C
E MATIN-LÀ, tandis que Rusty se remettait des aventures de la nuit, le rêve de la souris lui revint, encore plus vif qu’avant. Libéré de son collier, il poursuivait le timide animal au clair de lune. Mais cette fois, il sentait qu’on l’épiait. Il vit des dizaines d’yeux jaunes briller dans la pénombre. Les chats sauvages avaient pénétré dans le monde de ses rêves.
Rusty se réveilla en clignant des paupières, ébloui par la lumière du soleil qui zébrait le sol de la cuisine. Une douce chaleur l’enveloppait. On avait rajouté des croquettes dans sa gamelle, rempli son bol d’une eau au goût amer. Le chaton préférait boire dehors, dans les flaques, sauf quand il faisait chaud ou que la soif était trop forte. Pouvait-il vraiment renoncer à cette vie douillette ?
Il se remplit l’estomac avant de sortir par la chatière. La journée promettait d’être chaude ; dans le jardin flottait le parfum des premiers bourgeons.
« Salut, Rusty ! lança Ficelle, perché sur la clôture. Tu as raté quelque chose : les bébés moineaux étaient de sortie.
— Tu as fait de belles prises ? »
Ficelle bâilla, se lécha le nez.
« J’ai eu la flemme. Je n’avais plus faim. Bon, et toi, c’est à cette heure-ci que tu te lèves ? Hier, tu te plaignais que Prosper passe sa vie à dormir, et aujourd’hui regarde-toi ! »
Le chat roux s’assit au pied de la barrière et enroula sa queue autour de ses pattes avant.
« Je suis allé dans les bois, hier soir », rappela-t-il à son ami.
Aussitôt, il sentit la fièvre l’envahir, son pelage frissonner. Ficelle le regarda en ouvrant de grands yeux.
« C’est vrai, j’avais oublié ! Alors, raconte ! Tu as attrapé quelque chose, ou c’est toi qui t’es fait attraper ? »
Rusty hésita : comment lui expliquer ce qui était arrivé ?
« J’ai rencontré des chats sauvages.
— Quoi ! s’exclama le matou noir et blanc, estomaqué. Et tu t’es battu ?
— Plus ou moins… »
Au souvenir de la puissance des membres du Clan, le sang se mit à bouillir dans ses veines.
« Que s’est-il passé ? lui demanda Ficelle, fébrile. Tu n’as pas été blessé ?
— Ils étaient trois. Plus grands et plus forts qu’aucun d’entre nous.
— Tu les as tous affrontés ? le coupa son compagnon, la queue frétillante.
— Non ! se hâta-t-il de répondre. Seulement le plus jeune, les deux autres sont arrivés après.
— Ils ne t’ont pas taillé en pièces ? !
— Ils m’ont seulement demandé de quitter leur territoire. Et puis… »
Il marqua un temps d’hésitation.
« Quoi ? piaula Ficelle avec impatience.
— Ils m’ont proposé de me joindre à leur Clan. »
Les moustaches de son ami frémirent d’incrédulité.
« C’est vrai, je t’assure ! insista Rusty.
— Pourquoi t’auraient-ils proposé une chose pareille ?
— Je… Je ne sais pas. Je crois qu’ils manquent de monde.
— Moi, je trouve ça bizarre, rétorqua Ficelle, dubitatif. Si j’étais toi, je me méfierais. »
Le matou noir et blanc n’avait jamais montré le moindre intérêt pour la forêt. Il était parfaitement heureux avec ses maîtres. Il ne comprendrait jamais la nostalgie irrépressible que les rêves de Rusty suscitaient en lui, nuit après nuit.
« Pourtant, j’ai confiance en eux, murmura le chat roux. J’ai pris ma décision. Je vais accepter. »
Son camarade descendit avec précipitation de la palissade pour s’approcher de lui, l’air très inquiet :
« Ne fais pas ça, s’il te plaît ! Je ne te reverrai peut-être jamais ! »
Rusty lui donna un coup de museau affectueux.
« Ne t’inquiète pas. Mes maîtres prendront un autre animal. Vous deviendrez amis : tu t’entends avec tout le monde !
— Mais ce ne sera plus pareil ! » geignit Ficelle.
Son compagnon remua la queue avec irritation :
« Justement ! Si je reste ici jusqu’à ce qu’on me traîne chez le Coupeur, rien ne sera plus pareil.
— Le Coupeur ?
— Le vétérinaire. Pour me faire castrer, comme Prosper. »
Le chat noir et blanc haussa les épaules, les paupières baissées.
« Prosper va bien, marmonna-t-il. Enfin, je sais qu’il est un peu plus paresseux maintenant, mais il n’est pas malheureux. Ça ne nous empêcherait pas de bien nous amuser. »
À l’idée de quitter son voisin, Rusty sentit son cœur se serrer.
« Je suis désolé. Tu vas me manquer, mais je dois partir. »
Ficelle s’avança pour lui effleurer le bout du nez :
« Très bien. Je vois que je ne pourrai pas te faire changer d’avis ; au moins, profitons des dernières heures qu’il nous reste. »
La matinée passa tel un rêve, pour Rusty, à revisiter ses endroits préférés et à parler à ses camarades d’enfance. Tous ses sens semblaient exacerbés, comme s’il était sur le point de faire le grand saut. Plus midi approchait, plus la fébrilité du chaton grandissait. Les menus potins de ses amis n’étaient plus qu’un lointain murmure : son attention était fixée sur les bruits de la forêt.
Pour la dernière fois, il sauta de la clôture de son jardin pour se glisser à pas de loup entre les arbres. Il avait fait ses adieux à Ficelle. Seuls le bois et ses habitants comptaient, à présent.
Assis, il huma l’air près de l’endroit où il avait rencontré les chats sauvages. Il faisait bon à l’ombre des grands arbres. De loin en loin, le soleil pénétrait par un trou dans le feuillage et venait éclairer le sol. Les mêmes odeurs que la veille chatouillèrent ses narines, mais impossible de dire si elles étaient récentes. Il leva la tête et renifla, hésitant.
« Tu as beaucoup à apprendre, miaula une voix grave. Même le plus jeune des petits du Clan sait quand un autre animal approche. »
Rusty vit une paire d’yeux verts scintiller sous un taillis de ronces. Il reconnaissait ce parfum, maintenant : c’était Cœur de Lion.
« Saurais-tu me dire si je suis seul ? » lui demanda le félin en s’avançant dans la lumière.
Le chat roux s’empressa de flairer autour de lui. Il sentait encore la trace d’Étoile Bleue et de Nuage Gris, mais plus ténue que cette nuit-là.
« Cette fois-ci, les deux autres ne sont pas avec toi, murmura-t-il après une hésitation.
— Exact. Cependant, je ne suis pas seul. »
Rusty se raidit quand un second animal entra dans la clairière.
« Voici Tornade Blanche. C’est un des vétérans du Clan. »
Il sentit son échine se hérisser sous l’effet de la peur. Était-ce un piège ? Le chasseur aux muscles noueux vint se planter devant lui. Il avait une épaisse robe blanche, immaculée, et des yeux jaunes étincelants, de la couleur du sable au soleil. Les oreilles couchées en arrière, le chaton se prépara au combat.
« Calme-toi avant que l’odeur de ta peur n’attire l’attention, gronda Cœur de Lion. Nous sommes simplement là pour t’emmener au camp. »
Rusty, qui osait à peine respirer, ne fit pas un mouvement lorsque Tornade Blanche tendit le cou pour le flairer avec curiosité.
« Enchanté, murmura le félin blanc. J’ai beaucoup entendu parler de toi. »
Le rouquin inclina la tête en guise de salut.
« Venez, nous poursuivrons cette conversation au camp », décréta Cœur de Lion et, aussitôt, les guerriers bondirent dans les broussailles.
Rusty se lança derrière eux aussi vite qu’il le put.
Les deux chats s’élancèrent à travers la forêt sans ralentir l’allure pour lui permettre de les suivre. Il devait lutter pour ne pas se laisser distancer. Ils marquèrent à peine le pas lorsque le chaton se hissa difficilement par-dessus un tronc abattu qu’eux-mêmes avaient franchi d’un bond. Ils traversèrent une pinède parfumée, où ils durent sauter par-dessus de profondes rigoles creusées par un des dévoreurs d’arbres utilisés par les Bipèdes. Depuis son perchoir sur la clôture du jardin, Rusty avait souvent entendu la machine rugir au loin. À moitié pleine d’eau boueuse à l’odeur nauséabonde, une des ornières était trop large pour être sautée. Les deux chasseurs pataugèrent dans la vase sans hésiter.
Le chat roux n’avait jamais mis une patte dans l’eau de sa vie. Mais il était bien décidé à ne montrer aucun signe de faiblesse : grimaçant de dégoût, il suivit les autres sans s’attarder sur la sensation désagréable de l’eau contre son ventre.
Ses compagnons firent halte enfin. Il s’arrêta derrière eux, hors d’haleine, et les regarda grimper sur un rocher au bord d’un petit ravin.
« Nous sommes tout près de chez nous, maintenant », annonça Cœur de Lion.
Rusty tendit le cou pour surprendre un signe de vie – le balancement d’une branche, un éclair de fourrure dans les buissons en contrebas : il ne vit rien, hormis les broussailles qui tapissaient le sol comme partout ailleurs dans la forêt.
« Sers-toi de ton nez. Tu dois pouvoir sentir le camp », l’exhorta Tornade Blanche avec impatience.
Les yeux fermés, le chaton huma l’air. Le guerrier avait raison. Les effluves, ici, étaient bien différents de ce qu’il connaissait : plus corsés, ils indiquaient la présence d’un grand nombre de félins.
Il acquiesça, pensif :
« Ça sent le chat. »
Les deux vétérans échangèrent un regard amusé.
« Si le Clan t’accueille en son sein, un jour viendra où tu sauras mettre un nom sur chacune de ces odeurs, dit Cœur de Lion. Suis-moi ! »
Il descendit le premier la pente rocailleuse jusqu’au fond du ravin pour se frayer un chemin à travers un épais bouquet d’ajoncs, Rusty sur les talons. Tornade Blanche fermait la marche. Les yeux baissés, les flancs égratignés par les branches épineuses, le chaton remarqua que dans l’herbe piétinée, sous ses pattes, se dessinait une large piste. Ce doit être l’entrée principale du camp, pensa-t-il.
De l’autre côté du taillis s’ouvrait une clairière. Au centre se trouvait un espace nu en terre battue, tassée par d’innombrables passages. Le camp devait exister depuis longtemps.
Rusty regarda tout autour de lui, les yeux écarquillés. Partout, des félins assis seuls ou en groupes dévoraient une proie ou ronronnaient doucement en léchant le pelage d’un congénère.
« L’heure la plus chaude de la journée, juste après midi, est celle du partage, lui expliqua Cœur de Lion.
— Du partage ?
— Les chats du Clan passent un peu de temps à faire leur toilette en se racontant les nouvelles du jour, répondit Tornade Blanche. C’est ce qu’on appelle le partage. Cette coutume cimente les liens de la tribu. »
De toute évidence, les bêtes avaient remarqué une odeur inconnue : les têtes commencèrent à se tourner vers l’intrus avec curiosité.
Répugnant soudain à croiser leur regard, Rusty parcourut la clairière des yeux. Bordée de hautes herbes, elle était jonchée de souches d’arbres et d’un tronc abattu. Un épais rideau de fougères et d’ajoncs l’isolait du reste de la forêt.
« Là-bas se trouve la pouponnière, qui abrite les petits », lui indiqua le matou jaune en désignant du bout de la queue un buisson de ronces apparemment impénétrable.
Rusty tourna la tête vers les broussailles. Il ne voyait rien à travers l’enchevêtrement de branches épineuses, mais il entendait des chatons miauler à l’intérieur. Il vit une femelle rousse en sortir par une étroite ouverture. C’est sans doute une des reines, songea-t-il. Puis une chatte au pelage moucheté de noir fit son apparition au coin du roncier et elles se donnèrent un coup de langue affectueux entre les oreilles. La seconde se glissa dans la pouponnière pour apaiser les petits apeurés.
« Nos reines se partagent l’éducation des nouveau-nés, reprit le vétéran. Chacun est au service du Clan. La loyauté à la tribu est la première loi du code du guerrier ; c’est une leçon qu’il te faudra retenir très vite si tu veux rester parmi nous.
— Voilà Étoile Bleue », annonça son compagnon en humant l’air.
Rusty renifla lui aussi, ravi de distinguer l’odeur de la femelle grise un instant avant qu’elle ne surgisse de derrière un gros rocher, à l’autre extrémité de la clairière.
« Il est donc venu ! lança-t-elle à ses deux émissaires.
— Cœur de Lion était pourtant convaincu du contraire », répondit Tornade Blanche.
Rusty remarqua qu’elle agitait la queue avec impatience.
« Bon, que pensez-vous de lui ? demanda-t-elle.
— Malgré sa petite taille, il ne s’est pas laissé distancer sur le chemin du retour, reconnut le félin blanc. Aucun doute, il a l’air robuste pour un chat domestique.
— Alors, c’est d’accord ? s’enquit-elle, les yeux fixés sur les deux chasseurs, qui acquiescèrent. Dans ce cas, je vais annoncer son arrivée à la tribu. »
Étoile Bleue sauta sur le rocher.
« Que tous ceux qui sont en âge de chasser s’approchent du Promontoire pour une assemblée du Clan », proclama-t-elle.
À son appel, des ombres agiles surgirent des quatre coins du camp. Encadré de Cœur de Lion et de Tornade Blanche, Rusty ne bougea pas. Une fois installés devant la pierre, les autres félins levèrent les yeux vers leur chef, intrigués.
Rusty fut soulagé d’apercevoir la robe ardoise de Nuage Gris au milieu de l’assistance. L’apprenti était flanqué d’une jeune reine écaille-de-tortue, à la queue délicatement enroulée autour de ses petites pattes blanches. Tapi derrière eux se trouvait un matou cendré dont les rayures noires rappelaient des ombres sur le sol d’une forêt au clair de lune.
Quand le silence se fit, Étoile Bleue prit la parole.
« Le Clan du Tonnerre manque de guerriers, commença-t-elle. Jamais nous n’avons eu aussi peu de novices à former. Nous devons donc accueillir un étranger pour en faire un chasseur… »
Des murmures indignés s’élevèrent, mais elle les fit taire en déclarant d’un ton ferme :
« J’ai trouvé un chat qui a accepté de devenir apprenti dans notre tribu.
— Accepté ? Ce serait plutôt un privilège ! » lança une voix forte au-dessus du brouhaha.
Rusty tendit le cou : un mâle à la fourrure crème zébrée de brun s’était dressé pour fixer leur chef avec défi. Sans se soucier de l’interruption, Étoile Bleue reprit :
« Après avoir rencontré cette jeune recrue, Cœur de Lion et Tornade Blanche estiment eux aussi que nous devrions l’admettre parmi nous. »
Rusty regarda le félin jaune, puis le reste du Clan : tous les yeux étaient tournés vers lui. La gorge serrée, il sentit son échine se hérisser. Le silence s’installa. Le chaton était sûr qu’on pouvait entendre son cœur battre la chamade. L’odeur de sa peur devait imprégner l’air.
Un crescendo de miaulements assourdissants monta alors de l’assistance.
« D’où vient-il ?
— Il fait partie de quel Clan ?
— Quelle odeur étrange ! C’est celle de quelle tribu ? »
Un feulement domina le vacarme.
« Regardez son collier ! clamait le chasseur rayé de brun. Il vient de chez les Bipèdes ! Chat domestique un jour, chat domestique toujours ! C’est un vrai guerrier qu’il nous faut, pas une bouche inutile à nourrir.
— Lui, c’est Longue Plume, murmura Cœur de Lion à l’oreille de Rusty. Il flaire ta peur. Ils la sentent tous. Il faut que tu leur montres que tu ne te laisseras jamais pétrifier par la crainte. »
Mais Rusty ne pouvait plus bouger. Comment prouver à ces bêtes féroces qu’il n’était pas qu’un simple chat des villes !
Le matou tigré continuait à le ridiculiser.
« Ce collier, c’est la marque de ses maîtres. Son grelot l’empêchera de chasser. Les Bipèdes vont courir après sa clochette dans la forêt entière, vous verrez ! »
Une rumeur d’approbation s’éleva. Certain du soutien de son auditoire, Longue Plume ajouta :
« Entre ce boucan et ta puanteur, nos ennemis ne risquent pas de te rater !
— Peur de relever le défi ? » insista Cœur de Lion à voix basse.
Rusty ne réagissait toujours pas. Mais cette fois, c’est qu’il essayait de repérer son adversaire. Il finit par l’apercevoir juste derrière une reine à la fourrure brun foncé. Les oreilles couchées en arrière, les babines retroussées, il cracha avant de bondir sur le chasseur au milieu de l’assemblée stupéfaite.
L’attaque prit Longue Plume complètement au dépourvu. Il tituba, dérapa sur le sol lisse et perdit l’équilibre. Fou de rage, prêt à tout pour montrer sa valeur, Rusty planta sauvagement les griffes dans sa fourrure et le mordit. Le combat ne fut précédé d’aucun échange subtil de coups de patte. Les deux félins enlacés roulaient au centre de la clairière et se débattaient comme de beaux diables en poussant des grondements féroces. On s’écartait pour laisser passer le tourbillon de fourrure et de cris.
Au beau milieu du combat, le chaton s’aperçut que l’euphorie avait remplacé sa peur. Le cœur battant, il entendait autour d’eux les hurlements excités de leur public.
Soudain son collier l’étrangla. Longue Plume l’avait saisi entre ses dents et tirait dessus tel un forcené. Rusty sentait l’étau se resserrer. Incapable de respirer, il commença à s’affoler. Il résista, se cabra, mais le mal empirait à chacun de ses mouvements. Suffoqué, il s’arc-bouta de toutes ses forces. Il y eut un claquement retentissant : le chat roux était libre.
Son adversaire bascula cul par-dessus tête. Aussitôt relevé, Rusty regarda autour de lui. Le guerrier se tenait ventre au sol, à six pas de là, la queue battante. De sa gueule pendait le collier en lambeaux.
Étoile Bleue descendit du Promontoire en poussant un miaulement retentissant pour obtenir le silence. Hors d’haleine, les deux combattants n’esquissèrent pas un mouvement. Des touffes de poil pendillaient de leur pelage hirsute. Rusty avait une entaille au-dessus de l’œil, Longue Plume l’oreille gauche déchirée. Du sang coulait de l’épaule du chasseur jusque sur le sol poussiéreux. Ils se toisaient avec une animosité palpable.
Étoile Bleue s’approcha du matou tigré pour lui prendre son trophée. Elle le déposa à terre.
« Le Clan des Étoiles approuve notre choix, déclara-t-elle. En défendant son honneur, ce chat a perdu le collier de ses maîtres : il est désormais libre de se joindre à nous en tant que novice. »
Rusty accepta d’un signe de tête solennel, se leva et s’avança dans la lumière. Sa robe rousse sembla s’embraser. Fièrement dressé sur ses pattes, la queue droite mais souple, il balaya l’assemblée du regard. Cette fois, il n’y eut ni protestations, ni moqueries. Il s’était montré un adversaire digne de respect.
Étoile Bleue plaça la lanière de cuir déchiquetée par terre devant lui. Elle effleura du bout de son museau l’oreille du chaton.
« Au soleil, on dirait que ta fourrure prend feu, murmura-t-elle, les yeux brillants, comme si ces paroles avaient un sens caché. Bravo, tu t’es bien battu. »
Puis elle se tourna vers la tribu :
« Jusqu’au jour où il sera un guerrier, cet apprenti s’appellera Nuage de Feu en l’honneur de son pelage. »
Elle recula et, avec les autres, attendit sa réaction sans mot dire. Rusty se mit alors à recouvrir le collier de poussière et d’herbe, comme s’il enterrait ses déjections.
Après avoir poussé un grognement, Longue Plume s’éloigna clopin-clopant vers un recoin abrité du soleil. Par petits groupes, les félins se lancèrent dans des discussions animées. La voix amicale du jeune matou cendré s’éleva derrière Rusty :
« Bravo, Nuage de Feu ! »
Nuage de Feu ! Un frisson de fierté courut le long de l’échine du chaton. Il salua son nouvel ami d’un coup de langue affectueux.
« Beau combat, reprit le novice, en particulier pour un chat domestique ! Longue Plume est un guerrier, même s’il n’a fini son entraînement qu’il y a deux lunes. Avec la balafre que tu lui as faite à l’oreille, il ne risque pas de t’oublier de sitôt ! Tu ne l’as pas raté !
— Merci. En tout cas, il s’est bien défendu. »
Rusty se lécha une patte avant puis entreprit de nettoyer la profonde entaille sur son front. Pendant sa toilette, il entendit répéter son nouveau nom au milieu du brouhaha.
« Nuage de Feu !
— Salut, Nuage de Feu !
— Bienvenue à toi ! »
Il ferma les yeux un instant pour laisser les voix le bercer.
« Joli nom, au fait ! »
Le compliment de Nuage Gris troubla sa rêverie. Il regarda autour de lui :
« Dis-moi, où Longue Plume est-il allé se cacher ?
— Je crois qu’il se dirigeait vers la tanière de Petite Feuille. »
L’apprenti indiqua le massif de fougères où avait disparu le chasseur.
« C’est notre guérisseuse. Difficile de ne pas la remarquer. Elle est plus jeune et plus belle que… »
Un grognement l’interrompit. Tous deux se retournèrent et le chaton reconnut le mâle au poil zébré de noir qu’il avait remarqué derrière Nuage Gris un peu plus tôt.
« Éclair Noir… » lança le novice, qui s’inclina avec respect.
Le chasseur considérait Nuage de Feu.
« Tu as eu de la chance que ton collier cède. Longue Plume n’est pas guerrier depuis longtemps, mais il ne se serait certainement pas laissé battre par un chat domestique ! »
Lui ayant craché au visage les deux derniers mots, l’animal tourna les talons et s’éloigna d’un air digne.
« Éclair Noir, lui, murmura Nuage Gris à voix basse, n’est ni jeune, ni beau… »
Son camarade était sur le point d’acquiescer quand un vieux félin cendré assis à l’orée de la clairière poussa un cri inquiet.
« Petite Oreille a senti qu’il se passait quelque chose ! » s’écria l’apprenti, aussitôt sur le qui-vive.
Nuage de Feu se retourna et vit un chaton se frayer un chemin à travers les fourrés pour pénétrer dans le camp. Le nouveau venu était efflanqué et – mis à part une petite tache blanche sur la poitrine et à l’extrémité immaculée de sa longue queue fine – noir de la tête aux pieds.
« C’est Nuage de Jais ! Pourquoi est-il revenu seul ? Où est passé Griffe de Tigre ? »
Hors d’haleine, le matou hirsute s’avança en titubant dans la clairière. Il avait le pelage poussiéreux, les yeux écarquillés par la peur. Plusieurs chasseurs se précipitèrent à sa rencontre.
« Qui est-ce ? chuchota le chat domestique.
— L’apprenti de Griffe de Tigre. Ils sont partis à l’aube avec Plume Rousse espionner le Clan de la Rivière, les veinards !
— Plume Rousse ? répéta Nuage de Feu, qui perdait le fil avec tous ces noms.
— Le lieutenant d’Étoile Bleue. Mais pourquoi Nuage de Jais revient-il donc seul ? »
Leur chef s’approchait ; ils tendirent l’oreille.
« Nuage de Jais ? »
La chatte parlait d’un ton calme malgré son air inquiet. Les autres félins s’écartèrent, la mine soucieuse. Étoile Bleue bondit sur le Promontoire et regarda le novice tremblant.
« Que s’est-il passé ? Allons, parle ! »
Le chaton noir cherchait à reprendre haleine, les flancs agités de spasmes. À ses pieds, la poussière se colorait petit à petit de rouge, mais il parvint quand même à se hisser sur le rocher à côté de la femelle. Il se tourna vers la marée de visage fiévreux qui l’entourait et trouva assez de souffle pour déclarer :
« Plume Rousse est mort ! »