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Le lendemain commençait un long week-end. Le lundi était férié et toutes les écoles seraient fermées. En Californie, dans ces cas-là, on passait notre temps à la plage. Ici, la mer n’est pas tout près, et en plus il fait trop froid. Mary Anne m’a assurée que cette fraîcheur était normale pour la saison. Ça ne m’enchantait pas pour autant. Le samedi matin, j’ai maudit M. Météo. Quelques jours plus tôt, je le considérais comme un magicien, mais là, l’océan Atlantique à dix-sept degrés, c’était franchement inhumain !

Pourtant, ma mère comptait faire un grand pique-nique dans le jardin. Je lui ai fait remarquer que ce serait sans doute le premier pique-nique où tout le monde serait en anorak.

Elle s’est contentée de lever les yeux au ciel en disant :

– Tu exagères, Carla ! Il fait un temps très agréable.

Ce n’était pas mon avis, mais j’ai essayé de montrer un peu plus d’enthousiasme. Au départ, on ne devait inviter que mes grands-parents, mais maman a décidé de demander également à M. Cook et Mary Anne. Pendant qu’on y était, j’ai suggéré d’inviter les Koshi, les MacDouglas et les Parker. De son côté, David voulait demander aux Pike de venir aussi. Finalement, j’ai proposé aux Barrett de se joindre à nous et, comme on pouvait difficilement faire autrement, aux Prezzioso aussi.

Malheureusement, la plupart des gens n’étaient pas libres, car ils avaient déjà prévu autre chose. En fait, à part mes grands-parents et les Cook, les seules personnes disponibles étaient les Barrett, Kristy et David Michael. Mme Parker recevait Jim et sa famille le samedi soir ; elle serait donc occupée à préparer le repas, mais Kristy a déclaré qu’elle serait ravie de venir. J’en ai été très flattée.

Le samedi matin, grelottant dans mon sweat et mon jean, j’ai aidé maman à installer la table et les chaises de jardin dehors. Puis, tandis que David passait tout au jet d’arrosage, car les meubles étaient restés longtemps dans la grange et ils étaient couverts de poussière, nous avons commencé à discuter du repas.

– Tu sais, maman, ai-je dit en inspectant la cuisine en désordre, il y a des gens qui n’aiment pas le riz complet et les germes de soja.

– Tu crois ? s’est-elle étonnée.

Apparemment, une telle éventualité ne l’avait même pas effleurée.

– Et avant que les invités arrivent, il faudrait que tu trouves deux chaussettes de la même couleur et des boucles d’oreilles identiques.

– Identiques ? Mais elles le sont, chérie, je viens juste de les mettre !… Je me demande si je peux remplacer le sucre par du miel, dans cette recette.

– Non, elles ne sont pas identiques, maman. Tu as bien mis deux anneaux en or, mais ils ne sont pas de la même taille. En attendant, laisse-moi regarder cette recette.

Je commençais à me sentir nerveuse.

– J’ai une idée géniale ! me suis-je exclamée tout à coup. Au lieu de nous lancer dans des choses compliquées, si on allait au supermarché acheter de quoi faire des grillades et des hot dogs ? On cuirait tout au barbecue et plus besoin de faire la cuisine.

– De la viande rouge ! s’est écriée ma mère.

Elle qui était végétarienne pure et dure, cette idée l’horrifiait.

– Des hot dogs ? Est-ce que tu sais ce qu’il y a dans un hot dog ?

– Oui, et j’aime mieux ne pas y penser. Moi aussi je préfère les germes de soja, maman. Mais n’oublie pas que nous sommes dans le Connecticut. Ici, les gens sont fans de barbecue ! Autant leur servir des choses qu’ils aiment, tu ne crois pas ?

J’imaginais Kristy attablée devant un bol de riz complet et de légumes crus. Elle se laisserait mourir de faim plutôt que d’y toucher.

– Tu as sans doute raison, a convenu maman, visiblement tentée de ne pas avoir à cuisiner. Tu crois que nous trouverons de la salade de pommes de terre toute faite ?

– Bien sûr. J’en ai vu au rayon traiteur du supermarché. Et on pourra aussi acheter de la salade verte en sachet.

– Allons-y !

Ouf !

Au retour, dans la voiture chargée de provisions, j’ai demandé d’un ton désinvolte :

– Dis, maman, je croyais que tes parents n’aimaient pas M. Cook. Que va-t-il se passer quand ils vont se revoir, tout à l’heure ?

– Oh, rien. C’est de l’histoire ancienne, a répondu ma mère d’un air détaché, mais elle avait l’air gênée.

 

Nos invités sont arrivés à partir de treize heures. En moins de quinze minutes, tout le monde était là. J’ai pris Mary Anne et Kristy à l’écart afin de parler un peu avec elles. David, David Michael, Buddy et Liz jouaient au ballon. Mme Barrett faisait sauter Maud sur ses genoux tout en bavardant avec ma grand-mère. Bon Papa – mon grand-père – s’occupait du barbecue pendant que maman et M. Cook discutaient en riant, assis tout près l’un de l’autre.

– Gardez un œil sur eux, ai-je dit à mes amies. Et surveillons aussi mes grands-parents. Nous aurons peut-être besoin d’intervenir pour éviter une catastrophe.

– Entendu, a chuchoté Mary Anne.

– Hé ! Mary Anne ! s’est exclamée Kristy. Qu’est-ce que ton père a fait de ses lunettes ?

– Il porte des lentilles de contact, maintenant.

– Ton père ? Des lentilles de contact ? Vite, une chaise ! a dit Kristy en faisant mine de s’évanouir.

Nous nous sommes assises toutes les trois en riant, puis nous avons observé les adultes.

Je me suis aperçue que ma grand-mère écoutait Mme Barrett d’une oreille distraite. Elle lançait sans cesse des coups d’œil en direction de maman et de M. Cook. On aurait dit deux tourtereaux. Tout juste si on ne les entendait pas roucouler !

Bon Papa aussi les observait, tout en remuant les braises sous le gril. J’essayai de déchiffrer son expression. Il n’avait pas l’air fâché. J’ai poussé du coude Mary Anne et Kristy.

– Comment trouvez-vous mon grand-père ?

– Très sympa !

– Non, ce n’est pas ça… À votre avis, est-ce qu’il a l’air furieux quand il regarde ma mère et M. Cook ?

– Non, m’ont affirmé Kristy et Mary Anne.

– Est-ce qu’il a l’air content ?

– Non plus.

Je n’étais pas plus avancée.

– Et ma grand-mère ?

– Difficile à dire, a fait Mary Anne.

Les adultes ne sont pas faciles à comprendre. Parfois, c’est comme s’ils portaient un masque. Et on a beau le savoir, au bout d’un moment, on ne peut plus distinguer le masque de leur vrai visage. Pourquoi sont-ils si compliqués ?

Le repas a commencé. On a installé les petits à table, les adultes ont pris leur assiette sur leurs genoux. Mary Anne, Kristy et moi nous sommes mises un peu à l’écart, histoire d’avoir une vue d’ensemble. Mon cœur s’est serré quand mon grand-père est allé s’asseoir à côté de M. Cook en disant :

– Alors, Frederik, comment vont les affaires chez Thomson et Cie ?

– Oh, il y a déjà longtemps que je ne travaille plus pour eux.

– Ah oui ?

– J’ai ouvert mon propre cabinet à Stamford.

– Oh !

– Oui, et les affaires marchent plutôt bien.

– Ah oui ?

J’ai cru déceler une pointe d’admiration dans sa voix. Mary Anne m’a lancé un regard satisfait. Jusque-là, tout se passait bien.

Un peu plus tard, Bonne Maman, c’est ma grand-mère, s’est penchée vers eux.

– Dites-moi, Frederik, habitez-vous toujours Taylor Street ?

– Oh, non ! Nous sommes maintenant dans Bradford Alley.

J’ai commencé à me dire que maman avait réuni M. Cook et ses parents afin qu’ils constatent sa réussite. Vers la fin du repas, Bon Papa – qui est banquier – s’est lancé dans une grande discussion sur les lois bancaires avec Frederik Cook. Ils semblaient parfaitement s’entendre, même s’ils n’étaient pas toujours du même avis.

Maman paraissait beaucoup plus détendue. Le sourire aux lèvres, elle papotait avec Mme Barrett et Bonne Maman. Mes deux amies et moi, satisfaites de la tournure des choses, nous sommes faufilées jusqu’à la grange.

Pendant que Mary Anne restait à rêvasser dehors sur une botte de paille, Kristy et moi nous sommes amusées à nous balancer à tour de rôle au bout de la corde.

Au moment de partir, Mme Barrett m’a demandé si je pouvais venir garder ses enfants le mardi suivant. Comme j’avais des tonnes de devoirs, Mary Anne a proposé de me remplacer.

En définitive, la journée s’était bien passée – avec quelques degrés de plus, cela aurait été encore mieux, mais on ne peut pas tout avoir. Cette nuit-là, j’ai rêvé que maman et M. Cook se mariaient. C’était une belle cérémonie, mis à part le fait que les mariés étaient en combinaison de ski !