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24 heures ont passé depuis cette dernière soirée avec la compagnie et les conférenciers amis des patrons et je n'ai toujours pas réussi à décompresser. Comment cette soirée a pu ainsi tourner au cauchemar est un mystère pour moi, car je suis pourtant parti avec toutes les meilleures intentions du monde, tout en m'assurant cependant que j'allais m'asseoir à côté de la Française et non du gros George ou de l'Irlandais. Le problème est que le hasard ou la destinée a fait que la Française a dû se lever pour aller aux toilettes. À son retour, au lieu de venir se rasseoir à sa place, nous avons tous bougé d'une place et je me suis retrouvé à côté du gros laid sans génie. Je suis maintenant capable de me tenir et d'être hyper hypocrite même sous un niveau élevé d'alcool, j'ai trop bien appris à mes conférences dans le passé. Ce que je n'avais pas prévu est que les deux jeunes soûlards de 37 ans (le gros George) et de presque 30 ans (l'Irlandais Ryan), ne savent pas se tenir et toute la vérité est sortie à la table des invités.
Je n'ai jamais autant été insulté de ma vie depuis l’école primaire, j'en suis encore traumatisé. Mais j'étais trop saoul, il y avait trop de bruits et je n'ai réalisé qu'à la fin de son discours qu'il parlait de moi. Je n'ai compris qu'une phrase, que j'avais une attitude (négative) et son geste « dans le cul » qui consiste à lever dans les airs le majeur tout en gardant les autres doigts baissés. De toute manière, le contenu du discours est secondaire. Un silence de mort est tombé sur la table après que le gros ait fini son discours sur moi et je suis entré dans une sorte de transe méditative où tout le passé infernal de mon enfance a refait surface. Dans ma tête, des idées comme : suis-je dû toute ma vie pour souffrir le rejet absolu de mes semblables même en vieillissant ? Suis-je donc tant ce monstre qui est incompatible avec la vie ? N'est-il vraiment pas venu ce temps de mettre fin à mes jours ? J'avais dépassé l'idée de quitter la compagnie, j'en étais carrément sauté à l'idée de me tirer en bas d'un des ponts qui traversent le Danube.
Ma transe a duré au moins 45 minutes, où je n'ai dit aucun mot. J'en étais réduit à faire ce terrible constat sur mon existence et à observer les autres tenter de rendre la conversation plus intéressante. L'atmosphère a été si intenable que nous avons presque arrêté le repas pour partir, c'est tout dire. Le problème est que ces deux cons n'ont pas de cerveau, aucune lueur d'intelligence dans leurs yeux. Or, il ne m'a pas souvent été donné de côtoyer des animaux en milieu de travail, je dois avouer avoir été chanceux à ce niveau. Des cas aussi particuliers sont rares de nos jours, et voilà que j'en avais deux avec moi dans les jambes à cette conférence. J'aurais tellement honte à la place des patrons d'avoir comme représentants de ma compagnie de tels innocents qui risquent de raconter n'importe quoi aux délégués, je ne les aurais jamais sortis du bureau.
Donc, comment se battre avec des cons ? Cela est impossible. Ils n'ont pas de conscience, ils n'ont pas peur de se faire mettre à la porte, et ils sont tellement niaiseux qu'on doit leur pardonner leur manque d'intelligence. On ne peut pas les punir, car ils ne sont pas responsables de leurs actes. Ils sont trop ignorants pour apprendre et comprendre par eux-mêmes. Où cela me laisse-t-il ? Je l'ignore. Pourrais-je retourner travailler demain au bureau mine de rien, à les ignorer ?
Lorsque je suis entré dans la chambre, Henry le directeur général dormait déjà, mais la lumière était encore allumée et je crois qu'il désirait me parler à propos de cet épisode. Je pense qu'ils sont de mon bord, mais je n'en suis plus aussi certain depuis la crise au restaurant Fâtal. Henry m'a dit avant de partir que George était jaloux, que j'avais pris l'emploi qu'il avait auparavant, mais qu'il n'a pas pu avoir parce qu'il ne parle ni le français ni l'allemand, sans compter son manque d'intelligence. Mais que leur a-t-il raconté à mon propos ? Ces gens-là sont capables de mentir, alors je dois m'attendre à n'importe quoi. Je crois que demain je vais prendre la journée de congé, pour reprendre mes esprits et réfléchir plus longuement au où ma faute commence et où la faute des autres se termine.
En tout cas, voilà encore une joyeuse bande de soulards British qui adorent passer pour de purs Hooligans dans tous les pays d'Europe. Le groupe de 15 était dans un état d'ébriété si flagrant, à crier si fort, que tout le monde nous regardait comme si nous étions des fous échappés d'un asile d'aliénés mentaux. Les serveurs ont bien essayé de les calmer sans succès, et si tous les autres clients n'avaient pas quitté le restaurant très rapidement à cause de nous, je suis bien certain qu'ils nous auraient mis à la porte, banni du restaurant à tout jamais. D'ailleurs, on m'a confirmé qu'ils sont déjà bannis de plusieurs restaurants d'Europe. Inutile de dire que c'est la dernière fois que je me rends à une de ces soirées et je ne me sentirai certes pas coupable de leur dire en pleine face que je ne suis pas payé pour faire le soulard dans les rues de la Hongrie, d'Allemagne ou de la France avec eux, à me faire insulter et chasser des restaurants.
Sans compter qu'après le départ de ma patronne et du directeur général, le patron, lui, a dragué les deux filles du groupe dont ma Française, à un tel point que cela en était embarrassant pour moi et les conférenciers. Nous tentions de les ignorer pendant qu'ils s'embrassaient presque dans le restaurant et sur la rue. Il ne me manquerait plus que d'être mêlé à une histoire d'infidélité flagrante entre le patron et une employée alors que la femme du patron travaille chaque jour en face de moi. Comment me sentirais-je, à ne rien lui dire des infidélités de son mari ? Et comment il a l'audace de draguer ainsi devant tout le monde est une honte extraordinaire. Un des conférenciers a répété plusieurs fois à la Française : n'embrasse pas le patron. Il n'y avait aucun doute sur ce qui se passait entre eux.
Quant aux conférenciers, une est professeure à l'université de Sheffield. Ma patronne était fort heureuse de ma la présenter, car j'avais, selon elle, l'intelligence requise pour apprécier la qualité des propos d'une femme qui enseigne à l'université. Malheureusement, cette professeure de marketing est une petite dévergondée qui voulait bien davantage coucher avec mon patron et draguer l'Irlandais pour la deuxième partie de la soirée que de discuter marketing et philosophie de la vie avec moi. Lorsque j'ai compris cela, j'ai vite regretté de m'être excusé pour les propos insultants du gros George après qu'il ait dit qu'elle ne pouvait pas s'empêcher d'être un objet sexuel. Elle méritait bien ce titre.
Un autre conférencier était un vieillard retraité du monde de l'informatique et qui joue maintenant au golf et tente d'entrer en politique au parlement de Londres. On lui a donné un comté où il était certain de perdre aux dernières élections. Il veut entrer au parti conservateur maintenant pratiquement mort. Il espère devenir député aux prochaines élections. Il semble m'avoir beaucoup apprécié, bien sûr parce qu'il ignorait que j'étais gai. Un tel conservateur, je suis bien convaincu qu'il ne pourrait digérer cela. Mais il n'avait aucune honte à avouer que la corruption politique était naturelle et acceptable, et qu'il avait pratiquement hâte de sauter là-dedans à deux mains. Inutile de dire comment je me sentais de trop à cette table.
Le plus intelligent et sensible du groupe, je me demandais bien ce qu'il faisait là avec cette bande d'ignares. Il était Finlandais et habitait maintenant les Pays-Bas. Il m'a menti, d'abord il m'a dit qu'il était en année sabbatique et qu'il continuerait d'habiter la Hollande à cause de sa femme. Puis plus tard dans la soirée, sans doute à cause de l'alcool, son année sabbatique semblait se terminer deux jours plus tard et il est maintenant divorcé. Je pense qu'il était gai, et je pense qu'il a bien compris que je l'étais également. Mais je me suis tenu très loin du sujet, je ne pouvais en aucun cas courir le risque que cela se sache.
D'autant plus que la crise de George semblait signifier que j'étais gai ou tapette, comme à l'école primaire. On ne dit pas le mot, pourtant on l'entend clairement. Mais bien sûr, tant qu'ils ne font que douter je ne suis pas en danger. Quand bien même ils en seraient certains, tant que je ne leur dis pas la vérité, le doute existe encore et ils ne peuvent pas agir et me mettre à la porte à cause de mon illégalité dans ce foutu pays qui a su reconnaître trop tard, dans mon cas, les droits des couples gais.
Enfin, je vais parler d'un conférencier qui m'a fait pleurer. Cela prouve jusqu'à quel point mes émotions étaient toutes prêtes à sortir au moindre événement. C'est que j'étais véritablement dans un état de choc permanent à cause du gros George et l'Irlandais. Le conférencier m'a raconté son travail de charité qui vient en aide aux enfants malades du cancer, la réalisation de rêves d'enfants qui vont mourir. Il voit cela comme une thérapie qui fonctionne vraiment et qui, surtout, aide la famille avec cette pénible mort lente qui empoisonne l'existence.
Il m'a raconté comment il en était venu à travailler là-dedans, un de ses amis américains lui aurait envoyé sa fille mourante qui avait toujours voulu monter à cheval en Angleterre. Ne me demandez pas pourquoi, mais cela a toujours été son rêve (je suppose que monter sur un cheval aux États-Unis n'aurait pas fait l'affaire dans son cas). Il m'a raconté comment lui et sa femme se sont occupés d'elle pendant quelques jours et comment merveilleuse cette expérience a été pour lui. Après ils se seraient lancés dans un projet pour aider les rêves des enfants malades et on lui aurait donné 3 millions de livres pour qu'il crée sa propre organisation de charité.
Il voulait me raconter une autre histoire, mais je pleurais tellement que j'ai dû l'arrêter. Je suppose qu'il a été bien impressionné par ma sensibilité, c'est bien certain que ce n'est ni le gros ni l'Irlandais qui seraient charmés par cette histoire. Enfin, cette soirée infernale a tout de même eu de bons moments. Voilà que j'arrive à Londres, je dois quitter. Demain je dois retourner au travail.
carole cadotte <138194788@archambault.ca>