14

 

Le lendemain j'étais encore dans un pub de Londres avec James, après avoir cherché un endroit où personne de notre compagnie n'était. J'ai comme d'habitude raconté des niaiseries toute la soirée, me rapprochant de lui davantage, au risque de tomber en amour complètement alors que c'est une histoire impossible, puisqu'il s'intéresse aux femmes. Le lendemain il disait que cela avait été une soirée où il s'est amusé, ce qui était rare. D'habitude il va au pub avec ses amis et peu après avoir commencé le rituel de la boisson, tous deviennent silencieux, ils boivent sérieusement afin d'oublier leur existence, ils sont comme en transe. Ainsi, il s'est amusé. En plus, il pense que je suis un génie. Voilà pourquoi je pourrais l'avoir au pub avec moi tous les soirs de la semaine, mais cela ne pourrait jamais aller plus loin. Pour preuve, le lendemain que je lui ai pincé une fesse à la blague, il a bien failli faire un infarctus.

C'est ce jour où Antonio, notre collègue, nous invitait à découvrir ce qu'il faisait, lui, dans ses temps libres. Comment des collègues assis un à côté de l'autre peuvent appartenir à des univers si différents. Moi je suis perdu dans le monde gai de Londres, un univers bien différent de tout le reste. James n'a aucune manière et ne fait qu'aller se saouler au pub tous les soirs à courir les matchs de football. George est un homme marié qui ne sort plus de chez lui, Marvin est marié à son emploi et ne semble plus sortir du bureau, sa blonde fait de même donc cela ne détruira pas son mariage. Antonio lui a de la classe.

Premièrement, il nous a emmenés au Mezzo, un chic restaurant de la ville à Soho, où il nous a expliqué comment il attrapait ses blondes : il suffirait de les emmener dans ce restaurant dont les additions sont de £ 80 en montant. Je veux bien croire qu'il peut se le permettre, ses bonus étant très élevés dans le moment. Il nous a également expliqué que le problème était que, lorsqu'il emmenait une fille dans cet endroit, elle voulait toujours revenir, ce qui était bien sûr hors de question.

Moi, James, Antonio et Nick (le front arrière comme je l'appelle, nous sommes tous assis dans la fenêtre du fond), nous nous sommes levés à exactement 17h30 pour déguerpir du bureau au lieu de 18h00. Cela a dû causer un choc dans le bureau. Antonio m'a insulté plusieurs fois, à raconter les histoires maintenant célèbres de mon mariage avec une lesbienne punk sadomaso et toutes mes extravagances. Ensuite nous sommes partis pour The Atlantic Bar à Soho où il avait réservé pour quatre, il était sur la liste des invités, nous évitant ainsi de faire la file. Oh, à l'intérieur c'était chic et luxueux. Il disait que c'était l'endroit de rêve afin de rencontrer les plus belles femmes de grande classe de Londres. Pourtant, ces gens qui se donnaient un air de classe n'en avaient pas. Antonio a sorti des cigares et nous avons fumé comme si nous étions sur le Titanic et que nous allions couler d'un moment à l'autre. J'ai bien dû dépenser plus de £ 100 dans ma soirée, quel con je suis.

Si je ne me sentais pas à ma place, il fallait voir James, qui lui était même incapable de prétendre s'amuser. Il s'emmerdait. Jusqu'à ce que l'on rencontre deux belles filles potentiellement intéressantes. Malheur, l'une d'elles travaille pour notre compagnie et est d'une prétention à tout casser. L'autre travaillait avec moi chez le compétiteur voilà quelques années, puis a travaillé pour ma compagnie actuelle avant que je n'arrive. L'une d'elles a été éliminée d'emblée, car trop ridée... cela n'en laissait plus qu'une, celle qui disait que nous nous étions rencontrés à Cannes, mais j'étais déjà trop saoul pour m'en souvenir.

Enfin, Antonio semble avoir développé des tactiques assez impressionnantes, car sa première tâche était d'éliminer ses concurrents. Avec moi cela a été facile. Après 30 secondes, il avait déjà trouvé le moyen de leur dire j'étais gai. En ce qui concerne James, la bitch prétentieuse disait qu'il était beau, mais jeune. Quelle insulte ! En plus, il était intéressé à elle, elle est trop poufiasse pour s'en rendre compte et elle ignore ce qu'elle a manqué. Tant mieux.

Enfin, la seule raison pourquoi tous étaient là, bien sûr, c'était pour ramasser quelqu'un et avoir une aventure d'un soir. Sous prétexte que les trois hommes près de nous étaient gais et qu'elles voulaient me les présenter, les deux filles sont parties en coup de vent, et après avoir découvert que ces hommes n'étaient pas gais (quel hasard !) l'une d'elles s'est finalement en aller faire l'amour avec un intello à lunettes. L'autre, j'ignore son sort. Enfin, j'ai parlé avec ses filles modèles toute la soirée, et après tous les insuccès de James avec les filles, nous avons décidé de partir. À ce moment il est disparu, mais m'a téléphoné sur mon mobile, j'entendais la musique de l'Atlantic. Il m'a donc attendu, c'est moi qui suis parti sans l'attendre je suppose. Je ne croyais pas qu'il voulait m'attendre.

Ce lundi au travail il n'avait que des choses à me reprocher. Lui pincer une fesse, le courtiser devant tout le monde… comme il dit : j'étais en dehors de mon arbre. Il ne veut plus me voir le soir pour une bière et ne me verra que quelques midis par semaine, car c'est trop ! Il n'en peut plus ! Il pense que tout le monde le sait qu'il m'intéresse, ce à quoi j'ai répondu que c'était impossible puisque tout le monde ignore que l'on se voit sur l'heure du midi, ou que l'on s'est vu après le travail un soir. Mon Dieu qu'il faut être coincé pour s'inquiéter autant avec autrui, pourtant je le comprends bien, et certes je regrette amèrement. Je ne crois pas qu'il viendra ce midi au pub (il est déjà 15 minutes en retard) et cela me soulage. Je n'ai point besoin d'une seconde conscience, la mienne suffit.

Si seulement ce fameux vendredi c'était terminé là, au bar l'Atlantic. Mais au contraire, c'est là que tous les problèmes ont commencé. J'étais complètement saoul à Piccadilly Circus et je devais me rendre à l'ouest jusqu'au Parc Osterley. Eh bien, en marchant dans la rue j'ai téléphoné mon copain Stephen. Quelqu'un s'est arrêté en voiture à côté de moi et me parlait. Pour une raison que je ne comprends pas aujourd'hui, je leur ai donné mon téléphone. Comble de malchance, le con a refermé la fenêtre et a demandé à Stephen s'il fourrait en faisant l'amour. Stephen a manqué en faire une crise cardiaque. Il se demandait où j'étais, avec qui j'étais. Hélas, il allait encore avoir des surprises avant que je n'arrive...

En effet, en descendant le premier escalier roulant à Piccadilly Circus, une petite fille, dont il m'est impossible de me souvenir si elle paraissait normale ou anormale, peut-être une handicapée, descendait tranquillement avec son père. À la vue de cette petite fille de 5 ans peut-être, je me suis tourné vers le père et j'ai crié : Oh Mon Dieu ! Le vieux s'est mis à me poursuivre à travers la foule en criant : qu'est-ce qu'elle a ma petite fille !? Alors, j'ai pris peur et j'ai poussé tout le monde sur les escaliers roulants, espérant échapper au vieux qui semblait prêt à me frapper. J'ai couru tant que j'ai pu sur la plate-forme, mais quelqu'un m'a poursuivi et m'a frappé au visage de son poing. À ce moment je n'avais qu'une idée, ne pas tomber sur les rails et sauter dans le premier train. Je me suis faufilé jusqu'au dernier siège, les deux mains dans le visage, et la rage m'a monté comme jamais elle n'a monté dans ma vie.

J'ignore si c'est le vieux qui m'a frappé ou un autre, parce que j'ai poussé tout le monde sur l'escalier roulant, craignant justement d'être frappé par l'autre. Eh bien, je ne m'étais jamais rendu compte combien il était facile de recevoir un bon coup de poing dans le visage. Il suffit d'insulter une petite fille ou de pousser quelques touristes, et puis quoi encore. Toute ma vie on m'a ridiculisé, insulté à l'école, et même au travail dernièrement, et jamais personne ne semble avoir payé pour toute cette souffrance que j'ai endurée.

Le lendemain je me sentais tellement coupable pour cette petite fille, mais plus maintenant. Je le referais demain matin. Le peuple est tellement pourri et c'est définitivement une jungle où le plus fort s'en sort. La morale, le respect, j'ai toujours été, semble-t-il, le seul à éprouver ça et mettre cette bonté en pratique, et maintenant c'est terminé. La prochaine fois je frapperai le père avant qu'il ne puisse réagir. C'est lui le problème, pas moi. Au diable sa petite fille dont dire au père "oh mon Dieu" a failli me coûter la vie en dessous d'un train et d'être dévisagé pour le reste de mon existence. Je suis bien prêt à regretter deux jours durant une maladresse irrespectueuse, mais il y a une limite à ce que je dois payer.

J'étais tellement enragé que lorsque je suis enfin sorti du train et que je marchais vers l'appartement, il y avait encore une femme dans mon champ de vision au bout de la rue. Et j'étais comme fou, je ne pouvais plus concevoir que toujours il devait y avoir quelqu'un là devant moi pour pouvoir me juger, qui d'un seul regard pouvait me rendre inconfortable, m'obliger à me cacher, à ne rien dire, etc. Je criais comme un défoncé : ôte-toi de ma vue ! Va-t’en ! Out ! La femme s'est mise à courir comme une folle.

Rendu à la maison j'étais dans un piteux état, je me suis mis à pleurer comme un malade. Cela faisait une heure que j'avais déjà remis toute ma vie en question, j'allais me suicider là sur le coup, j'allais moi-même me lancer devant les rails du prochain train, et franchement je ne m'explique pas ne pas l’avoir fait, car jamais je n'ai eu une telle conviction qu'il était temps que je meure, que j'en finisse avec les platitudes de l'existence. Dans le fond je venais de comprendre que ma vie est d'une nullité et d'une futilité mornes à mourir. Que la vie n'est que cette stupide succession de terribles événements qui n'apportent que la souffrance et la misère. Que j'étais incapable de nommer une seule raison au pourquoi je voudrais vivre, à endurer cet enfer.

Et puis je me suis calmé et je remettais en question mon emploi et Londres. Je retournerais au Canada le plus tôt possible. Je n'allais plus retourner au travail, je n'allais plus rien à voir avec cette vie misérable. J'étais traumatisé, complètement terrorisé, enragé. À ce moment, et durant la journée suivante, j'aurais pu me refermer sur moi-même, m'enfermer à l'intérieur et ne plus jamais en sortir. Regretter à l'infini mes actions, avoir peur du bon peuple de Londres chaque fois que je sors. Mais au contraire, je suis devenu le pire des monstres. Je ne veux plus de conscience, je ne veux plus de bonne manière, je veux une guerre et je veux la gagner ! Il n'y a plus personne qui puisse se tenir devant moi, je m'en vais te les anéantir, les détruire, tous les tuer. Ma patience, je ne connais plus ce mot.

Je suppose que c'est ainsi que les criminels commencent, après avoir été frappés par la police, il n'existe qu'une issue, comprendre qu'il n'existe point de justice ou de morale bonne à suivre. Tout est éclaté et l'on va vivre. You fucking bastards! Pour qui tu te prends ? Tu pourrais me frapper pour une insulte bien subtile ? Ou parce que j'ai un peu poussé ta blonde dans la rampe de l'escalier ? Pourquoi ne pas me tuer ? Cela suffira-t-il ? Faut-il aussi exterminer la station en entier ? Bien, oui, je le pense.

 

 

carole cadotte <138194788@archambault.ca>