Chapitre 63
Depuis ce qu’il est convenu d’appeler « les événements », le square Roussel fourmille de curieux qui viennent constater de visu la véracité des photos publiées dans les journaux. Encerclées par des rubans jaunes, les trois boutiques calcinées font tout à coup figure de monuments dans ce parc habituellement fréquenté presque uniquement par les résidants du quartier.
Victor Delcourt, qui, pas plus tard que tout à l’heure, se remémorait entre deux sanglots les jours heureux du Petit Bedon Gourmand, se console subito en constatant que des inconnus se bousculent pour admirer ce qu’il en reste.
— Ne vous inquiétez pas, mes amis, le Petit Bedon Gourmand sera reconstruit très bientôt ! Plus spacieux ! Plus moderne ! Vous y trouverez de nouveaux plats cuisinés, des produits raffinés, des pâtes fraîches, des épices…
Comme le phénix renaît de ses cendres, le Petit Bedon Gourmand ressuscite et s’anime dans l’esprit des passants, complètement subjugués par le pouvoir évocateur de cet intarissable idéaliste.
— Nous agrandirons également la Terrasse du Petit Bedon ! Elle sera ouverte à l’année et protégée durant l’hiver par de grandes fenêtres hermétiques.
Encouragé par les Oh ! et les Ah ! d’un attroupement sans cesse croissant, Victor s’emballe et modifie son projet à mesure qu’une idée nouvelle vient le titiller.
— Nous engagerons un aide-pâtissier… deux autres cuisiniers… et nous ajouterons au menu des sushis… des makis… et des sashimis…
Victor n’en a jamais mangé, mais ces trois mots exotiques sonnent doux à son oreille, démontrent l’étendue de sa culture et témoignent de sa grande ouverture sur le monde.
— Il y aura de la musique, des lampions, et…
Complètement euphorique, Victor discourt encore quand Lydia descend de voiture, à l’autre bout du square.
Flanquée de Théodore, qui ploie sous le poids des dossiers nécessaires à la réunion de famille, elle traverse le parc en biais pour s’approcher des ruines de sa première station : le Petit Bedon Gourmand…
— Allons, dégagez ! Poussez-vous ! Laissez-moi passer !
Sans s’excuser, sans même prendre le temps de le saluer, Lydia fonce dans la foule et s’adresse à Victor en le pointant du doigt.
— Monsieur Delcourt, nous avons des affaires très urgentes à régler !
— Quel genre d’affaires, madame ?
— Des affaires personnelles… et privées !
— Je ne comprends pas.
— Vous comprendrez, soyez sans crainte. Je vous attends chez Marianne dans une demi-heure, arrangez-vous pour ne pas être en retard !
Ses désirs étant des ordres, Lydia vire les talons et continue sa visite officielle sans offrir à Victor l’occasion de discuter.
Deuxième station : Au Plaisir des Belles Dames. L’immeuble a été complètement ravagé par les flammes. Les lavabos brisés, les miroirs éclatés et les fauteuils éventrés sont ensevelis sous un amoncellement de briques recouvertes d’une suie collante mouillée d’eau sale qui pue l’essence, la fumée, et les produits de beauté dont les bouteilles ont éclaté.
— N’approche pas, Théo, l’odeur est insupportable !
Tous les murs se sont écroulés. Tous, à part le mur de briques délavées qui portait l’empreinte du gros diamant. Réfractaire aux miracles, Lydia y voit quand même un signe qui l’oblige à rester digne du nom qu’elle porte.
Ce diamant, Edgar Roussel l’avait fait dessiner expressément pour sa femme, qui était son seul amour, sa pierre précieuse, sa force. Quand sa mère est morte, Lydia a hérité à la fois du diamant et du symbole. Son père l’appelait mon bijou, et pour la protéger du monde, l’enfermait dans un écrin, au couvent des Ursulines.
Un moment de recueillement, quelques larmes vite séchées, un soupir refoulé, et Lydia émerge de la brume comme si rien ne s’était passé.
— Je ferai démolir tout ça !
En s’éloignant, elle croise Iris, la dépasse puis se retourne brusquement.
— Madame Robin, j’ai à vous parler !
— Je vous écoute.
— Non, pas ici, venez me rencontrer à la garderie dans vingt minutes !
L’énergie de Lydia semble n’avoir aucune limite. Elle marche vite, si vite que Théodore, essoufflé, a du mal à la suivre.
— Ces dossiers sont très lourds, ma beauté !
— Tu ne vas pas tout de même pas me demander de les porter ?
— Non, non, bien sûr, mon cœur, mais j’aimerais bien me reposer un peu.
— Va t’asseoir là-bas, sur le banc !
Pendant que Théodore reprend son souffle, Lydia trépigne pour bien lui faire comprendre qu’elle ne supporte pas les fainéants.
Troisième station : la Pharmacie Arlette Verdier… Il n’y a rien à voir, tout est brûlé ! Les assurances vont devoir payer. Payer pour la mort de Renaud, payer pour la mort de Félix, et payer pour la pharmacie. Lydia comprend très vite que sa fille adoptive touchera un gros magot.
— Allez, dépêche-toi, Théodore, on y va !
Quatrième et dernière station : la Garderie Tournicoti… Le ciel se couvre, le temps est à l’orage et la chaleur humide rend l’atmosphère électrisante. Pour éviter de salir sa maison, Marianne a décidé de parquer tout le monde dans la salle de jeu de la garderie.
— Est-ce que je peux au moins ouvrir les fenêtres ?
— Non, papa !
— Pourquoi ?
— À cause de l’odeur, ça me donne la nausée.
— Il fait très chaud !
— Rapproche-toi du ventilateur.
— Tu n’as pas l’air climatisé ?
— Surtout pas, je déteste !
Jocelyn se retient d’ajouter : comme ta mère, un détail qui ne ferait qu’envenimer les choses.
En s’éloignant, Marianne fonce sur Christian qui tourne en rond comme un lion en cage. Nerveux, impatient, il s’accroche à son cellulaire et répond aux messages-textes qu’on lui envoie presque aussi vite qu’il les reçoit.
— Dis donc, toi, tu ne vas pas rester branché durant la réunion de famille ?
— Arrête, Marianne, tu me fais chier !
— Imbécile !
Vexée, rongeant son frein, elle se dirige vers Antonin qui bavarde avec Victor tout en complétant le buffet.
— … ça va me donner le temps de compléter la décoration de sa chambre…
Sans se soucier de les interrompre, Marianne s’avance vers eux en tapant dans ses mains…
— Allez, grouillez-vous, faites ça vite !
— Oui, oui, chérie, on arrive tout de suite !
— Mais dis-moi, de quoi parlais-tu, Antonin ?
— De Jacob. Je parlais de Jacob. J’annonçais à papa que son petit-fils revient de vacances la semaine prochaine, et…
— J’espère que tu n’as pas l’intention de me l’imposer !
— Te l’imposer ? Mais c’est mon fils !
— Peut-être, mais ce n’est pas le mien, et dans les circonstances…
Victor comprend d’instinct qu’il y a anguille sous roche. Antonin baisse la tête sans répliquer.
— Allez oust, Antonin ! Arrête de niaiser et va te changer ! Enfile ta chemise bleue, celle que j’ai déposée sur ton lit, avec la cravate assortie !
— Oh non, Marianne, pas de cravate, il fait chaud !
— Fais ce que je te dis et ne ronchonne pas ! Allez, dépêche-toi, maman s’en vient !
— Méfie-toi, Antonin, les femmes nous tiennent par la cravate !
— Oh toi, Christian Verdier, ne te mêle pas de ça !
Menton tendu, poings sur les hanches, Marianne affronte son frère avec une arrogance qui permet à Christian de constater que la poupée de chiffon se Lydianise en vieillissant.
— Excusez-moi, est-ce que je suis en retard ?
Aussi discrète qu’imprévue, l’arrivée d’Iris indispose Marianne, qui la reçoit en maugréant.
— Veux-tu bien me dire ce que tu viens faire ici ?
— J’ai un rendez-vous.
— Désolée, c’est une réunion de famille !
— C’est ta mère qui m’a ordonné de venir !
— Décidément, ma chère mère a invité beaucoup de monde !
Victor riposte sur un ton cinglant.
— Si ça te dérange, Marianne, tu n’as qu’à le dire, je peux partir !
— Mais non, Victor, ça ne me dérange pas, mais elle aurait pu m’avertir. Après tout, je suis chez moi, ici !
Alertée par les éclats de voix de sa sœur, Arlette ose à peine dépasser le pas de la porte, tant elle se sent angoissée à l’idée de plonger dans un panier de crabes où chacun ne vise qu’à arracher les pattes de l’autre. Aussitôt qu’elle l’aperçoit, Marianne l’apostrophe froidement.
— As-tu vu l’heure ?
— J’ai fait aussi vite que j’ai pu.
— Tu n’es pas seule ?
— Je me suis permis d’inviter Lucas.
— Maman le sait ?
— Non, Marianne, maman ne le sait pas !
Venu contre son gré, Lucas voudrait s’en aller, mais Arlette le retient.
— Ne pars pas, Lucas, j’ai besoin de toi. Tu me serviras d’oreiller si je veux dormir, et d’alibi si je veux m’enfuir. Comme tu vois, tu risques de m’être très utile.
Pour s’éloigner du bruit, Jocelyn s’est retiré discrètement à l’étage, dans un coin du salon d’Antonin, en quête d’un fauteuil confortable. C’est là que Lucas le trouve, quelques minutes plus tard, les deux pieds sur un pouf et un livre à la main.
— Ah ! Jocelyn, vous êtes là ! Je vous cherchais.
— Je voulais m’éloigner du tintamarre.
— Qu’est-ce que vous lisez ?
— Le récit d’un voyage à Prague.
— C’est bon ?
— Invitant !
Jocelyn libère le pouf et tend son livre à Lucas, qui le feuillette avec précaution, presque avec vénération.
— Je te le prêterai, si tu veux.
— J’aimerais beaucoup.
Iris et Arlette viennent les interrompre.
— Enfin un havre de paix à l’abri du regard de ma chère sœur.
— Il ne faut pas lui en vouloir, Arlette, il fait très chaud, elle est enceinte…
— Papa, ne tourne pas le fer dans la plaie, veux-tu ?
— Excuse-moi, ma chérie, je ne voulais pas te blesser.
— Je n’aurais jamais dû venir à cette fichue réunion de famille !
— Ce n’est quand même pas la faute de Marianne si Lydia…
— C’est maman qui a insisté, je le sais, mais cette rencontre m’est très pénible… Je suis au bout du rouleau… Je n’en peux plus… Vous ne pouvez pas comprendre !
Prise de panique, Arlette éclate. Ses muscles se tendent. Elle résiste, s’agite et tremble comme si son âme allait la quitter. La vie la tue ! Elle doit choisir : mourir ou vivre ? S’agrippant à Lucas, elle cherche à reprendre haleine, retient son souffle puis s’écroule sur le sol en pleurant.
— Pourquoi, Renaud ? Pourquoi m’as-tu laissée toute seule ?
À genoux, les bras pendants, Arlette sanglote comme une pietà surprise d’avoir encore des larmes.
— Mon ventre est vide… je ne suis plus rien… plus personne…
Impuissant, malheureux, Jocelyn essaie maladroitement de consoler sa fille. La douleur les unit, leurs larmes s’entremêlent, mais les mots ne viennent pas. Soudain, n’y tenant plus, Lucas se penche vers Arlette et la soulève comme une noyée fragile qu’un sauveteur ramène dans ses bras vers la plage. Il pose sa joue noire contre sa peau si blanche et la berce tout doucement jusqu’à ce qu’elle soit calmée.
— Maman… maman…
En entendant Lucas l’appeler maman, Arlette ouvre les yeux et lui offre un sourire. Ce simple mot murmuré à son oreille valait à lui tout seul tous les cadeaux du monde.
— Merci, Lucas. J’ai cru entendre la voix de Renaud, et ça m’a fait du bien.
Iris se sent à la fois indiscrète et privilégiée d’être témoin d’une scène aussi touchante, aussi intime. Un clin d’œil de Jocelyn la réconforte.
— Ton amitié lui est précieuse, Iris.
Rassurée, elle se rapproche d’Arlette et lui pose discrètement la question qui la chicote.
— As-tu déniché un appartement ?
— Oui… Non… Enfin, peut-être… Je ne sais pas…
— Tu ne sais pas ?
Arlette ne répond pas. Tous les appartements visités lui semblent trop grands, trop luxueux, trop clairs, à croire qu’elle cherche à s’enfermer dans une cellule humide et sombre pour expier l’infanticide dont elle s’accuse.
— Mais, alors, où dors-tu ?
— Marianne m’hébergeait jusqu’à ce matin, mais ce soir, je veux dormir ailleurs.
— Où ça, ailleurs ?
— Chez le confrère de mon père, il y a une chambre d’amis alors, pour quelques jours…
— Pourquoi ne viendrais-tu pas t’installer chez moi ? Je n’ai plus de salon, plus de travail, mais j’ai toujours mon appartement.
— Je pleure tout le temps, c’est fatigant.
— Moi aussi je pleure, alors ?
Jocelyn se rapproche et les prend toutes les deux par la taille.
— À ce que je vois, nous pleurons tous !
Cette remarque arrive enfin à les faire sourire. Réconfortée, Arlette cherche le regard d’Iris.
— Si ton offre est sérieuse, je veux bien aller chez toi pour quelques jours.
— Pour plusieurs, si tu veux.
— Mais à une condition…
— Laquelle ?
— Je fournis les kleenex pour nous deux !
— Et moi, je te promets que tu vas manger, ma vieille ! Faut la remplumer, cette Arlette-là !
Jocelyn consulte sa montre.
— Lydia sera là dans cinq minutes.
— Dépêchons-nous, avant que ma sœur s’énerve.
Lucas précède Arlette et lui tient la main pour l’aider à descendre, tandis que Jocelyn entraîne Iris à l’écart.
— As-tu des nouvelles de Géraldine ?
— Je l’ai vue avant-hier.
— Comment va-t-elle ?
— Beaucoup mieux. Ses brûlures sont sérieuses mais moins graves qu’on le croyait. Elle devrait quitter l’hôpital bientôt.
— Vas-tu l’héberger chez toi ?
— Non, finalement, ma belle grosse m’a dit qu’on lui avait proposé un endroit très calme pour prolonger sa convalescence…
Victor les attendait au bas de l’escalier.
— Mes amis, j’ai préparé un de ces buffets à faire damner le Diable !
— Parlant de Diable, cette rencontre avec Lydia me coupe l’appétit.
— De toute façon, ta fille refuse qu’on y touche avant l’arrivée de sa mère.
Victor retourne à la cuisine en se dandinant joyeusement, comme il le faisait aux beaux jours du Petit Bedon Gourmand. Étonné par cette gaieté nouvelle, Jocelyn en fait part à Iris.
— Peut-être a-t-il appris le retour de Gigi ?
— Son retour ? Aucune chance ! Elle a un nouvel amant très riche, ils vivent à Toronto et fréquentent le milieu des grands couturiers.
— Comment le sais-tu ?
— Antonin m’a parlé d’une lettre dans laquelle Gigi demandait une pension, la maison et la moitié du Petit Bedon Gourmand… sans savoir ce qu’il en reste, évidemment.
— Mais elle va ruiner Victor !
— Non, pour une fois, notre ami va se défendre.
— Se défendre comment ?
— Ils n’ont jamais été mariés !
— Tu veux dire que…
Trop tard. Marianne sonne la fin de la récréation en prenant ses grands airs…
— Attention ! Il est seize heures. Chéri, aide-moi à rassembler tout le monde.
Bien rasé, cravaté, Antonin porte sa chemise bleue et a troqué son jean pour un élégant pantalon gris. En l’apercevant, Arlette ose passer une remarque.
— Pour l’amour du ciel, Antonin, enlève ta cravate, on crève !
Marianne réagit violemment.
— Toi, mêle-toi de tes affaires ! Antonin, ce n’est pas ton mari, c’est le mien !
D’un geste discret, Jocelyn invite Arlette à ne pas répliquer. Marianne devient de plus en plus nerveuse.
— Arrêtez ! Taisez-vous !
Nerveux, les convoqués attendent l’arrivée de Lydia avec agitation, comme s’il s’agissait d’une surprise-partie à laquelle ils n’avaient pas envie d’être invités. Marianne surveille par la fenêtre.
— Ça y est, elle s’en vient !
Encore quelques secondes… la porte s’ouvre… et la voilà !