46

 

Je m'en vais à Paris pour le week-end, j'ai une réunion ce vendredi après-midi avec un groupe de Français qui sont tous responsables de la sécurité informatique dans leur société. C'est la première fois de ma vie que je vais travailler avec des Français ainsi et la première fois que j'ai une vraie journée de travail à Paris à part la conférence que j'ai eu au Hilton Tour Eiffel voilà deux ans. Je trouve l'idée séduisante, même si le travail en lui-même n'est pas extraordinaire. Stephen va venir me rejoindre ce soir et nous passerons le week-end ensemble.

Au moins au travail les choses se sont tassées. J'ai bien eu une réunion ce matin-là avec les propriétaires où je me suis fait accuser de ne pas être professionnel et que de ne pas venir au bureau n'était pas la chose à faire. Mon patron lui-même est devenu tout rouge et il semblait plus mal à l'aise de me faire une morale que moi de la recevoir. Car mon agir, pour une fois, était si calculé que j'avais pris en compte les risques et les reproches que l'on allait me faire, et je savais qu'en autant que je souffrais leur petit discours en entrée, le repas principal serait offert par moi.

Ce que j'ignorais cependant c'est que soudainement ma prédisposition d'esprit avait changé. Oui il fallait empêcher l'imbécile de George de me détruire auprès de tous dans le bureau, oui il fallait lui fermer la trappe et le remettre à sa place, mais pas de manière aussi violente. Alors, je leur ai dit ce qu'ils voulaient entendre, que le pauvre était saoul et que je comprenais, et qu'il faudrait éviter de le questionner de façon officielle. Dana devrait plutôt l'accoster à un moment donné pour lui demander ce qu'il avait dit au dîner et qu'à l'avenir il doive être gentil avec moi.

Or, ils n'y sont pas allés avec le dos de la cuillère, ils l'ont rencontré comme on rencontre un criminel en cour de justice, tous les patrons autour de la table, et maintenant le pauvre ne dit plus un mot, comme si on lui avait littéralement arraché la langue et par la même occasion son existence. Lui qui était si heureux, qui marchait tout le temps autour du bureau, et qui se mêlait de tout, travaillait à tout, soudainement il s'asseyait à son bureau pour travailler, sans un mot. Je l'ai rencontré une fois en allant aux toilettes, son humilité m'a anéanti. Le sentiment de culpabilité s'est emparé de moi, j'en tremblais. Cela me rongeait tant que j'ai tout expliqué à la nouvelle Allemande Rhitta, même si on m'avait demandé de ne rien lui dire. Et j'en ai parlé à Dana également.

Bien sûr, ce qui n'a pas aidé c'est que pendant qu'il s'enfonçait, moi je continuais à briller comme jamais, mon expérience dans les conférences fait de moi un conseiller essentiel au succès des conférences futures. Jamais victoire contre un imbécile au travail n'a été aussi éclatante. Même que le lendemain ma culpabilité avait disparu, parce que finalement je leur avais demandé de ne pas le réprimander officiellement, que cela le détruirait et nous empêcherait de construire une relation de travail même minimale. Eh bien ils ont décidé de le détruire et maintenant il est un homme à l'âme cassée. Ensuite, je ne suis pas fou, j'ignore ce qui se serait produit si je n'avais pas décidé de passer à l'attaque, je parie que c'est moi aujourd'hui qui serais détruit, j'aurais tout le département des ventes à dos. Mais voilà, nous ne saurons jamais ce qui se serait produit si je n'avais pas attaqué le premier.

L'atmosphère après tout cela ne m'a pas semblé lourde, au contraire, l'autre étant de l'autre côté, je ne le voyais jamais. Je pouvais prétendre qu'il n'avait jamais existé sans trop de problèmes. Et chaque jour ma relation avec les proprios est allée de mieux en mieux. Je pense que mes capacités et mes aptitudes les ont pris par surprise, encore une fois je puis être un travailleur miracle tout simplement en faisant un emploi pourri bien en dessous de mon potentiel. Autrement, si j'avais sauté dans la production, qui est certes au niveau de ce que je suis capable de faire, je ne brille pas, je ne me démarque pas, à la limite je vaux la même chose que tous les autres. Et à ce titre, on a le droit de me considérer comme quelqu'un de non essentiel, que l'on peut facilement remplacer, et alors on me crache dessus, on me rend la vie impossible. Vaut mieux recevoir deux fois moins d'argent et briller, avec le temps nous monterons dans la hiérarchie bien plus facilement et rapidement. Cependant, je n'aurai jamais le temps de monter dans la hiérarchie, car je serai parti de cette compagnie dans quelques mois, et, j'espère bien, avant la fin de l'été.

Enfin, je voudrais parler de la nouvelle Allemande en administration, Rhitta, avec qui je passe le clair de mon temps. On dirait des amoureux, nous passons toutes nos heures de pause ensemble, à parler de combien de travail nous avons à faire et comment les autres Allemandes du bureau la détestent comme ce n'est pas possible. Elles aussi apparemment sont jalouses, elles voulaient son emploi, alors elles ne sont pas trop contentent de la voir là. Cependant, la belle Rhitta est de Bavière, le coin le plus riche de l'Allemagne et qui snobe le reste du pays. Si tu es de Bavière, tu n'es pas allemand, tu es bavarois.

Aussi Rhitta est très belle comparée aux trois autres Allemandes dans le bureau qui sont un peu difforme et qui ont même été jugées lesbiennes par la belle Rhitta. Notons également que la belle Rhitta ne semble pas avoir vécu, je pense qu'elle est allée une fois à Prague dans sa vie et voilà, cela fait 30 ans qu'elle n'est jamais sortie de sa Bavière. Elle se demandait pourquoi les tasses de café en carton avec couverts en plastiques avaient un trou sur le dessus (pour boire peut-être ?). Et cela n’est qu'un des exemples aberrants, on dirait qu'elle n'est jamais sortie de chez elle.

Cette innocence est merveilleuse, on voit toute l'excitation qui brille dans ses yeux depuis son arrivée à Londres, elle est un peu comme moi voilà 7 ans. Et j'ignore pourquoi, mais l'homosexualité, bien qu'acceptée en Allemagne (qu'elle me dit), ne semble point exister. Elle en a rencontré un seul, trop évident pour qu'il le cache, alors que la compagnie pour laquelle elle travaillait a ses quartiers généraux à San Francisco, et apparemment dans ce bureau ils sont tous gais. Ce qui lui a fait dire que tous les Américains étaient gais sans compter ses commentaires extraordinaires à propos de ce gai d'Allemagne. Elle a l'air de voir cela comme quelque chose de méprisable ou de bizarre.

Bien sûr Dana, avec tous ses amis gais, a sauté là-dedans à deux mains. Un long discours sur les gais aux États-Unis s'en est suivi, je n'ai même pas eu à dire un mot. Enfin, d'après ce que j'ai pu comprendre, les Allemands sont non seulement anti-gais (d'où sans doute le fait que les gais ne s'affirment pas sur le marché du travail), mais en plus ils sont très racistes. Ils ne feront jamais aucun effort pour employer un étranger, quel qu'il soit, même Français ou Britannique blanc. Mais cela ne s'arrête là, ils se sont en plus développé un système de classe et à moins de parler un certain dialecte et d'être né à certains endroits, tu ne pourras pas non plus te trouver un emploi, ou du moins tu n'auras pas le droit de parler au téléphone avec les clients.

Je suppose qu'avec de telles règles en milieu de travail, qui semblent écrites et non juste prises pour acquises, il doit y avoir un très faible pourcentage d'Allemands qui soient vraiment des Allemands, ou devrais-je plutôt dire comme Nietzsche des surhommes, des hommes supérieurs. D'après ce que les Allemandes du bureau me racontent de leur pays, je dirais que même si les Allemands se morfondent de culpabilité en rapport à la Deuxième Guerre mondiale, toute la mentalité qui a permis les erreurs et les massacres est encore bien ancrée dans le cerveau de la population qui est dès lors très à risque de répéter les mêmes erreurs. Mais je suis très ignorant sur ce sujet, je pourrais me tromper.

Enfin, moi et Rhitta nous nous amusons comme des fous, nous rions toute la journée, on dirait presque un petit couple amoureux qui découvre la vie pour la première fois et qui refuse même à Dana la patronne sa demande d'aller manger au restaurant pour que l'on se retrouve ensemble attablés à un café. Et bien que Dana s'amuse à faire des commentaires déplacés à propos d'une éventuelle relation amoureuse entre moi et Rhitta, je pense qu'il est clair que Rhitta ne me trouverait pas suffisamment de son goût, je pense qu'elle a été habituée aux plus beaux Allemands sans doute jamais rencontrés, grands et blonds. Et elle ne cache pas comment les petits Britanniques tout blanc avec des picots sur tout le corps, comme Rhitta le dit si bien (donc elle en a déjà ramassés quelques-uns) sont loin d'être satisfaisants. Elle n'a pas encore vu un seul beau gars depuis son arrivée à Londres, alors que j'en vois à tous les coins de rue. C'est vraiment une question de goût.

Si j'étais hétéro, son rejet m'anéantirait complètement, je serais déjà tombé amoureux fou et mes journées se composeraient de rêveries et de désirs incontrôlables, sans compter toutes ses invitations à aller au cinéma, à se voir en dehors du travail, elle n'a pas beaucoup d'amis à Londres. Je sais par expérience que je ne suis pas ce qu'elle voudrait comme amant, mais je sais que je suis l'ami et la bouée de sauvetage tout désigné pour elle. Car un collègue de travail c'est inoffensif, ça ne risque pas de te violer ou te causer du mal (en théorie du moins). Ensuite notre emploi est si stressant et il y a tant à faire, qu'elle est maintenant misérable et désespérée.

Sans moi pour lui dire tout le contraire de ce que la patronne lui dit sans cesse, comme lui montrer tous les raccourcis pour accomplir du bon travail sans se casser la tête avec les règlements, et sans crier ces pratiques aux patrons, je pense qu'elle aurait déjà abandonné cet emploi infernal. C'est d'ailleurs ce qu'elle m'a dit hier lorsqu'elle savait que j'allais à Paris pour une réunion : reviens vite ! Heureusement, je ne serai pas dévasté lorsqu'elle me dira qu'elle ne veut qu'être mon ami, pendant qu'elle me parlera des merveilleux hommes avec qui elle couche et qui semble être surhumains, des êtres d'une race supérieure que je n'atteindrai jamais. Au bureau ils pensent que je suis amoureux d’elle, ils pensent également que je n’ai aucune chance, Dana me prend même en pitié. Si seulement ils savaient…

Il existait un temps où mon charme était irrésistible, on tombait amoureux de moi instantanément, mais plus aujourd'hui. La magie fonctionne encore un peu cependant, Rhitta pourrait vouloir une relation, elle pourrait tomber amoureuse, et je fais tout pour le prévenir. Mais on dirait que je ne puis m'empêcher de lui dire combien elle est belle et merveilleuse, car elle l'est. J'espère que tout ça n'est pas mal interprété.

En tout cas, je pense que malgré son silence, elle vient d'une famille riche. Elle a un cheval et une automobile (sans doute une BMW ou une Mercedes, les Allemands n'achètent rien d'autres). Son salaire dans son ancien emploi était moins élevé, mais le niveau de vie en Allemagne est bien plus élevé qu'en Angleterre. Ici la vie est impossible, ce n'est pas difficile à battre. Elle dit que son misérable £ 21,000 de salaire est tellement élevé comparé à ses autres amis en Angleterre et d'Allemagne, qu'elle est fière de son statut social. Pourtant, nous n'avons pas l'argent pour manger au restaurant, et acheter un sandwich tous les jours commence à peser fort sur nos maigres épaules. Bref, nous avons une mentalité de pauvres, nous sommes pauvres, même si notre statut social semble élevé en rapport à la majorité.

La clé du mystère réside au fait qu'il y a beaucoup de gens en Angleterre qui ne gagne presque rien, bien qu’il y ait également un nombre gigantesque de gens qui gagnent bien trop en rapport à ce qu'ils font. Et Londres est une ville virtuelle, comme d'habitude on dirait que toute l'économie repose sur des tours à bureaux remplies d'ordinateurs et de gens qui poussent des boutons sur un clavier, et cela suffit pour rendre tout le monde riche. Il me semble que rien n'est produit ou construit à Londres, c'est comme un gigantesque centre administratif qui pourrait certes administrer le système solaire au complet, ou du moins les 3,000 colonies anglaises du monde (surtout leur économie et leur système bancaire).

 

 

carole cadotte <138194788@archambault.ca>