15

Mme Barrett et moi étions installées sur la terrasse derrière la maison. Ce n’était pas le jour où les enfants devaient voir leur père, mais, devant l’ampleur du gâchis qu’elle avait provoqué, elle avait accepté qu’il les prenne.

La maison était calme et silencieuse. Pas de cavalcades, pas de cris, pas de jouets qui volent, aucun bruit. Cela faisait tout bizarre. Mme Barrett avait apporté un plateau avec des verres de thé glacé et une assiette de biscuits.

– Alors, Carla, de quoi voulais-tu me parler ?

J’ai posé mon verre et inspiré profondément.

– Madame Barrett, j’aime beaucoup Buddy, Liz et Maud… mais je ne peux plus les garder.

Elle m’a dévisagée, l’air consternée.

– Pourquoi ?

– À cause de ce qui est arrivé hier.

– Avec leur père ? Mais nous allons régler nos problèmes ! Nous comptons aller voir nos avocats et même un médiateur, comme les policiers nous l’ont suggéré. Rassure-toi, tu n’auras plus de problèmes avec mon ex-mari.

– Ce n’est pas ce que je voulais dire, madame. Le problème, c’est…

Comment lui faire comprendre que le vrai problème, c’était elle ?

– … c’est que j’ai eu des tas d’ennuis à cause de… des erreurs que… des erreurs que vous avez commises, ai-je expliqué d’une seule traite.

Mme Barrett a froncé les sourcils, ce qui était assez compréhensible. Après tout, je n’étais qu’une gamine de douze ans et je venais de lui dire qu’elle faisait n’importe quoi.

– Je suis vraiment désolée, ai-je repris, mais je ne peux pas être une bonne baby-sitter si les parents ne m’aident pas. Je ne connais pas vos enfants aussi bien que vous. J’ai besoin de savoir certaines choses sur eux, s’ils ont des allergies, par exemple. Et je dois aussi pouvoir vous joindre pendant votre absence. Si vous faites des courses, c’est une chose, mais si vous vous rendez à un endroit précis, il faut me laisser le numéro de téléphone.

– Et le bon numéro, a fait Mme Barrett d’un air gêné (elle songeait sûrement au garage Johnson).

– Oui, évidemment. Mais ce n’est pas tout, madame. J’ai besoin… j’ai besoin d’organisation. Je ne peux pas continuer à faire tout le ménage à votre place. Et puis, hier, j’ai vraiment eu peur. En plus, Buddy et Liz commencent à trop s’attacher à moi. Depuis quelque temps, Buddy vient souvent me parler de ses problèmes scolaires et Liz me téléphone régulièrement. Parfois elle n’a rien de spécial à dire, mais quelquefois elle me raconte ses petits ennuis. J’adore vos enfants, mais je pense qu’ils devraient davantage se tourner vers vous. Je veux dire, c’est vous, leur mère. Pas moi.

Mme Barrett m’a écoutée sans m’interrompre. Elle me dévisageait en silence. Elle était aussi ravissante que d’habitude – fraîche comme une rose, tirée à quatre épingles. Malheureusement, ce n’était pas le cas de sa maison ni de ses enfants. J’avais pris conscience que les garder était non seulement trop difficile et trop fatigant pour moi, mais aussi que ce n’était pas bon pour eux. Je ne les aidais pas, ni eux ni leur mère. Cela permettait seulement à Mme Barrett de continuer à être aussi étourdie et mal organisée. Tant que je serais là pour m’occuper de tout, elle ne se sentirait pas obligée de faire un effort.

Comme elle ne disait toujours rien, je me suis levée.

– Je regrette, madame, mais c’est à cause de tout cela que je ne veux plus venir. Vos enfants ont besoin de vous, pas d’une baby-sitter. J’en ai discuté avec les autres membres du club et elles sont d’accord avec moi.

Mme Barrett a soudain retrouvé sa voix.

– Oh ! Carla, tu es la meilleure baby-sitter que j’aie eue ! Les enfants t’adorent. Ils parlent sans cesse de toi. Ils auraient beaucoup de chagrin si tu ne venais plus.

– Eh bien, je viendrai leur rendre visite de temps en temps. Et je les verrai dans le quartier quand j’irai chez les Pike ou chez les Prezzioso.

– On ne pourrait pas trouver une solution ?

– Laquelle ?

– Si tu venais dix minutes ou un quart d’heure avant que je parte, nous aurions le temps de parler. Je te donnerais les numéros de téléphone et les renseignements nécessaires. Et toi, tu pourrais me poser toutes les questions que tu voudrais.

– Eh bien…

– Quant à la maison, je vais essayer de mieux m’en occuper, c’est promis.

– Vous savez, Buddy et Liz pourront vous aider. Ils le font souvent avec moi. Ils commencent à avoir de l’entraînement !

– Si tu acceptes de continuer à les garder, je pourrais te confier certaines tâches et te les payer en supplément. Ce serait plus juste.

– Eh bien…

– Qu’en dis-tu, Carla ? Tu veux bien revenir sur ta décision ?

J’ai réfléchi un instant.

– Nous allons faire un essai, ai-je fini par lui proposer. Je viendrai garder les enfants encore trois fois, et nous verrons comment ça se passe.

– Marché conclu !

Mme Barrett m’a adressé un large sourire. Nous avons fini notre thé en bavardant agréablement de choses et d’autres.

 

Lors de la réunion suivante, j’ai rapporté cette conversation aux membres du club. Elles ont trouvé que j’avais été très courageuse de parler ainsi à Mme Barrett.

– Je ne sais pas ce que vous en pensez, ai-je dit pour conclure mon récit, mais je crois que j’ai eu raison de lui faire cette proposition. Après tout, ce n’est que pour une période d’essai.

– Je pense que tu as bien fait, a acquiescé Kristy. C’est un bon compromis. En plus, il ne faudrait pas faire une mauvaise réputation au club en nous montrant injustes ou trop rigides.

Ces derniers temps, Kristy était presque toujours d’accord avec moi. Avant, elle me donnait toujours tort, rien que pour provoquer une dispute.

– Au fait, comment vont les petits Barrett ? a demandé Mary Anne. Je veux dire, après ce qui s’est passé samedi dernier.

– Ils vont bien. Maud ne s’est rendu compte de rien, bien entendu. Et Liz a passé presque tout l’après-midi chez les Pike. Mallory sait très bien s’y prendre avec les petits.

– Pas étonnant, avec tous les frères et sœurs qu’elle a ! s’est exclamée Lucy en riant.

– Elle ferait une bonne baby-sitter, a convenu Claudia.

– Peut-être qu’un jour le club deviendra une énorme entreprise et que Mallory en fera partie, ai-je ajouté d’une voix rêveuse. En tout cas, Buddy va bien. Cette histoire l’a un peu perturbé, mais ses parents lui ont expliqué qu’ils avaient des problèmes et qu’ils essayaient de les résoudre.

– C’est quand même dingue que des parents kidnappent leurs propres enfants ! s’est indignée Claudia.

– Oui, a fait Kristy. Je me demande si mon père ferait ça avec nous. Imaginez qu’il enlève David Michael et qu’on ne le revoie jamais ? Ce serait affreux !

Elle a frissonné d’horreur rien que d’y penser.

– Si mon père me kidnappait, est-ce que je serais prête à retourner en Californie, maintenant ? Pas sûr… De toute façon, s’il m’enlevait pour de bon, je présume qu’on ne pourrait pas aller en Californie. On serait obligés de se réfugier dans un État où personne ne songerait à nous chercher. L’Alaska, par exemple. Quelle horreur ! Finalement, Stonebrook n’est pas si mal, une fois qu’on s’y est habitué.

J’ai regardé les membres du club un à un. C’était mes amies. Mary Anne et moi étions allongées à plat ventre sur le lit. Kristy était affalée dans le fauteuil présidentiel, et Lucy et Claudia étaient assises par terre.

Tout le monde, excepté Lucy, grignotait des bonbons que Claudia avait apportés.

Nous étions toutes en train de rêver quand le téléphone a sonné. J’ai décroché. Mary Anne préparait déjà son stylo et son agenda.

– Allô ! ici le Club des Baby-Sitters.

– Bonjour, Carla. C’est moi, Buddy.

– Salut, Buddy.

J’ai haussé les sourcils à l’intention des filles comme pour leur dire : « Que se passe-t-il encore ? »

– Tu sais ce qui est arrivé à l’école aujourd’hui ? Tout ce que j’ai fait, c’est de laisser tomber mon stylo sur le bureau de Steve, et du coup la maîtresse m’a privé de récréation. C’est vraiment pas juste !

Mille questions me sont venues à l’esprit. Par exemple : « Ce stylo, tu l’as simplement laissé tomber, ou bien tu l’as lancé exprès sur le bureau de Steve ? C’était la première ou la dixième fois que ça arrivait ? » Mais je me suis contentée de demander :

– Buddy, est-ce que ta maman est à la maison ?

– Oui.

– Alors, c’est à elle que tu dois parler de ça. Elle te dira ce qu’elle en pense et ce que tu dois faire. Je suis sûre qu’elle sera de bon conseil.

– Pas autant que toi, Carla.

– Essaie tout de même, Buddy, tu verras. Par contre, j’aimerais bien que tu me dises s’il s’est passé quelque chose de drôle aujourd’hui à l’école.

– Euh…, a hésité Buddy. Ashley Smith a fait tomber son sandwich par la fenêtre et il a atterri sur la tête du surveillant !

– Je vois le tableau ! Très drôle. Bon, il faut que je raccroche maintenant. (Kristy me fusillait du regard : nous ne sommes pas censées passer de coups de fil personnels pendant les réunions.) Parles-en à ta mère, Buddy, et quand je viendrai chez toi demain, tu me raconteras ce qu’elle t’a dit.

– D’accord !

Nous avons discuté de nos gardes respectives quelques minutes. Puis Kristy s’est levée et s’est éclairci la gorge. Je compris qu’il allait se passer quelque chose. Mary Anne et moi nous sommes assises correctement ; Lucy et Claudia ont arrêté de faire les andouilles. Nous avions toutes les yeux fixés sur notre présidente.

– Les filles, j’ai réfléchi à ce qu’on pourrait faire après mon déménagement. Je sais que nous avons encore tout l’été devant nous, mais je ne peux pas m’empêcher d’y penser. Voilà, je suis arrivée à la conclusion suivante…

J’ai lancé un regard angoissé à Mary Anne. Je ne sais pas pourquoi, mais j’étais sûre et certaine que Kristy allait nous annoncer la dissolution du club. J’ai senti les larmes me monter aux yeux. J’ai baissé la tête pour que personne ne s’en aperçoive.

– Je propose d’augmenter les cotisations.

J’ai relevé brusquement la tête. Ce n’était pas du tout la déclaration que je m’attendais à entendre !

– Augmenter les cotisations ? Pourquoi ?

– Parce que la seule solution pour que le club continue de fonctionner, ma chère Carla, c’est de payer quelqu’un pour me conduire aux réunions et me ramener chez moi après. Pas un taxi – ça coûterait trop cher – mais quelqu’un qui voudrait gagner un peu d’argent de poche. Un jeune qui viendrait de passer son permis, par exemple…

– Samuel ! s’est écriée Mary Anne. (C’est le frère aîné de Kristy.) Il va bientôt passer son permis, n’est-ce pas ? Oh ! Kristy, c’est une idée géniale ! Il ne demandera pas mieux.

– Acceptez-vous de payer mes frais de transport avec vos cotisations ? a demandé Kristy. Je sais que c’est beaucoup demander, mais…

– C’est la solution idéale ! l’ai-je coupée.

– Idéale ! ont répété Claudia et Lucy en écho.

Ouf ! Quel soulagement pour nous toutes !

 

Deux jours plus tard, un visiteur-surprise est venu à notre réunion. C’était mon frère David. En fait, Mary Anne était la seule à ne pas être au courant. Les autres membres du club et moi, nous avions demandé à David de venir avec le nouvel appareil photo que papa lui a envoyé pour son anniversaire. C’était une idée de Kristy et moi. Mary Anne avait presque fini de redécorer sa chambre. Son père devenait de moins en moins radin : il lui avait offert un nouveau tapis, un nouveau dessus-de-lit et du papier peint à rayures jaunes ! Seulement voilà, il lui manquait encore ce dont elle nous avait parlé cent fois depuis le début : une photo des membres du club !

Ce jour-là, Kristy, Lucy, Claudia et moi nous étions faites belles pour l’occasion. Pour Mary Anne, pas de problème : nous savions qu’elle serait impeccable, comme toujours. Quand elle a appris pourquoi David était là, elle s’est mise à pleurer d’émotion. Mais la joie a vite séché ses larmes.

– Bon, mettez-vous toutes sur le lit, a ordonné David.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Claudia s’est agenouillée entre Lucy et moi ; Kristy et Mary Anne se sont assises en tailleur devant nous.

– Attention ! Faites-moi un beau sourire !

« Clic », a fait l’appareil.

Les cinq membres du Club des Baby-Sitters étaient immortalisés pour toujours !