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Sans le vouloir, je crois que je suis devenu très proche de Stephen. Je dis que je serais prêt à repartir n'importe quand, même si je n'en ai pas l'intention, mais je suis loin de me rendre compte que je suis attaché à lui et que de partir ne ferait que provoquer un retour précipité. Ce soir nous avons vu Jaz et William. Ce dernier me semble gai, davantage depuis que l'on m'a raconté certaines histoires. Leur vie sexuelle est nulle dans le moment. Jaz s'est presque déjà désistée pour notre mariage. Je suppose que mon retour au Canada sera plus facile lorsque l'immigration m'obligera à partir.
Nous avons vu des photos ce soir, l'ex-copain de Stephen y était, Douglas, personne n'a osé me le pointer. C'est maintenant ici que Stephen vient de me l'avouer. Trop tard, je ne l'ai pas vu. Tout ce dont je peux me souvenir c'est d'avoir vu des grands bien bâtis dont aucun ne me semblait si beau, mais Stephen m'affirme qu'il était vraiment beau. Jaz passait rapidement sur certaines photos, voilà sans doute pourquoi je n'ai rien vu.
C'est toujours souffrant de voir que la personne que l'on aime a un passé heureux et amoureux et qu'elle souffre encore de cette relation qui s'est terminée selon le vouloir de l'autre. Stephen a beau me dire qu'il m'aime comme il a jamais aimé personne et que je suis cent fois mieux qu'un homme qu'il a tant désiré mais qu'il a eu seulement quelques fois, alors qu'ils étaient bien drogués et saouls. Suis-je vraiment à la hauteur ?
Au travail je ne le suis certes pas. J'ai passé l'examen de marketing supposé prouver notre bonne connaissance des mathématiques, d'Excel et de l'anglais. Eh bien, je l'ai raté cet examen. Non seulement je n'ai pas eu le temps de terminer, mais elle va bien voir que mon anglais est celui d'un primate, même si je le parle très bien jusque dans les moindres expressions que le British moyen emploie à tour de bras. Le pire, j'arrive dans les toilettes et Bill m'annonce que si je désire vérifier mes réponses avec le corrigé, il en a une copie. Quoi ? Le p'tit christ de con de John a eu 100 % dans l'examen, voilà pourquoi il a eu l'emploi que je reluquais avant même que je ne passe le test, et tout cela par tricherie ? Elle pouvait bien être impressionnée par de tels résultats, tellement qu'elle ne m'a même pas laissée ma chance, la vieille peau de Lara. Inutile de dire que j'ai sauté dans son bureau pour lui affirmer qu'elle ne devrait pas trop se fier aux résultats d'un examen qui circule depuis six mois dans tous les départements et dont tout le monde a une copie. Ce genre de dénonciation habituellement n'aide jamais celui qui ose parler. Mais je n'avais rien à perdre. Cet examen est si important qu'il me fallait tout faire pour le discréditer. J'ignore où tout cela va me mener, mais encore une fois, d'ici cinq mois je suis parti.
Comme je voudrais me rendre à New York plutôt que Toronto ! Mais comment faire ? Le mépris à la compagnie a atteint son paroxysme. Lorsque tu te contentes d'être dans le département de la recherche, tu le ressens déjà, mais tu es tout de même capable de venir, accomplir ta journée, repartir. Moi je travaille pour les Tailor Mades, j'établis la Mail Merge de la recherche directe de chaque producteur de conférence. Ainsi je dois chaque jour aller dans tous les départements et souffrir un mépris qui est tout simplement inexplicable. Lorsque tu rencontres une connasse qui, par mépris, ne te salue même pas et dont cela t'enrage tellement que l'on puisse te prendre pour si bas que tu te sens obligé de la détester pour ne pas t'enfoncer davantage. C'est ce regard que je ne peux plus supporter. Le plus grand stress est aussi celui de tous ces cons qui ont eu des promotions, qui sont fiers d'être plus haut, sur d'autres étages avec des contrats signés par la compagnie pendant que toi tu pourris encore dans un emploi qui ne te permet pas de t'offrir deux bières lorsque tu sors avec eux. Elisa a même promu Justin à la place de John à la tête du département. Justin plutôt que moi. Il n'est pas ici depuis deux mois, il ignore encore comment faire sa feuille de temps à la fin de la semaine, il n'a jamais été capable d'atteindre son taux de succès. Comment voulez-vous que je me rende au travail et subir une telle humiliation ?
Je me suis dit qu'il me fallait trouver un autre emploi autour de l'aéroport par exemple. Plusieurs compagnies ont leurs quartiers généraux européens ici à Hounslow. Mais je me rends compte que de trouver un autre emploi n'est pas si simple, sans compter que de trouver quelque chose qui me paierait mieux que ce que j'ai en ce moment, cela relève du miracle. Ainsi, en plus de souffrir un mépris et une humiliation sans borne, il me faudrait les remercier à genoux de me laisser cet emploi minable insupportable. J'ai rendu service à Elisa en lui offrant une montre Dunhill à plus que moitié prix, au lieu de m'être reconnaissant, on dirait qu'elle évite de m'aider de peur que les autres croient au favoritisme. Dans ces conditions j'aurais dû l'envoyer promener, on aurait tout aussi bien pu vendre cette montre à n'importe qui d'autre pour le même prix. Comble de malheur, Mary, la conne qui m'a tout de même choisi pour TM, n'arrête pas de se lamenter que son travail ne paie pas et que l'on est misérable. Toute la journée, une telle source de négativité ne peut faire autrement que de te convaincre que tu es le dernier des misérables sur cette planète.
Comme c'est drôle que partout autour de moi les gens aient tellement de chance. Ils gagnent toutes sortes de choses, ils obtiennent des emplois incroyables, ils bénéficient de faveurs presque miraculeuses et moi, de telles choses ne m'arrivent jamais. Je suppose que je vois tout du mauvais angle. On pourrait me croire heureux d'être à Londres, en fait c'est tout ce qui importe. Et j'avoue que je dois me le répéter fort souvent pour accepter ma condition. Seulement dans cinq mois cela sera fini et déjà cela me démotive tellement que je serais tenté de partir plus vite juste parce que je me demande sincèrement pourquoi je dois retarder quelque chose d'inévitable. Mais je reste, je me dis qu'il me faut durer le plus longtemps possible. Car je regretterai ce départ, je le sais trop bien. Si c'est un départ obligé, la décision ne m'appartient plus et les regrets disparaissent.
Tous mes rêves d'être écrivain un jour sont disparus. Mes derniers manuscrits se font tous refusés chez les éditeurs et je crois que pour la première fois de ma vie j'arrive à comprendre qu'un jour il faudra que j'abandonne. D'ailleurs, je n'ai plus la motivation d'écrire, j'ai deux livres commencés qui sont tout simplement en jachère permanente. Je n'en vois plus l'utilité. À force de vouloir plaire, on finit par écrire des conneries qui n'offrent aucune motivation. En plus, on ne plaît pas davantage. C'est clair que toute critique est fausse, elle cache les vraies raisons du refus. Ça me fait penser à la femme qui reçoit une lettre de son amant lui expliquant pourquoi la relation doit se terminer. Elle lit le tout et perd sa vie pendant deux ans à analyser des justifications qui n'ont rien à voir avec les vraies motivations de la rupture de son amant.
Ainsi, mon rêve de pouvoir être six mois à Paris ou à New York à travailler dans ma littérature s'évapore. Il me faudra bel et bien travailler de 8 à 4 sept jours par semaine pour des compagnies comme celle pour laquelle je travaille, dans des villes où je n'ai nullement l'envie d'habiter. Ainsi, tous les sacrifices que j'ai fait à ma littérature, tout cela ne portera jamais fruit et n'est que pour rendre mon échec encore plus éclatant. Mes parents avaient donc raison dès le départ. Et je ne peux même pas apprécier l'idée que l'on pourra me reconnaître en tant qu'écrivain une fois que je serai mort, car même mort, personne ne voudra me publier, d'ailleurs personne ne ferait l'effort de tenter de faire publier mes livres après ma mort.
J'ai donc bien perdu les sept dernières années de ma vie et maintenant j'ai bien l'intention de commencer à vivre et d'oublier l'écriture. Stephen est bien pour cela, il ne peut demeurer en place. Il est toujours prêt à sortir de l'appartement pour faire quelque chose. Il est toujours rempli d'idées. Donc je n'ai plus le temps d'écrire de toute manière. Jamais je n'aurais cru possible que l'écriture qui m'était un si grand besoin, même s'il était bien pénible, puisse me passer un jour.
C'est comme de se désoler de Rimbaud qui n'a écrit que deux ou trois années de sa vie. On est désolé, mais ce que les gens ne comprennent pas c'est que s'il avait continué à écrire, Rimbaud ne serait pas Rimbaud, il serait autre chose de peut-être bien moins mystique et profond. Ce n'est donc pas une perte. Et puis on est passé bien près de jamais en entendre parler de ce Rimbaud, si Verlaine n'avait pas envoyé un de ses poèmes bien longtemps après à un magazine qui a bien voulu le publier presque par charité. Combien de ses Rimbaud construits étouffe-t-on chaque jour ? Parce que Rimbaud est définitivement une construction. En lui-même il est bien insignifiant, pour employer un terme de Roland Barthes. Quant à moi, j'estime laisser derrière moi une œuvre suffisante. Ajouter deux ou trois livres à ça ne serait que parler pour parler. De bonnes trouvailles peut-être, mais nullement essentielles à mon œuvre. Sans doute je me trompe. Le jour où je publierais un livre, je pourrais commencer une grande carrière d'écrivain et publier des œuvres impressionnantes qui vaudront tout comparé au reste de mon œuvre actuelle. Sans doute aussi on peut rêver des années à ce genre de chose et détruire sa vie en illusions.
Peut-être ai-je également de la difficulté à accepter qu'en fait ce soit ce petit espoir qui m'a gardé en vie si longtemps. La fin n'est pas le suicide, ou plutôt oui, le suicide de ma carrière d'écrivain. Une vraie libération demanderait que je brûle mes huit ou neuf livres. J'y ai réellement sérieusement songé. Et c'est un geste si grandiose que je me promettais bien de ne jamais le regretter. Car j'ai accordé une trop grande valeur à ces futilités depuis tant d'années que cette bêtise mériterait de se terminer par une autre bêtise. Si un jour tout cela devient connu, et bien sûr je l'ai encore à l'esprit, on verra ceci comme des menaces. Pas du tout, j'en suis vraiment à ce point. Si bas et si désespéré que finalement j'en ai la conscience que tout ce travail est bien vain et toute cette œuvre bien ridicule. Je pourrai toujours me dire à moi-même combien au moins ce ridicule m'a bien motivé toutes ces années.
carole cadotte <138194788@archambault.ca>