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Il est maintenant minuit. Aussitôt que je suis revenu de cette journée de fou où nous avons rempli 9,000 sacs avec la documentation des délégués, je me suis couché et j'ai attendu James qui m'a dit vouloir venir pour utiliser l'ordinateur. Mais il n'est pas venu. Ou alors il s'est perdu et n'a pas trouvé la rue Hoche, ou alors il ne savait pas à quel appartement cogner. Je pense cependant qu'après avoir été manger au Caffé Roma, là où on mange tout le temps, il était déjà saoul. Alors, lorsque les autres ont proposé d'aller au Morrison, notre fameux bar irlandais, il n'a pas hésité. Un Anglais ne refusera jamais une bière gratuite. Ça tombait bien, il me fallait dormir. Cette folle journée m'a détruit physiquement et moralement. Il y avait au moins sept millionnaires qui empaquetaient des sacs aujourd'hui, il est toujours bien difficile de travailler si fort à surveiller ses dires, il y a toujours le grand directeur général de la compagnie autour qui risque de t'entendre. Et ils te font des sourires, et tu te demandes, après de tels exploits physiques, si le sourire que tu crois leur rendre est bien un sourire ou si ta mauvaise humeur se lit très bien sûr ta face de bœuf.
Ah oui, je suis allé chez Monoprix pour une petite épicerie qui m'a presque tué, car je devais ramener mes sacs pesants à l'appartement ! Qui j'ai rencontré sur place ? Trois collègues qui, elles aussi, avaient décidé de ne pas aller au Caffé Roma et de se faire à manger elles-mêmes. Partout où je vais, je les rencontre. Même si j'allais dans les bars gais, je rencontrerais sans doute John, mon collègue australien qui ne cache pas son côté « bear-leather » (sur certains sites pornos gais, des photos de lui seraient classées dans la section ours en cuir (qui aime la senteur naturelle de l'homme (mais pas de la femme) et qui pue lui-même parce qu'il n'utilise plus de savon ni d'anti-sudorifique)).
À Paris, à ma dernière conférence, John m'a traîné dans ces endroits avec des backrooms, et j'ai dû attendre au comptoir que monsieur finisse de faire éjaculer un vieux porc dans la backroom. Bref, je me surprends que John ne m'ait pas encore invité à le suivre dans le calvaire de Cannes. Je suis bien certain qu'il y est et que, contrairement à moi, il invite de beaux jeunes hommes dans son appartement.
En tout cas, c'est le gros luxe cet appartement à Cannes, la compagnie me surprendra toujours. Je ne m'attendais pas à un tel endroit romantique. Triste que je n'y ramènerai personne sauf James, et celui-là je sais bien qu'il ne me prendra pas dans ses bras. D'ailleurs, j'ai cru comprendre aujourd'hui que James et Dan sont devenus très bons amis et que tous deux sont tellement stressés par leurs conférences en retard qu'ils se sont tous deux mis à fumer et à prendre des drogues. Or cela ne semble pas avoir enlevé leur stress, bien au contraire, ils sont maintenant davantage dans le trouble.
C'est certainement le salaire élevé qui les garde à cet endroit alors que ça les tue. Comme Stephen à l'aéroport d'Heathrow. Mais est-ce que cela en vaut vraiment la peine ? John n'a jamais caché qu'il prend bien des drogues lui aussi, et l'autre australienne en coordination non plus. Tout ce monde est sur la drogue ou quoi ? Plus de la moitié peut-être ? Est-ce que je manque le bateau ici ? Ne serais-je pas type grand-mère, et de ce fait, hors de ma génération ? Devrais-je moi aussi consommer des drogues ?
Quand je vois l'état de Stephen sur l'héroïne, et que je l'ai déjà retrouvé mort une fois, et qu'il m'a dit avoir failli mourir plusieurs fois ensuite, c'est clair que non. Quand je vois James qui tremble tellement qu'il lui faut être saoul en permanence afin de calmer son état, c'est clair que non. James me dit qu'il en achète parfois, mais que fort souvent ses amis en ont. Or, ses amis doivent être au bureau ? John peut-être ? Je l'ai trouvé bien près de mon petit James aujourd'hui, bien que cela ne m'affecte point car James est hétéro. Et aussi que si John réussit à coucher avec James, James découvrira qu'il est gai et donc il couchera avec moi aussi. Ou alors, il découvrira qu'il est un hétéro qui, à défaut d'avoir une fille avec qui coucher, peut coucher avec des hommes. Alors, John travaillerait pour moi, à moins que James en tombe amoureux. Alors là ce serait hors de mon champ d'action, et je m'en fiche.
Je n'attends pas après James pour vivre. Je suis encore convaincu qu'il n'a pas fait l'amour avec une fille depuis notre voyage à Cannes de l'an passé. En parlant de vierge, il y en a définitivement un nouveau dans la compagnie qui vient de Wales et qui est gai. Mais lorsque je l'ai confronté directement un soir que j'étais saoul après ma conférence à Londres en décembre dernier, il s'est senti attaqué et m'a dit non. Mais John m'a dit que lui aussi était convaincu au départ qu'il était gai, et suppose que le gars l'ignore peut-être encore. Il est d'ailleurs très beau avec une belle personnalité. Et demain je me retrouve à travailler avec lui et deux autres collègues un peu en retrait de tout le monde. Nous devons prendre un taxi à 9h45 pour nous rendre au Casino Royal ou quelque chose du genre, je pense que nous avons un séminaire là-bas. Je vais tenter d'en apprendre davantage, par exemple s'il fera partie de cette équipe de football qui a instantanément révélé tous les hétéros de la compagnie. S'ils jouent au foot, c'est que ce sont de vrais hommes, car il n'y a qu'eux pour apprécier ce genre de sport sans intérêt. Mais je soupçonne que c'est bien moins l'envie de jouer qui les pousse, que cette urgence de prouver qu'ils sont de vrais hommes.
Pour cette stupide idée de prouver ma masculinité, je me suis défoncé comme un malade aujourd'hui à ouvrir des boîtes et à déplacer des tonnes de documentations. Je ne voulais certes pas que l'on puisse croire une seconde que je faisais tout pour en faire le moins possible, ou que surtout, parce que je suis gai, je valais moins que n'importe qui d'autre au niveau physique. Pendant ce temps, James, lui, s'en balançait. Chaque fois que je me suis retourné pour le regarder, il ne faisait rien. Je ne l'ai pas vu travailler une seule fois. Mais il joue au foot, sans doute parce qu'il aime ça. Il avoue même ne pas être très bon. Ma sœur est comme moi, elle me disait que parce qu'elle était une femme qui travaillait dans un endroit rempli d'ingénieurs, elle devait se prouver et déplaçait des tonnes de boîtes pour marquer des points je suppose, des points qui n'intéressent personne d'autre que notre propre moi intérieur. Or, si moi qui suis gai par définition a le droit de ne pas jouer au foot, et que je me sens coupable de ne pas le faire car je voudrais leur prouver ma masculinité et ma valeur, je comprends bien que ce besoin animal est encore plus fort chez mes collègues hétéros qui ont tous quelque chose à prouver. Et cela me fait rire, et pleurer à la fois, car moi aussi je m'y suis laissé prendre.
En tout cas, j'ai passé la journée avec une collègue allemande qui est bien bizarre, mais bien gentille. Et demain, j'attaque Ryan, mon petit Ryan de Wales qui est peut-être gai ou non. Et s'il ne fait pas partie de l'équipe de foot, alors que tous les autres en font partie, alors c'est qu'il y a de l'espoir. Quel misérable je fais si chaque fois que je me retrouve à Cannes je ramasse un perdu de la société qui a tous les problèmes psychologiques du monde et qui vient me vider ça sur moi ! Mais les malheureux sont hétéros et moi j'en tombe amoureux. Qu'ils aillent donc se vider les entrailles chez leurs blondes, et qu'ils s'en trouvent donc des blondes, les incapables ! Comment peut-on être si beau, si jeune, mais si idiot au point d'être incapable de rencontrer une fille ? Ce sont tous des rejets de la société, les employés de la compagnie. Ça se lit sur leur visage, ce sont des gens que l'on ignorerait bien volontiers si on les rencontrait sur l'étage de la faculté. Des monstres d'intellectualité dont leur misère est écrite sur leur visage. Ah, ça me fait vomir de penser que l'on ne leur parlerait pas si on les rencontrait dans les bars, mais voilà que l'on m'a obligé à partager tout mon temps avec eux, alors que je voudrais bien juste m'isoler seul bien loin de Cannes et de Londres.
carole cadotte <138194788@archambault.ca>