Cet après-midi, j’ai gardé Karen et Andrew pendant quatre heures. Karen avait invité une amie et nous avons joué au « Grand Hôtel ». Nous avons eu la visite de Mme Porter, qui nous a fait une peur bleue avec ses allures de sorcière, mais il ne s’est rien passé. Depuis l’histoire de l’autre jour, Boo-Boo a peur d’elle et il ne quitte plus la maison, donc il n’y a pas eu de problème de ce côté-là. Il a dormi dans une chambre du premier étage presque tout l’après-midi. Karen dit qu’avant il allait au deuxième étage, mais il ne veut plus s’y rendre parce que le grenier est hanté. Karen croit dur comme fer à cette histoire de fantôme, alors pensez-y si vous faites du baby-sitting chez les Lelland.
Kristy a de la chance. J’adorerais avoir Karen et Andrew comme demi-sœur et demi-frère. Il m’est déjà arrivé de les garder et je les ai trouvés adorables, même si Andrew est un peu timide et Karen un peu trop bavarde.
J’ai posé des tas de questions à Kristy pour savoir comment s’était passé son baby-sitting : je fais tout ce que je peux pour qu’on devienne amies. Et Kristy devient très aimable dès qu’il s’agit d’Andrew et de Karen. Voici ce qu’elle m’a raconté.
Dès que M. Lelland est parti, Karen a entraîné Kristy dans le séjour en disant :
– Si on jouait au « Grand Hôtel » ?
– Je veux bien, a répondu Kristy, mais je crois que nous ne sommes pas assez nombreux. Il faudrait être au moins quatre.
Le « Grand Hôtel », c’est un jeu inventé par Karen. Elle vient juste d’avoir six ans et elle est très intelligente. On lui a fait sauter une classe et elle suit sans problème. Elle sait déjà lire couramment et compte presque aussi bien que moi.
Pour revenir à son jeu préféré, il faut faire comme si on se trouvait dans un grand hôtel très chic de l’ancien temps. Kristy (ou le plus âgé des joueurs) tient le rôle du directeur. Karen, Andrew et les autres sont tour à tour employés ou clients – vieilles milliardaires en manteau de fourrure, capitaines dans la marine ou vedettes de cinéma. Comme les petits Lelland ont toute une collection de vêtements « pour les grandes occasions », ils peuvent changer de costume à chaque personnage. Quant à la salle de séjour, elle peut tout à fait passer pour le hall d’un grand hôtel. Comme je l’ai dit, M. Lelland est riche. Sa maison est très grande, pleine de meubles anciens et d’objets précieux – mais ce n’est pas un musée pour autant. Je veux dire par là que les enfants ont le droit de jouer dans toutes les pièces sans que leur père se mette à trembler pour ses antiquités. Le salon est très grand. Il y a un piano à queue et même un vrai petit arbre dans un grand bac en cuivre, près de la cheminée. Il y a aussi trois canapés, cinq fauteuils, une longue table basse en verre et un lustre en cristal monumental. Pas de moquette, mais de magnifiques tapis sur un plancher ciré. Oui, avec un peu d’imagination (et les enfants n’en manquent pas), on pourrait se croire dans un hôtel cinq étoiles.
– Je sais qui pourrait faire la quatrième personne, a dit Karen à Kristy.
– Qui ça ?
– Cornélia Papadakis.
Cornélia est une camarade de classe de Karen. Kristy la connaissait et elle l’aimait bien.
– D’accord. Tu peux l’inviter, mais il faut que je prévienne sa mère ou son père.
En bonne baby-sitter, Kristy savait que les parents de Cornélia ne voudraient peut-être pas qu’elle vienne en l’absence d’un adulte.
Mais M. Papadakis était d’accord et, cinq minutes plus tard, Cornélia sonnait à la porte. Karen est allée lui ouvrir.
– Tu es prête pour le Grand Hôtel ?
– Oui, a répondu Cornélia qui connaissait le jeu. Mais d’abord, ze veux être Mme Zelbroom. (Cornélia a un cheveu sur la langue.)
– Entendu, a fait Karen. Kristy, va derrière le comptoir. Andrew, tu seras le groom.
Comme il est le plus jeune, Andrew doit toujours se contenter des rôles secondaires. Une fois, Karen lui a même fait jouer un cocker.
Kristy s’est assise par terre, derrière la table basse. Karen a placé un stylo, un cahier et une cloche en face d’elle.
– Cornélia, va mettre ton costume de Mme Gelbroom ; Andrew, mets ta veste et ton képi !
Les enfants ont grimpé au premier étage pour redescendre costumés quelques minutes plus tard. Andrew portait un képi rouge et une veste bleue à galons d’or. Cornélia avait mis une jupe longue, des sandales à talons hauts bien trop grandes pour elle, une étole en fourrure et un chapeau à voilette. Derrière elle venait Karen, déguisée en Mme Mystère, tout en noir, avec un bandeau sur l’œil et une perruque hérissée.
– En place, tout le monde ! a-t-elle ordonné.
Andrew s’est posté près de Kristy tandis que Karen restait dans le couloir (car les clients devaient arriver un à un). Cornélia a fait son entrée.
Avançant aussi majestueusement que le lui permettaient des chaussures six pointures au-dessus de la sienne, elle a lancé d’une voix aiguë :
– Bonjour, chère madame, a répondu Kristy. Quelle joie de vous revoir !
– Ze ne resterai qu’une nuit, monsssieur le directeur. Ze pars retrouver mon mari au Canada demain. Nous zallons à un bal au sâteau de la reine. Et aussi sez l’empereur de Sine.
– Parfait, madame Gelbroom. Voulez-vous signer le registre ? Ensuite le groom vous accompagnera à votre chambre.
Cornélia a gribouillé son nom sur le cahier puis s’est redressée.
– Tenez, groom. Z’ai deux malles et un carton à sapeau.
Andrew et Cornélia sont sortis, et Karen a fait son apparition.
– Ma parole ! s’est exclamée Kristy. Mais c’est madame Mystère en personne ! Quelle surprise ! Ça fait des siècles qu’on ne vous avait pas vue !
– Hé, hé, a ricané Karen. Je participais à un séminaire du mystère en Transylvanie. Tous les sorciers, les fantômes et les démons étaient là.
– Vous avez l’air en pleine forme, chère madame. Je vous trouve plus sombre et plus inquiétante que jamais !
– Merci, merci, a minaudé Karen.
Elle s’est dirigée vers une des baies vitrées qui donnaient sur la pelouse.
– C’est un miroir, a-t-elle chuchoté à l’oreille de Kristy. Je vais…
Au lieu de terminer sa phrase, elle a poussé un cri terrible. Kristy aussi.
Andrew et Cornélia ont accouru pour voir ce qui se passait. Andrew s’est aussitôt réfugié derrière un fauteuil ; Cornélia est restée figée, la bouche grande ouverte. Ce qu’ils venaient de voir, c’était une silhouette vêtue de noir de l’autre côté de la baie vitrée. Mais il ne s’agissait pas d’un reflet. C’était Mme Porter, la voisine.
Sachez que Karen est persuadée que Mme Porter est une sorcière. Elle l’a d’ailleurs surnommée Morbidda Destiny. Elle a fini par en convaincre tout le monde (Andrew, Cornélia, Kristy et les autres baby-sitters).
Mme Porter les fixait. Elle leur a fait un grand geste en agitant sa cape.
– Brrr, a fait Kristy, le cœur battant. Je me demande ce qu’elle veut.
– Sans doute quelques crapauds baveux, des poils de verrue ou quelque chose dans le genre pour mettre dans sa marmite, a suggéré Karen.
– Ne dis pas de bêtises ! l’a grondée Kristy.
Les jambes lourdes comme du plomb, elle est allée ouvrir la porte – un tout petit peu seulement.
Mme Porter était sur le perron. Elle se tenait penchée en avant, si bien qu’elle s’est cogné le nez contre Kristy qui a fait un bond en arrière.
– J’ai sonné, mais personne n’a répondu, a expliqué Mme Porter d’une voix rauque.
– Parfois la sonnette ne marche pas, a bredouillé Karen, prudemment cachée derrière Kristy.
– Que… que puis-je faire pour vous ? a demandé Kristy.
La dernière fois que Mme Porter était venue, c’était pour rapporter Boo-Boo, le chat des Lelland, qui avait déposé les restes d’une souris sur le pas de sa porte.
– Je suis en train de cuisiner et je voudrais vous emprunter quelque chose.
Karen a donné un coup de coude à Kristy.
– Je te l’avais bien dit. Morbidda Destiny est en train de préparer une potion mortelle.
Kristy lui a fait les gros yeux.
– Que désirez-vous, madame Porter ?
– Du fenouil et de la coriandre.
– Aaagh ! a laissé échapper Karen.
– Aaagh ! l’ont imitée Andrew et Cornélia.
– Chut ! a ordonné Kristy. Ce sont des herbes aromatiques, voilà tout.
Puis elle s’est tournée vers Mme Porter.
– Je suis désolée, mais je ne crois pas que M. Lelland ait ce genre de choses. Il ne fait pas souvent la cuisine, vous savez.
– Bon, tant pis.
Morbidda Destiny a tourné les talons, et elle est rentrée chez elle. Sa cape claquait au vent.
Karen, Andrew et Cornélia se sont avancés sur le perron pour la regarder s’éloigner. Elle s’est arrêtée dans son potager, a examiné ses plantations, puis a pris un balai qu’elle a emporté chez elle.
Kristy a refermé la porte avant que les enfants ne poussent de nouveaux cris de panique.
– Karen, où est Boo-Boo ? a-t-elle demandé avec un curieux pressentiment.
– Je n’en sais rien… sans doute en haut. Viens, on va aller voir.
Toute la petite troupe s’est élancée dans les escaliers.
Ils ont jeté un coup d’œil dans la salle de jeux, dans la chambre de Karen, dans celle d’Andrew et dans les deux chambres d’amis. Aucune trace de Boo-Boo. Ce n’est que dans la pièce du fond qu’ils ont trouvé le gros chat, pelotonné sur un lit. Il ronflait paisiblement.
– Ouf, ça va ! a soupiré Kristy. J’avais peur qu’il soit encore parti fouiner dans le jardin de Mme Porter.
– Pas de danger, il a trop peur d’elle ! a expliqué Karen. Depuis l’autre jour, il ne sort plus de la maison. Et il n’ose même plus monter au deuxième étage. Tu sais pourquoi ?
– Non. J’ai peur de la réponse.
– Parce que le grenier est hanté !
– Karen…, a fait Kristy sur un ton de reproche.
– C’est vrai ? a insisté Cornélia, très intriguée.
Karen a hoché la tête avec le plus grand sérieux.
– Les animaux sentent ce genre de choses. Notre grenier est hanté. Il est hanté par le fantôme du vieux Ben Lelland, le grand-père de papa, qui…
– Venez, on va continuer à jouer au Grand Hôtel.
Kristy a préféré lui couper la parole. L’imagination débordante de Karen avait trop d’effet sur Andrew et Cornélia.
Ils sont retournés dans le salon. Ils jouaient encore quand M. Lelland est rentré.
En partant, Kristy a poussé un soupir. Elle s’était bien amusée. Mais elle était sûre qu’elle entendrait encore parler du vieux Ben Lelland.