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Cinq minutes après être arrivé à l'hôtel Hilton de Budapest, nous étions déjà dans la préparation de la conférence. Il fallait absolument que le patron nous pousse dans le dos comme un fou et si j'avais le malheur de ne rien faire pendant 30 secondes, le voilà qui fatiguait et qui semblait ne pas trouver cela normal. Il fallait remplir les cartables si rapidement que même moi qui suis d'ordinaire très rapide, étais trop lent pour lui et j'ai fait des erreurs. Donc tout son stress et sa pression ne fait que multiplier les erreurs. Après nous avons eu une longue et pénible morale sur ce que nous devons faire et surtout ne pas faire à la conférence. En particulier nous ne devons jamais parler négativement de la conférence, ne jamais donner la liste des délégués, ne jamais se retrouver en état d'ébriété, et surtout ne jamais coucher avec les délégués. Deux bières ce soir au restaurant Pierrot, et la fatigue, j'étais comme saoul et j'avais l'air cinglé. S'il y avait eu un gai dans le tas, c'est certain que j'aurais fait l'amour avec lui.

Ils m'ont regardé bizarrement toute la soirée, il faut dire que ma conversation avec la Française était très animée. Avec les Français ça devient vite philosophique et métaphysique, et comme ce genre de conversation ne se produit jamais avec les Brits, les Canadiens ou les Américains, cela m'a été comme une grande bouffée d'air frais. Alors qu'ils croyaient que j'étais saoul, il fallait pourtant se rendre à l'évidence, je n'ai eu que 2 verres de bière, je ne pouvais pas être saoul. C'est qu'ils ignorent les pauvres qu'il ne me suffit que de trois verres pour que je me mette à danser sur les tables.

Le patron avec qui je partage ma chambre s'appelle Henry. Sa mère s'appelle Lady X (je vais taire le nom ici) et est très près de la reine Élizabeth II. Alors, Henry rencontre souvent la reine et soudainement, bien que je ne rencontrerai jamais la reine, j'ai tout de même un moyen pour lui communiquer quelque chose. Une phrase, une idée, quelque chose d'important. Mais voilà, quoi ? Voilà que j'aurais enfin ma chance de rencontrer la reine, avec tout ce que j'aurais toujours voulu lui dire après toutes ces années à travailler dans sa cour arrière à Victoria (enfin, de mon bureau je voyais son jardin, et je la voyais atterrir en hélicoptère ou je la voyais arriver en voiture avec sa suite) et je me retrouverais devant elle avec rien à lui dire ? C'est ça l'ironie de la vie.

Et si je n'avais rien à lui dire, c'est peut-être qu'elle est devenue si insignifiante que ça ne vaut pas la peine. Elle a toujours été comme un robot sans âme, elle est pire qu'un Vulcain dans Star Trek, elle n'a aucune émotion. Du moins, c’est l’image que j’ai d’elle, mais avec le temps j’apprends à la respecter et à l’admirer. Henry me dit que les parents de sa mère étaient les Earls de quelque chose. Il semble avoir peur qu'on pense qu'il est snob, et lorsque je lui ai posé une centaine de questions et que je lui ai dit que je n'avais aucune question concernant le patron, il m'a dit que c'était parce que j'étais snob.

Ah, ma deuxième journée est enfin terminée. Ce fut un enfer, j'ai fait plein d'erreurs et je me suis aliéné pratiquement tous les employés de la compagnie, certains membres de l'hôtel qui parlent maintenant dans mon dos, et certains conférenciers. S'ils ne me mettent pas à la rue, je devrai me mettre moi-même dehors. Demain la journée sera de 18 heures, alors je m'en vais me coucher.

Je suis à Budapest depuis maintenant trois jours et mes deux dernières heures ont été consacrées au comment me suicider. J'ignore si c'est la fatigue, la tête des délégués qui n'a guère changée en cinq ans ou mes collègues que je ne puis plus sentir. Cependant, je pense que c'est plus profond que cela, c'est toute mon existence qui réalise qu'elle n'a pas de but ni de motivation pour continuer. Je n'ai plus cette impression que j'avance sur la ligne de l'expérience et que j'apprends des choses qui m'emmènent bien plus loin une fois apprises. Je suis d'autant plus convaincu que la vie de l'humain n'a pas plus de valeur ou d'importance que celle de n'importe quel animal ou insecte, et à ce titre, pourquoi vouloir souffrir plus longtemps alors que je puis si bien en finir maintenant.

Je ne crois plus non plus que les suicidés de la société errent dans les autres dimensions d'univers parallèles, le monde des morts, à la recherche d'une vie qu'ils auraient dû vivre alors que maintenant ils doivent observer leurs proches vieillir et mourir lentement. À vrai dire, je ne crois plus à aucun mot qui soit sorti de la bouche d'un humain ou d'un livre, peu importe l'aura divine, mystique ou ésotérique du livre en question. Quand tu crèves, c'est comme de fermer un ordinateur, il n'y a plus rien. Pas d'âme, pas de monde des morts ou peu importe, et si j'ai tort, tant pis. La seule raison au pourquoi je ne me suis pas encore suicidé est simple, je n'ai pas encore trouvé le moyen parfait qui me convienne.

Je n'ai plus envie de parler de mes collègues, c'est sans intérêt. Je me fous de leur existence pourrie et de leur ego infini. Je ne m'entends avec pratiquement aucun d'eux, je les méprise tous sans exception, et je me demande si c'est moi le problème ou si ce sont eux. Ils sont trop près des réalités, la vie est trop sérieuse pour eux, trop compliquée. Ils appartiennent au monde des vivants alors que moi j'appartiens au monde des morts.

Je prenais des photos de la fenêtre de ma chambre d'hôtel, des délégués sirotant leur bière à la soirée organisée par la compagnie. C'est alors que le directeur général est entré dans ma chambre. En me voyant courir sur mon lit en sautant par-dessus le sien, Henry s'est écrié, je t'ai surpris ! En effet, il m'a bien surpris, mais il n'y a pas de mal. Cependant, il racontera cela demain à tout le monde, je commence à le connaître. Et déjà il va raconter cela aux propriétaires ce soir. J'ignore ce qu'ils feront de cette histoire, c'est une bourde de plus à ajouter à toutes celles que j'ai faites. Il n'y a pas d'espoir avec moi.

Dieu que cette soirée m'a emmerdée ! Je déteste le social, je déteste parler de la pluie et du beau temps avec les gens, et quelque chose me dit qu'à part certaines grosses têtes, la plupart déteste cela également, mais n'a pas le choix d'être là parce que c'est leur travail d'apprendre comment faire leur travail et maximiser les profits, ou alors de vendre à ces autres et maximiser les profits. Alors, tout ce bon peuple se ramasse dans les endroits les plus exotiques comme Budapest et tous détestent cela pour mourir.

Apparemment il y aura un débriefing de retour à Londres où l'on me dira tout ce que j'ai fait de pas correct et comment je peux m'améliorer dans l'avenir, à moins que l'on ne discute mon renvoi. La conférence n'est pas terminée, je risque encore de faire la plus grosse gourde demain, j'ai encore 18 heures pour la faire.

J'ai parlé avec un gros prétentieux qui croit tout savoir, j'ai entendu mon patron faire sa présentation, j'ai rencontré une folle qui a très bien su manipuler tout le monde à son avantage, et mes patrons plier et ramper à ses pieds. J'ai vu des petites frustrées frigides qui ne se laissent pas draguer facilement par les beaux jeunes hommes, leur mari n'est jamais très loin dans les conversations, il vient d'habitude à la troisième phrase. J'ai vu des vieux qui sont sans doute retraités ou qui devraient l'être s'amuser comme des petits fous toute la soirée, à se demander comment ils peuvent encore tenir debout alors que moi mes pieds sont en feu et mon cerveau prêt à exploser.

Et le patron, lui, m'exaspère. Je ne puis plus, mais alors là pas du tout, supporter sa voix stridente et trop claire qui monte un peu trop, et même sa femme américaine. Bien qu'elle ait un grand cœur et une personnalité merveilleuse, elle est de cette race d'Américaines qui parlent sans cesse, toujours très fort et qui en font des fatigantes exaspérantes. Mais elle se fend en quatre pour mon bien-être, comment pourrais-je la détester ? Heureusement, c'est elle qui fait le pont entre moi et son mari, donc je n'ai jamais à confronter le monstre. Je dois cependant dire que j'ignore jusqu'à quel point elle raconte tout à son mari. Certainement tout, car ce matin elle nous disait comment elle subissait un bad hair day, une journée qui a mal commencé parce qu'elle n'a pas eu le temps de s'arranger les cheveux, parce que son mari avait un problème de digestion et qu'il est resté sur les toilettes toute la matinée. Ça c'était plus d'information que nous n'en voulions.

Ah, comme la vie serait simple si j'étais comme l'Irlandais et la Française. Ils ont les yeux bleus, la peux picotée naturelle, ils ont l'air sereins et ils ne sont jamais fâchés. Ils sont toujours heureux, rien ne semble les atteindre. En plus, ils ne font jamais d'erreur, comme le gros fatigant. Ils sont parfaits et ils me font chier. D'ailleurs, ils sont tous ainsi presque blonds, tous ont les yeux bleus, tous sont d'une bonne humeur à tout casser, n'ont jamais de soucis, la vie est belle pour eux. J'ai l'impression d'être avec des extraterrestres, des gens anormaux, une race différente.

Il faut toujours se méfier de ces gens trop beaux aux yeux bleus qui sont heureux, à mon avis ils nous cachent des choses et sans doute un jour vont décider de conquérir la planète. Je suis bien surpris que l'on m'ait accueilli dans leur groupe, il est clair que je suis un élément dissident. Je réponds, je commente, je refuse de répondre aux ordres, je n'en fais qu'à ma tête. Je pense qu'ils le savent tous maintenant, ils en parlent dans mon dos, que je suis une pomme pourrie, je ne suis pas un oui m'sieur, tout de suite m'sieur ! C'est que moi j'ai décidé de penser par moi-même, cela n'est d'habitude une chose réservée qu'au propriétaire du groupe, ou le conseil exécutif de la compagnie, peu importe si ce sont tous des cons. Ensuite, je n'en ai rien à foutre de cet emploi, on me laisserait aller demain matin que ce serait le plus beau jour de ma vie. Alors, je n'ai pas cette peur intrinsèque que si je fais une erreur, papa va se fâcher. Alors, on commence à faire de la bile, à avoir mal au ventre en blâmant les menstruations, et à vouloir se tirer en bas d'un pont pour en finir.

Je suis suicidaire, mais c'est avant tout parce que la vie en générale me décourage, pas à cause de mes erreurs qui vont m'attirer des ennuis. Je suis prétentieux et arrogant, et ce sont là les qualités de tout bon patron, alors c'est comme l'eau sur l'huile en feu, c'est explosif. Il vient un temps où tu refuses de souffrir, refuse de tout accepter de ces tristes conditions dans lesquelles on vit. Un temps où l'on ne te dira plus quoi faire, comment le faire, et te réprimander hors de proportions avec des peurs et les conséquences juste parce que l'on te paie un salaire. Il existe un temps où tu vas vivre ta propre vie sans un autre pour t'encadrer complètement jusqu'à t'étouffer juste parce que l'on te permet de payer ton logement. Il vient un temps où tu vas te retourner contre l'oppresseur et lui dire qu'il a fini de te contrôler.

S'il voulait un robot, il n'avait qu'à acheter une machine. Ils n'ont pas le droit de voler ma vie ainsi, pas le droit d'exiger de moi le mensonge et la prétention au sens où l'on prétend que tout va bien, que nous sommes heureux à toujours sourire, alors que nous sommes en ébullition et que ça veut sauter. Ce monde d'hypocrisie, prétendre être ce que nous ne sommes pas, ces masques, c'est cela qui me tue. Tant qu'à prétendre la vie, aussi bien ne pas la vivre. Et tant qu'à endurer cette pénible existence, aussi bien ne pas exister.

 

 

carole cadotte <138194788@archambault.ca>