est libre, mais dans ma tête c’est déjà fait.
Sous l’escalier, le cercle s’agrandit. Jocelyn et ses sœurs se retrouvent entourés de Paulette, de Christian, de ses deux filles, et finalement d’Arlette, qui se joint à eux si discrètement que personne ne semble avoir remarqué son absence.
Personne, peut-être, à part Félix, qui après avoir quitté la chapelle sur un coup de tête, est venu se réfugier sur un banc, dans un coin retiré du parc, d’où il peut surveiller les allées et venues de sa femme, sans être obligé de côtoyer tous ces gens qu’il n’a aucune envie de fréquenter. Particulièrement Lucas, dont la seule vue l’indispose. Arlette le materne. Elle lui parle, lui prend la main, il n’aime pas ça.
Soudain Iris se pointe sur la terrasse et interpelle Arlette en faisant de grands signes. Heureuses de se retrouver, les deux nouvelles amies se rejoignent et s’embrassent affectueusement, un peu trop intimement au goût de Félix, qui se sent rejeté sans même entendre ce qu’elles se disent.
— Je croyais que tu porterais ton tailleur vert !
— C’était mon intention, mais le zip s’est coincé.
— Coincé ?
— Oui, et comme je n’avais rien d’autre, j’ai dû remettre ma maudite robe brune !
Quand il la voit sourire, elle qui ne sourit jamais, Félix voudrait soustraire Arlette au regard de quiconque serait tenté de poser les yeux sur elle.
— Et ton mari, il a dû avoir tout un choc ?
— C’est le moins qu’on puisse dire.
En fait, le choc, c’est Arlette qui l’a reçu. Incapable de saisir le sens profond de sa métamorphose, Félix a d’abord été surpris de la voir si bien coiffée, si bien vêtue et si sûre d’elle, quand elle a quitté la chambre pour se rendre aux funérailles de leur fils. Bandé comme un taureau, il s’est jeté sur elle, l’a poussée sur le lit, a déchiré sa jupe et l’a prise violemment, comme le maître soumet la bête pour s’assurer qu’elle est domptée.
— J’ai tellement mal, Iris, si tu savais…
Arlette se jette en sanglotant dans les bras d’Iris qui la console et la berce tout doucement. Une scène de tendresse, banale en soi, qui, vue de loin, paraît suspecte aux yeux de Félix. Rongé par la jalousie, attisé par la passion, il souffre au point qu’il ne sait plus laquelle des deux femmes il désire, laquelle des deux femmes il déteste. Des idées de vengeance l’envahissent. Une rage cruelle bouillonne en lui. Aveuglé par la colère, il perd la tête. Il devient fou. Sans réfléchir, il part comme une flèche, traverse le square en courant, fait irruption sur la terrasse, attrape Arlette par le bras, la gifle, lui crache au visage et tente de la faire basculer en lui tirant les cheveux. Iris tente de s’interposer, mais Félix la repousse brutalement en la traitant de « chienne ».
Avec l’aide de Christian, Jocelyn réussit finalement à libérer sa fille sans pouvoir apaiser la fureur de Félix, qui s’enfuit à toutes jambes en voyant arriver Victor.