Chapitre 5
« D
EBOUT, Nuage de Feu ! »
Le chaton roux chassait un écureuil de plus en plus haut, jusqu’à la cime d’un grand chêne, quand le miaulement pressant de Nuage Gris s’immisça dans son rêve.
« L’entraînement débute au lever du soleil. Les autres sont déjà réveillés. »
Il s’étirait, somnolent, quand il se rappela soudain qu’aujourd’hui commençait son apprentissage. Sa fatigue envolée, il se leva d’un bond.
« Je viens de parler à Cœur de Lion, lui expliqua entre deux coups de langue le matou cendré qui se débarbouillait à la hâte. Nuage de Jais ne s’entraînera pas avec nous avant d’être complètement guéri. Il va sans doute rester chez Petite Feuille encore un jour ou deux. Comme c’est le tour de chasse de Nuage de Poussière et Nuage de Sable, Cœur de Lion s’est dit que, ce matin, Griffe de Tigre et lui pourraient prendre en main la séance. Mais il faut qu’on se dépêche. Ils vont nous attendre ! »
Ils traversèrent les ajoncs qui masquaient l’entrée du camp et gravirent la pente rocailleuse de la vallée. Arrivés sur la crête, ils sentirent une brise fraîche leur ébouriffer le pelage. Dans le ciel, de gros moutons blancs filaient à vive allure : Nuage de Feu était aux anges. Il descendit avec son ami une pente boisée jusqu’à une petite combe.
Les deux vétérans les y attendaient, assis à quelques pas l’un de l’autre sur le sable chauffé au soleil.
« Désormais, vous êtes priés de vous montrer ponctuels, vous deux, grogna le chasseur brun.
— Ne sois pas trop sévère, le reprit Cœur de Lion avec douceur. La nuit dernière n’a pas été de tout repos, j’imagine qu’ils devaient être fatigués. Tu n’as pas encore de mentor, Nuage de Feu. Pour l’instant, Griffe de Tigre et moi allons superviser ensemble ton entraînement. »
L’apprenti hocha la tête avec enthousiasme, la queue haute, ravi d’étudier sous la houlette des deux éminents guerriers.
« Venez, intima le matou rayé avec impatience. Aujourd’hui, nous allons vous montrer les limites de notre territoire, pour que vous sachiez où chasser et sur quelles frontières il vous faudra patrouiller. Nuage Gris, ça te rafraîchira la mémoire. »
Sans ajouter un mot, il se releva d’un bond et sortit du vallon pour s’enfoncer dans la forêt. Cœur de Lion et Nuage Gris en firent autant. Le chat roux, qui dérapait sur le sable, les suivit plus lentement.
À l’ombre des chênes majestueux poussaient des bouleaux et des frênes. Le sol tapissé de feuilles mortes bruissait sous leurs pas. Griffe de Tigre s’arrêta devant un gros massif de fougères pour marquer leur territoire. Les autres firent halte à côté de lui.
« Les Bipèdes ont tracé un sentier ici, murmura Cœur de Lion. Sers-toi de ton nez, Nuage de Feu. Tu sens quelque chose ? »
Le novice huma l’air. Il décela l’odeur ténue d’un homme, et le fumet plus marqué d’un roquet comme il y en avait beaucoup à la ville.
« Un Bipède est passé ici avec son chien, mais ils ne sont plus là, répondit-il.
— Bien, approuva leur lieutenant. Peut-on traverser sans danger ? »
Nuage de Feu renifla encore une fois les alentours. Les faibles effluves étaient masqués par les parfums de la végétation.
« Oui », affirma-t-il.
Griffe de Tigre acquiesça et les quatre félins s’aventurèrent sur les cailloux pointus qui tapissaient l’étroit chemin.
Au-delà s’étendait une pinède : des rangées et des rangées de troncs immenses, droits comme des piquets. Ici, marcher sans faire de bruit était un jeu d’enfant. Le sol était recouvert d’une épaisse couche d’aiguilles, élastique et spongieuse, dont la surface picotait les coussinets du chaton. Il n’y avait pas de broussailles où se cacher et l’apprenti sentit une certaine tension s’emparer de ses compagnons quand ils se retrouvèrent à découvert.
« Ce sont les Bipèdes qui ont planté ces pins, expliqua le guerrier brun. Ils les abattent avec une créature à l’odeur abominable, qui crache assez de fumée pour rendre un petit aveugle. Ensuite, ils les emmènent dans la cabane à couper le bois qui se trouve près d’ici. »
Le chaton s’arrêta pour guetter le rugissement du dévoreur d’arbres, qu’il avait déjà entendu.
« Il n’y a personne là-bas avant la saison des feuilles vertes », le rassura le matou gris en remarquant son hésitation.
Ils poursuivirent leur chemin à travers la pinède.
« La ville est par là, déclara Griffe de Tigre, son épaisse queue pointée vers la gauche. Je ne doute pas que tu puisses la sentir, Nuage de Feu. Mais aujourd’hui, ce n’est pas là que nous allons. »
Ils finirent par atteindre un autre sentier tracé par les Bipèdes, qui marquait l’extrémité du bois de pins. Ils se retrouvèrent vite à l’abri des taillis de la chênaie, de l’autre côté. Mais le novice s’aperçut que les chasseurs étaient toujours aux aguets.
« Nous approchons du territoire du Clan de la Rivière, souffla le chaton cendré. Les Rochers du Soleil ne sont plus très loin. »
Il pointa le museau vers un amas de rochers dénué de végétation. Son ami sentit sa fourrure se hérisser. C’était là que Plume Rousse avait été tué.
Cœur de Lion fit halte près d’une pierre plate.
« Voici la limite entre notre territoire et celui du Clan de la Rivière. Cette tribu règne sur les terres situées le long du torrent. Respire à fond, Nuage de Feu. »
Les relents âcres de chats inconnus chatouillèrent les narines de l’apprenti. Il fut surpris de constater qu’ils n’avaient rien à voir avec les senteurs de sa tribu, qui lui semblaient déjà familières et rassurantes.
« C’est l’odeur du Clan de la Rivière, gronda Griffe de Tigre à côté de lui. Ne l’oublie pas. C’est ici qu’elle est la plus forte, parce que leurs guerriers marquent leur territoire sur tous les arbres. »
Aussitôt, le guerrier leva la queue pour uriner sur le gros caillou.
« Nous allons longer la frontière, car elle mène droit aux Quatre Chênes », avertit Cœur de Lion.
Les deux vétérans partirent au petit trot, laissant derrière eux les Rochers du Soleil. Les novices s’élancèrent à leur suite.
« Les Quatre Chênes ? répéta Nuage de Feu, hors d’haleine.
— C’est là que les terrains de chasse des tribus se rejoignent. Ces quatre arbres sont aussi vieux que les Clans eux-mêmes…
— Silence ! ordonna Griffe de Tigre. N’oubliez pas que nous sommes proches du territoire ennemi ! »
Ils se turent et le chaton s’appliqua à progresser sans bruit. Ils franchirent le lit caillouteux d’un ruisseau en sautant de rocher en rocher sans même se mouiller.
Lorsqu’ils approchèrent du but, Nuage de Feu, hors d’haleine, ne sentait plus ses pattes. Il n’avait guère l’habitude de faire d’aussi longs trajets à une allure pareille. Il fut plus que soulagé quand leurs mentors sortirent de l’épaisse forêt et s’arrêtèrent au sommet d’une colline broussailleuse.
Le vent était tombé, le soleil désormais haut dans le ciel. Les nuages avaient fini par se dissiper. En contrebas, sous un soleil éblouissant, se dressaient quatre énormes chênes aux cimes vert foncé.
« Comme te l’a dit Nuage Gris, expliqua Cœur de Lion au chat roux, voici la clairière où se rejoignent les territoires de nos quatre tribus. Celle du Vent règne sur le plateau en face de nous, là où se couche le soleil. Aujourd’hui, tu ne pourras pas mémoriser leur odeur : la brise souffle dans leur direction. Mais tu apprendras à la connaître bien assez tôt.
— Le Clan de l’Ombre, lui, vit dans la partie la plus sombre de la forêt, ajouta Nuage Gris en indiquant le nord. D’après les anciens, le vent froid qui y souffle leur glace le cœur.
— Il y a tant de tribus ! » s’écria Nuage de Feu.
Et quelle organisation ! ajouta-t-il en son for intérieur. Les histoires effrayantes de chats sauvages et solitaires semant la terreur dans la forêt lui semblaient bien ridicules, désormais.
« Maintenant, tu sais pourquoi le gibier est si précieux, lança Cœur de Lion. Pourquoi nous devons nous battre pour le peu que nous avons.
— Mais ça n’a pas de sens ! Pourquoi ne pas nous entraider et partager nos terrains de chasse, au lieu de nous affronter ? » proposa hardiment l’apprenti.
Un silence indigné accueillit sa suggestion. Griffe de Tigre fut le premier à réagir :
« Ce sont les paroles d’un traître !
— Il ne faut pas lui en vouloir. Cet apprenti ne sait rien des coutumes de notre Clan, intervint leur lieutenant avant de se tourner vers le chaton. C’est ton cœur qui parle, Nuage de Feu. Un jour, c’est ce qui fera de toi un guerrier redoutable.
— Ou bien ça révélera sa lâcheté de vulgaire chat domestique, au moment du combat », grommela le chasseur brun. Son aîné lui lança un bref coup d’œil avant de poursuivre.
« Les quatre Clans se retrouvent quand même toutes les lunes lors d’une Assemblée. Et c’est ici… (Il indiqua du museau les arbres majestueux dans la vallée.) … qu’ils se rencontrent. La trêve dure tant que la lune est pleine.
— Dans ce cas, la prochaine Assemblée ne devrait plus tarder ? demanda Nuage de Feu, qui se rappelait la lumière qui avait inondé sa tanière cette nuit-là.
— Tu as raison ! répondit Cœur de Lion, impressionné. Elle se tient ce soir même. Ces réunions sont très importantes parce qu’elles permettent aux tribus de se rassembler en paix le temps d’une soirée. Mais les alliances à plus long terme présentent plus d’inconvénients que d’avantages.
— La loyauté envers le Clan fait notre force, renchérit Griffe de Tigre. L’affaiblir, c’est réduire nos chances de survie. »
— Je comprends », admit Nuage de Feu.
Leur lieutenant se leva en s’étirant et lança :
« Allez. Il est temps de repartir. »
Ils longèrent l’arête qui surplombait la vallée où s’élevaient les Quatre Chênes. Ils tournaient maintenant le dos au soleil, qui commençait à décliner. Ils traversèrent le ruisseau à un endroit assez étroit pour être franchi d’un bond.
Le novice huma l’air. Il flaira les effluves aigres de félins inconnus.
« Tu sens le Clan de l’Ombre, répondit le guerrier brun à sa question muette, l’air sombre. Nous longeons les frontières de leur territoire. Fais bien attention, Nuage de Feu. Les odeurs fraîches signifient qu’une patrouille ennemie n’est pas loin. »
Le chat roux acquiesçait quand il décela un bruit nouveau. Il se raidit, mais les autres continuèrent d’avancer vers le grondement inquiétant sans ralentir l’allure.
« Qu’est-ce qu’on entend ? demanda-t-il après les avoir rattrapés.
— Tu ne vas pas tarder à le savoir », fit Cœur de Lion.
Le chaton scruta les arbres. Ils semblaient plus clairsemés et laissaient filtrer la lumière du soleil.
« On est à l’orée de la forêt ? » insista-t-il.
Puis il s’arrêta et respira à fond. Les parfums de la végétation étaient masqués par des bouffées inquiétantes. Cette fois, ce n’était pas le fumet d’un animal, mais des relents qui lui rappelaient la ville. Et le grondement s’était mué en un rugissement continu qui faisait trembler le sol. L’apprenti en avait mal aux oreilles.
« Voici le Chemin du Tonnerre », déclara Griffe de Tigre.
Nuage de Feu suivit leur lieutenant vers la lisière du bois. Le guerrier s’assit et tous quatre contemplèrent le spectacle.
Un chemin gris, semblable à une rivière, coupait à travers la forêt. La surface de pierre grise était si vaste que les arbres, de l’autre côté, semblaient flous. L’odeur âcre qu’exhalait la chaussée donna le frisson au chaton.
L’instant d’après, il reculait d’un bond, la fourrure hérissée : un monstre gigantesque avait surgi dans un bruit de tonnerre. La brise soulevée par sa course secoua les branches des arbres de chaque côté de la route. Incapable de prononcer un mot, Nuage de Feu fixa sur les autres chats des yeux écarquillés. Dans son village, les rues étaient beaucoup plus étroites, les monstres moins rapides et moins féroces.
« Moi aussi, j’ai eu peur la première fois, reconnut Nuage Gris. Mais au moins, le Chemin du Tonnerre empêche le Clan de l’Ombre de violer notre territoire. Cette route longe la frontière sur une demi-journée de marche. Et ne t’inquiète pas : les monstres ne la quittent jamais. Tant que tu restes à distance, tu ne risques rien.
— Il est temps de retourner au camp, annonça Cœur de Lion. Tu connais maintenant nos frontières. Mais nous éviterons les Rochers aux Serpents, quitte à faire un détour. Un apprenti inexpérimenté est une proie facile pour une vipère et j’imagine que tu dois commencer à être fatigué. »
Nuage de Feu était soulagé de rentrer. Tout ce qu’il avait vu et senti se bousculait dans sa tête ; et puis, Cœur de Lion avait vu juste : le chaton était mort de fatigue et de faim. Il rebroussa chemin pour s’enfoncer avec les autres dans la forêt.
Lorsqu’il franchit le tunnel d’ajoncs à l’entrée du camp, l’air embaumait déjà comme à la nuit tombante. Leur repas les attendait. Les novices prélevèrent leur part sur la pile placée dans un coin de la clairière et allèrent déposer la viande au pied de la souche.
Devant leur tanière, leurs deux aînés mangeaient déjà, affamés.
« Tiens, un chat domestique ! lança Nuage de Poussière d’un ton dédaigneux. Profite bien du gibier qu’on t’a rapporté !
— Qui sait, peut-être même qu’un jour tu sauras attraper ton repas tout seul ! ricana la jeune femelle.
— Vous étiez encore de corvée de chasse, vous deux ? leur demanda Nuage Gris d’un air innocent. Mais ne vous en faites pas ! On était en patrouille à la frontière. Vous serez contents d’apprendre que tout va bien.
— Je suis sûr que nos ennemis ont été terrorisés en vous voyant arriver ! cracha le matou brun.
— Ils n’ont même pas osé se montrer ! rétorqua le chat cendré sans pouvoir cacher sa colère.
— On leur demandera ça ce soir, à l’Assemblée des Clans, répondit Nuage de Sable.
— Vous y allez ? s’étonna-t-il, impressionné en dépit de l’hostilité des deux apprentis.
— Bien sûr, fit Nuage de Poussière avec condescendance. C’est un grand honneur, vous savez. Allez, n’ayez crainte : on vous racontera tout demain matin. »
Sourd aux vantardises du jeune matou, Nuage Gris attaqua son repas. Affamé, son ami l’imita aussitôt. Il éprouvait malgré lui une pointe de jalousie : il aurait bien voulu, lui aussi, rencontrer leurs adversaires.
Étoile Bleue poussa soudain un miaulement sonore. Une troupe de guerriers et d’anciens se réunit dans la clairière. C’était l’heure du départ. Leurs deux compagnons se levèrent d’un bond pour se hâter de rejoindre les autres.
« À demain ! lança Nuage de Sable aux chatons par-dessus son épaule. Passez une bonne petite soirée ! »
Le groupe sortit du camp en file indienne, Étoile Bleue à sa tête. La fourrure nimbée d’argent au clair de lune, la femelle dégageait une tranquille assurance.
« Tu es déjà allé à l’Assemblée ? demanda Nuage de Feu, rêveur, à son camarade.
— Non, jamais, répondit l’apprenti, qui rongeait bruyamment un os de souris. Mais ça ne va pas tarder, tu verras. Un jour ou l’autre, tous les apprentis finissent par y assister. »
Les deux novices achevèrent leur festin en silence. Ensuite, Nuage Gris s’approcha du chaton pour lui lécher la tête. Ensemble, ils firent leur toilette comme les autres la veille. Puis, fatigués par leur long périple, ils se faufilèrent dans leur tanière, se pelotonnèrent dans leur nid et ne tardèrent pas à tomber endormis.
 
Le lendemain matin, ils arrivèrent de bonne heure à la combe sablonneuse. Malgré leur envie d’en savoir plus sur l’Assemblée, ils s’étaient glissés dehors avant le réveil de leurs aînés.
« Ne t’inquiète pas, je connais ces deux-là, on ne manquera pas d’en entendre parler », avait soupiré le chat cendré.
La journée promettait encore d’être chaude. Et cette fois, Nuage de Jais s’était joint à eux. Sous la houlette de Petite Feuille, il se remettait rapidement. Assis de l’autre côté du vallon, il semblait soucieux et crispé.
« Courage ! lui lança Nuage Gris, qui faisait le pitre en bondissant après les feuilles sous le regard amusé de son ami. Je sais que tu n’aimes pas t’entraîner, mais tu n’es pas si morose, d’habitude.
— J’ai un peu peur de rouvrir ma blessure, c’est tout », se hâta de répondre Nuage de Jais, qui avait flairé l’arrivée imminente de leurs mentors.
Griffe de Tigre émergea soudain des taillis, Cœur de Lion sur ses talons.
Il regarda son apprenti droit dans les yeux et gronda :
« Un vrai guerrier endure la douleur sans se plaindre. Il va falloir que tu apprennes à tenir ta langue. »
La pauvre bête tressaillit et baissa les yeux.
« Dis donc, il n’est pas à prendre avec des pincettes, aujourd’hui », souffla Nuage Gris.
Cœur de Lion lui jeta un coup d’œil sévère :
« Aujourd’hui, nous allons nous entraîner à débusquer une proie. Chasser un lapin et traquer une souris sont deux choses bien différentes. Pourquoi ? »
Nuage de Feu n’en avait pas la moindre idée ; le chaton noir, qui semblait avoir pris à cœur la remarque de son mentor, garda le silence.
« Allons ! » grogna Griffe de Tigre avec irritation.
C’est Nuage Gris qui répondit :
« Parce qu’un lapin sent l’odeur d’un prédateur avant de le voir, alors qu’un rongeur perçoit les vibrations de ses pas sur le sol avant même de flairer sa présence.
— Bravo ! Alors que faut-il faire quand on chasse une souris ?
— Marcher à pas feutrés ? » suggéra le chat roux.
Le lieutenant lui lança un regard approbateur.
« Exact. Il faut porter tout votre poids sur votre arrière-train pour que vos pattes de devant touchent le sol en douceur. Montrez-moi ce que vous savez faire ! »
Le nouvel apprenti regarda s’accroupir ses deux camarades.
« Très bien, Nuage Gris ! lança Cœur de Lion lorsqu’ils commencèrent à avancer à pas de loup.
— Baisse l’arrière-train, Nuage de Jais, on dirait un canard ! grogna Griffe de Tigre. À ton tour, Nuage de Feu. »
Le jeune félin se ramassa sur lui-même et commença à progresser sur le sol de la forêt. Il sentit qu’il prenait d’instinct la bonne position, et marcha aussi silencieusement et légèrement que possible, fier de ses muscles nerveux.
« Eh bien, quel lourdaud ! grogna le guerrier brun. On dirait un gros chat à moitié endormi ! Tu crois peut-être que ton dîner va venir se coucher tout seul dans ta gamelle ? »
Nuage de Feu se rassit aussitôt, un peu pris au dépourvu. Il écouta attentivement, bien décidé à faire de son mieux.
« L’allure et la souplesse viendront plus tard, mais sa position est parfaite, fit remarquer Cœur de Lion avec douceur.
— On ne peut pas en dire autant de Nuage de Jais ! pesta son mentor, le regard méprisant. Après deux mois d’entraînement, il porte encore tout son poids sur son côté gauche. »
Le chaton se recroquevilla sous l’insulte ; Nuage de Feu ne put se contenir plus longtemps :
« C’est sa blessure qui le fait souffrir ! »
Griffe de Tigre le foudroya du regard.
« Les blessures sont le lot des guerriers. Il faut savoir faire avec. Même toi, tu as appris quelque chose aujourd’hui. Si Nuage de Jais savait retenir la leçon, il me ferait honneur et non pas honte… Être moins dégourdi qu’un chat domestique, voyez-vous ça ! » cracha-t-il avec colère.
Mal à l’aise, le félin roux sentit son échine se hérisser. Comme il n’osait pas regarder son camarade, il baissa les yeux.
« Moi, je suis pire qu’un blaireau boiteux ! lança le troisième apprenti qui se mit à tituber dans la clairière. Je vais devoir me résoudre à chasser des souris stupides. Elles n’auront aucune chance. Je m’approcherai l’air de rien pour m’asseoir sur elles jusqu’à ce qu’elles crient grâce.
— Un peu de concentration, jeune Nuage Gris. Le moment est mal choisi pour ces bêtises ! le tança leur lieutenant d’un air sévère. Un peu de pratique pourrait peut-être vous aider. »
Ses trois élèves relevèrent la tête avec espoir.
« Vous allez essayer d’attraper une vraie proie, reprit le guerrier. Nuage de Jais, va voir du côté de l’Arbre aux Chouettes. Nuage Gris, essaie le massif de ronces, là-bas. Et toi, Nuage de Feu, suis cette foulée de lapin : tu tomberas sur le lit d’un ruisseau à sec. Tu y trouveras peut-être quelque chose. »
Les novices s’éloignèrent, enthousiastes ; même Nuage de Jais sembla retrouver un peu d’énergie pour relever le défi.
Le cœur battant, Nuage de Feu gravit la butte à pas de loup. Le lit d’un petit torrent coupait en effet à travers la forêt. On devinait qu’à la saison des feuilles mortes il conduisait l’eau de pluie jusqu’à la grande rivière, au-delà des Rochers du Soleil. Pour l’instant, il était à sec.
Le chaton descendit le long de la berge en silence et se tapit sur le sable, tous ses sens en éveil, à l’affût du moindre signe de vie. Le nez au vent, les oreilles dressées, il guettait le plus petit mouvement.
C’est alors qu’il flaira un rongeur. Il reconnut sur-le-champ l’odeur de l’animal qu’il avait goûté pour la première fois la veille. Frémissant d’impatience, il se força à rester immobile pour débusquer sa proie.
Les oreilles pointées en avant, il finit par capter les pulsations rapides d’un minuscule cœur de souris. Un éclair brun attira soudain son regard. L’animal courait dans les hautes herbes au bord du ruisseau. Nuage de Feu s’en approcha en prenant bien soin de porter son poids sur son arrière-train. Puis il fléchit les pattes arrière et bondit en soulevant un tourbillon de sable.
La bête fila sans demander son reste. Mais le félin fut le plus rapide. Il l’attrapa du bout de la patte, la projeta sur le lit sablonneux du ruisseau et lui sauta dessus pour l’achever d’un coup de dent.
Le chat roux saisit délicatement le petit corps chaud dans sa gueule et retourna, la queue haute, à la combe où l’attendaient Griffe de Tigre et Cœur de Lion.
Il avait tué sa première proie. Il était désormais un véritable apprenti du Clan du Tonnerre.