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Après avoir alerté la police, tout s’est passé si vite que je n’en garde qu’un souvenir confus. D’abord, Liz s’est mise à pleurer sans pouvoir s’arrêter. Mme Pike a demandé à Mallory de l’emmener chez eux pour qu’elle fasse la sieste avec Claire et Margot. Ce serait plus calme là-bas.

Mme Murphy est arrivée peu de temps après avec une chaussure de tennis rouge à la main.

– J’ai trouvé ceci près d’une bouche d’égout, dans Atlantic Avenue. Est-ce que ça appartient à Buddy ?

J’ai poussé un soupir de soulagement.

– Non, Dieu merci. Elle est trop petite pour lui et il avait ses bottes, aujourd’hui.

Sur ce, la police est arrivée. Il y avait cinq agents. Deux d’entre eux sont repartis dès qu’ils ont eu une photo récente de Buddy. (Je l’avais prise dans le salon deux semaines plus tôt.) Un autre m’a posé des questions, tandis que les deux derniers interrogeaient Jordan. Ils s’intéressaient nettement plus à lui qu’à moi.

Sans arrêt, ils lui reposaient les mêmes questions : « Comment était la voiture ? As-tu vu la plaque d’immatriculation ? Peux-tu décrire le conducteur ? Était-ce un homme ou une femme ? »

Jordan a pris peur, et il a fini par fondre en larmes.

– J’en sais rien ! On habite à trois maisons d’ici. En plus, je ne faisais pas attention, il n’y avait pas de raison. Mme Katz était en train de faire marche arrière dans l’allée et j’ai vu une voiture se garer le long du trottoir, devant la maison des Barrett, et Buddy est monté dedans. C’est tout.

– C’était une voiture bleue, c’est bien ça ? a insisté un policier.

– Oui. Je vous l’ai déjà dit trois fois.

– Et tu n’as pas vu le conducteur ?

– Non.

– Et Buddy ? Est-ce qu’il t’a semblé effrayé en montant dans la voiture ? Est-ce qu’il avait l’air de ne pas en avoir envie ?

– Non, il a ouvert la portière et il est monté.

– As-tu reconnu la voiture ? Est-ce que tu l’avais déjà vue avant ?

– Je ne sais pas. C’était une voiture comme les autres.

M. Pike a passé un bras autour de ses épaules pour le réconforter et l’encourager.

– Vous avez encore des questions à lui poser ? a-t-il demandé aux policiers.

– Rien qu’une ou deux, monsieur. Jordan, je sais que je te l’ai déjà demandé, mais es-tu certain de ne pas avoir vu le conducteur ? Tu ne peux même pas nous dire si c’était un homme ou une femme ?

Jordan a respiré profondément. Il essayait de se contrôler.

– Je n’ai pas fait attention. Je regardais Buddy, pas la voiture, ni le conducteur.

– Une dernière chose. Vers quelle heure as-tu vu Buddy monter dans cette voiture ?

(J’ai trouvé cette question stupide, car je leur avais déjà dit qu’il avait disparu entre onze heures et onze heures quinze. Mais je suppose que c’est la procédure habituelle.)

Jordan s’est tourné vers sa mère.

– Maman, à quelle heure Mme Katz est-elle passée me prendre ?

– À onze heures et quart, mon chéri.

L’agent a hoché la tête et a noté quelque chose sur son carnet.

De mon côté, j’avais fini de répondre aux questions du troisième policier. Il voulait savoir comment Buddy était habillé, quel âge il avait, où était sa mère, s’il s’était produit quelque chose d’inhabituel ce matin et toutes sortes de choses au sujet de son père.

J’ai remarqué que le policier tenait beaucoup à connaître l’adresse de M. Barrett et ce que je savais à propos du divorce. Il a eu l’air déçu quand je lui ai dit que je n’en savais rien, mais il a été très intéressé d’apprendre que Mme Barrett n’aimait pas que son ex-mari téléphone aux enfants.

Quand l’interrogatoire a pris fin, je me suis assise par terre et, cachée derrière un rideau de cheveux, j’ai laissé librement couler mes larmes.

Une main s’est posée sur mon épaule.

– Carla ? a fait une voix douce.

C’était maman. Quelqu’un – probablement Mme Pike – avait dû l’appeler. Elle s’est assise à côté de moi. Sans un mot, je me suis appuyée contre elle. Elle a passé ses bras autour de moi et m’a serrée longtemps. Cela allait déjà mieux.

– Je crois que je ferais mieux de me ressaisir, Maud va bientôt se réveiller, ai-je déclaré en reniflant. La police est en train de chercher l’adresse de M. Barrett. Pourvu qu’ils la trouvent !

Maman m’a tapoté le dos.

– Tu es très courageuse, Carla. Je suis fière de toi.

– J’aimerais quand même que tu restes là.

Elle m’a souri.

– C’est bien mon intention. La police a décidé de fouiller le quartier, bien que Jordan ait vu Buddy monter dans cette voiture. David et moi allons participer aux recherches, mais nous resterons dans les parages.

– Merci, maman. Merci beaucoup.

Dans l’heure qui a suivi, les agents n’ont fait qu’entrer et sortir. Ils ont fouillé la maison pour dénicher l’adresse de M. Barrett, mais en vain. Mme Barrett semblait avoir jeté tout ce qui concernait son ex-mari. Même Liz ne savait pas où habitait son père.

Je m’occupais de Maud, qui s’était réveillée affamée et qui hurlait. Sous la direction des policiers, des volontaires passèrent le quartier au peigne fin. Ils avaient avec eux six bergers allemands.

J’ai donné à manger à Maud, puis je l’ai emmenée jouer dans le jardin. Je lui ai récité des comptines et chanté des chansons. Elle était aux anges.

Le téléphone a sonné.

J’ai pris Maud sous le bras et j’ai couru dans la cuisine.

– Allô ?

– Allô, Carla ?

– Buddy, c’est toi ?

– Oui, je…

– Buddy ! Nous sommes morts d’inquiétude. Où es-tu ?

– Dans une station-service.

– Une station-service ? Que… Où… Comment es-tu arrivé là ? Avec qui es-tu ?

– Avec papa.

– Ton papa ?

– Oui, mais je crois que je ne devrais pas être avec lui. Je savais que tu t’inquiéterais. Ça…

La voix de Buddy s’est faite plus lointaine.

– Buddy ? Buddy !

Très faiblement, je l’ai entendu dire :

– Carla ? Tu es toujours là ? Comment ça marche, ce truc ?

Il devait appeler d’une cabine. Juste avant que la ligne soit coupée, il a crié :

– On arrive bientôt, Carla. Tu m’entends ? On arri…

– Buddy !

C’est alors qu’on m’a arraché le téléphone des mains. C’était un des agents.

– C’est Buddy, c’est Buddy ! Il est avec son père… dans une station-service. Il m’a dit qu’ils arrivaient.

L’agent – un certain Norton – a voulu vérifier par lui-même.

– Il n’y a plus personne en ligne, a-t-il constaté avant de raccrocher et de composer le numéro du commissariat.

Je me suis mise à rêver… à rêver que Buddy arrivait avec son père, que les policiers repartaient dans leur commissariat, que les voisins rentraient chez eux et que Mme Barrett arrivait à son tour, sans se douter une seconde de ce qui s’était passé.

Malheureusement, elle est revenue avant Buddy. En voyant le quartier sens dessus dessous (on n’avait pas interrompu les recherches malgré le coup de fil de Buddy) et des agents dans sa cuisine, elle est devenue livide et a lâché tous ses paquets.

– Carla, que se passe-t-il ?

Je me suis éclairci la gorge.

– Eh bien… Buddy a disparu ce matin et Jordan Pike l’a vu monter dans une voiture. Alors, Mme Pike a appelé la police et tout le monde s’est mis à sa recherche.

– Oh, nooon !

Elle s’est effondrée sur une chaise.

– Mais rassurez-vous, il vient juste d’appeler. Tout va bien. Il est avec son père. Je ne sais pas ce qui se passe, mais en tout cas il m’a dit qu’ils arrivaient. Oh, et Liz est chez les Pike. Elle va très bien.

Mme Barrett était complètement abasourdie.

– Ça va, madame ? s’est inquiété l’agent Norton.

– Oui, oui.

Elle a cligné des yeux et a secoué la tête, comme pour se réveiller d’un mauvais rêve.

– J’essaie seulement de réfléchir… Je suis sûre que ce n’est pas cette semaine que Michael – mon ex-mari – devait prendre les enfants. Du moins, je ne pense pas…

Elle s’est levée et a traversé la cuisine. Son agenda se trouvait à côté du téléphone. Elle l’a feuilleté fébrilement.

– Oh ! En fait, je crois bien que c’était sa semaine… J’ai dû me tromper. Mais je me demande pourquoi il a seulement pris Buddy et pas…

Elle s’est interrompue, l’air embarrassée.

Vingt minutes plus tard, M. Barrett n’était toujours pas là.

– Madame, je ne veux pas vous alarmer, a repris l’agent Norton, mais votre divorce s’est-il passé à l’amiable ?

– Non. Pourquoi ?

– Parce que beaucoup d’enfants qui disparaissent sont des enfants de divorcés. Il n’est pas rare qu’ils se fassent enlever par le père – ou la mère – qui n’en a pas obtenu la garde.

– Michael et moi avons des problèmes, c’est vrai, et je sais qu’il aimerait voir les enfants plus souvent, mais il n’irait jamais jusqu’à les kidnapper !

– Vous en êtes sûre ? Certains parents commettent des actes désespérés pour récupérer leurs enfants…

Mme Barrett s’est versé une tasse de café. Tandis qu’elle le remuait d’un air songeur, nous avons entendu des portières claquer, et, l’instant d’après, Buddy a fait irruption dans la cuisine, suivi de son père.

Buddy a couru vers sa mère et l’a embrassée. Puis il est venu se jeter dans mes bras.

– Je suis désolé de t’avoir fait peur, Carla. Je meurs de faim ! Il y a des biscuits ?

Je suis allée prendre un paquet de gâteaux dans le placard. Entre-temps, les policiers ont fait asseoir M. Barrett pour l’interroger.

Voilà ce qui s’était passé. Quelques jours plus tôt, M. Barrett s’était rendu compte que sa femme s’était encore trompée de date. Une fois de plus, elle avait oublié qu’il devait venir chercher Buddy, Liz et Maud ce samedi-là. Fou de rage, il avait décidé de lui donner une leçon.

Il avait donc prévu de passer samedi matin prendre les enfants sans rien dire, puis d’attendre que Mme Barrett comprenne son erreur. Il était donc arrivé en voiture vers onze heures et quart et avait aperçu Buddy en train de jouer tout seul sur la pelouse devant la maison. Sans trop réfléchir, il s’était dit que le plus simple était de l’embarquer sans aller chercher les filles.

Ensuite, ils étaient allés tous les deux dans un parc d’attractions, mais Buddy n’avait pas l’air de s’amuser. Il lui avait demandé ce qui n’allait pas, et son fils lui avait avoué qu’il se tracassait à mon sujet. Il se doutait que je serais folle d’inquiétude et que j’allais le chercher partout. M. Barrett avait alors réalisé que sa femme n’était pas à la maison.

Comment réagirait la baby-sitter en s’apercevant qu’un des enfants dont elle avait la garde avait disparu ?

Conscient de la gravité de la situation, il avait aussitôt décidé de ramener Buddy, après une brève halte à la station-service. Il avait essayé d’appeler plusieurs fois, mais la ligne était toujours occupée.

M. Barrett ne savait pas que son fils avait téléphoné. Buddy m’avait appelée pendant qu’il était à la caisse et il ne le lui avait appris qu’une fois sur l’autoroute.

Les policiers ont donné un avertissement à M. Barrett, et l’incident a été clos. Ils ont cependant conseillé aux Barrett de consulter leurs avocats pour discuter de la garde des enfants.

Avant de partir, j’ai dit à Mme Barrett que je passerais le lendemain.

J’avais quelque chose à lui dire.